La notion d’ordre est aussi capitale que difficile.
On parle d’un bureau en ordre, de recevoir des ordres, de l’ordre de la Jarretière, de mettre de l’ordre... et de l’ordre maçonnique.
Derrière ce concept, on sent bien que se cachent des notions d’organisations, de rangements, de structures... et donc, aussi, de disciplines, de règles, voire d’ascèses.
Pour le physicien, en général, et le thermodynamicien, en particulier, les notions d’ordre et de désordre renvoient à celles, plus générales, de néguentropie et d’entropie.
Plus il y a d’entropie, plus il y a de désordre, dit-on souvent. C’est incorrect. Il faudrait dire : plus il y a d’entropie, plus il y a d’uniformité, d’homogénéité. C’est ce que nous dit la célèbre formule de Boltzmann, qui définit l’entropie comme la configuration la plus probable, la plus « facile », en somme.
La néguentropie, elle, mesure tout autre chose. Elle évalue le degré d’organisation, de structuration, c’est-à- dire la densité d’interactions et d’interrelations entre les constituants.
La néguentropie n’est pas le contraire de l’entropie. Elles constituent deux paramètres complémentaires, mais indépendants.
On pourrait dresser le tableau suivant qui, pour théorique qu’il soit et quelque étranger qu’il puisse sembler être à notre propos sur le Grand Architecte dans l’Univers, nous sera de grande utilité.
On voit ainsi apparaître quatre formes d’ordre derrière notre concept (le désordre étant une forme d’ordre « négative », en quelque sorte).
Essayons d’y voir un peu plus clair avec des exemples.
Le désordre : la cour de ma ferme est surplombée par un vieux tilleul magnifique qui, en ses saisons, laisse filer au vent ses fleurs asséchées. Selon les caprices de la bise, ces fleurs sèches se répartiront dans la cour en parfait désordre, absentes ici, rassemblées en tas, là, dispersées aléatoirement ailleurs. Il n’y a aucune uniformité et il n’y a aucune interaction entre les fleurs : chacune poursuit son destin, poussée par les vents et repoussée par les murs.
L’ordre mécanique : une parade militaire en est la parfaite illustration : chaque peloton marche comme un seul homme, parfaitement au pas, et les divers pelotons se suivent, sans se ressembler, en des séquences minutieuse- ment ordonnancées. Chaque soldat n’existe qu’à sa place précise, dans un mouvement précis, le même pour tous ceux qui s’inscrivent dans le même peloton que lui. La structure est roide et c’est une faute d’y déroger. Les liens et relations qui unissent les positions et les mouvements des soldats en parade sont très rigides, mais outrageusement simplistes et élémentaires : tout est réduit à des figures géométriques rudimentaires (pelotons en rectangle ou en triangle) et en règles primaires de fonctionnement (marche au pas cadencé). « Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place », dit-on. La maison est « en ordre » lorsque tout ce qui la compose est exactement à sa juste place. On dira la même chose des individus dans une société totalitaire.
L’ordre chaotique : cette forme d’ordonnancement est plus subtile. Il s’agit d’une forme structurée mais évanescente comme celle, dans une chambre très calme, de la colonne de fumée qui s’élève au-dessus de la flamme d’une bougie. La forme est nette : d’abord colonne, plus haut oscillation, plus haut encore nuage avant dilution finale dans l’air. Le moindre souffle détruit cette figure. Mais, le calme une fois revenu, elle se reconstitue à l’identique parce que les molécules de fumée chaude ont, entre elles, des affinités physicochimiques variées mais faibles, qui se dissipent en se refroidissant lors de leur montée. Les interactions entre ces molécules sont nombreuses, subtiles, coalescentes, mais si peu puissantes que la moindre perturbation les annihile.
L’ordre organique : il cumule une entropie faible (l’inhomogénéité, c’est-à-dire la diversité, y est flagrante) et une néguentropie forte (les interactions dynamiques y sont nombreuses, fréquentes, variées et intenses). De ce cumul, émergent des organisations complexes et dynamiques comme celles de notre corps ou de notre esprit, comme celles d’un arbre ou d’une galaxie, comme celle d’un noyau atomique ou d’une molécule de benzène ou d’ADN. L’ordre organique, pour bizarre ou paradoxal que cela puisse paraître, est la synthèse dialectique de l’ordre mécanique et de l’ordre chaotique : ni l’un ni l’autre, mais les deux à la fois.
La Loge maçonnique en est la parfaite illustration puisqu’elle cumule la rigueur et la discipline quasi militaire de l’ordonnancement rituélique, et le chaos des paroles, des idées, des sentiments, des ressentis et des méditations au for intérieur de chaque Frère. L’ordre organique, à la différence des ordres mécanique et chaotique, allie – et c’est en cela qu’il est toujours complexe, riche, sophistiqué... et fragile – l’accomplissement individuel de chacun de ses composants et l’accomplissement collectif de l’ensemble cohérent et cohésif qu’ils constituent.
La parade militaire, par exemple, est un système purement collectif où les états d’âme individuels sont très malvenus : l’ordre de l’ensemble prime tout. La fumée de la bougie, en revanche, n’est qu’une vague conséquence de l’évolution individuelle de chaque molécule au gré des lois de la thermique.
L’ordre organique – appelé aussi « ordre complexe » ou « ordre émergent » – n’est ni un assemblage mécanique ni une forme fortuite et chaotique. Il caractérise tous les systèmes possédant un certain degré de complexité (voir mon Un univers complexe, Oxus, 2011).
Il ne faut pas y réfléchir longtemps pour voir très nette- ment que le problème du type d’ordre que l’on y souhaite conditionne toute la politique des sociétés humaines : le désordre anarchique1, l’ordre mécanique totalitaire, l’ordre chaotique libertaire et l’ordre organique communautaire.
Et il ne faut guère être grand clerc pour comprendre que nos démocraties étatiques européennes ne fonctionnent pas du simple fait qu’elles sont assises entre trois chaises, ne se décidant pas à choisir entre le totalitarisme éta- tique, le libéralisme économique et le communautarisme organique. Elles tentent un compromis intenable entre trois formes antagoniques.
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1. Il est bon de rappeler de faire une différence cruciale entre « anarchie », qui est désordre délétère, et « anarchisme », qui est une forme d’organisation sociétale qu’il est préférable de nommer « libertaire » et qui fut opposée, par Pierre-Joseph Proudhon, au communisme totalitaire et mécaniste de Karl Marx.
Marc Halévy
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