Une vaste mutation paradigmatique...


Les « crises » que nous traversons – et qui sont très loin d’être finies – ne sont que les turbulences superficielles d’un autre phénomène, bien plus profond. Il s’agit de l’émergence d’une nouvelle logique socio-économique qui, progressivement d’abord, plus violemment ensuite, prend le dessus de l’ancienne logique : celle de la Modernité qui avait subverti la Féodalité à la Renaissance et qui avait instauré l’ordre marchand en économie, l’ordre étatique en politique et l’ordre cartésien (analytique et mécaniciste) en philosophie.

Tous les cinq cents ans, environ, l’histoire humaine connaît une telle bifurcation, tant en Europe que dans les autres grands centres civilisationnels (Inde et Chine, principalement).

Cette mutation de fond est rendue incontournable et irréversible du fait de quatre révolutions silencieuses, mais radicales, qui se sont mises en place en quelques décennies.

D’abord la révolution écologique : depuis 1800, l’humanité est exponentiellement passée de 1 à 7 milliards de représentants et a consommé 80 % de toutes les réserves de ressources non renouvelables. Depuis l’an 2000 environ, nous avons quitté définitivement les logiques d’abondance pour affronter des logiques de pénurie sur les énergies fossiles, l’eau douce, les métaux non ferreux, les terres arables et toutes les autres ressources de base – sans même parler des nuisances délétères dues à toutes les pollutions (matérielles, électromagnétiques ou culturelles) et décharges de déchets de toutes sortes.

Ensuite, la révolution numérique : la domestication de l’électricité, puis de l’électronique, de l’informatique et de la télématique a abouti, en 1983, à la banalisation de l’ordinateur personnel, et en 1989, à cette invention européenne qu’est la « Toile », c’est-à-dire la connexion mondiale de millions d’ordinateurs dotés de protocoles d’échanges et de recherches d’informations entre eux. Cette interconnexion généralisée est le ressort d’une mondialisation qui se vit à 100 000 km/sec. La connaissance est devenue accessible immédiatement, directement et gratuitement pour – presque – tous.
Puis, la révolution organique : les organisations humaines, depuis la nuit des temps, se sont presque toutes calquées sur le modèle pyramidal, parce que celui-ci permet de relier entre eux tous les acteurs d’un système avec un nombre minimal de relations entre eux. Cela a conduit à instaurer partout des modes de fonctionnement basés sur la norme, le standard, la procédure, la hiérarchie. Mais ce modèle mécanique lourd a l’inconvénient de n’être efficient que dans un monde lent et stable. La révolution numérique a instauré, tout au contraire, un monde ultrarapide, effervescent, instable, tourbillonnant. Partout, les organisations pyramidales hiérarchiques sont mises à mal et doivent migrer, plus ou moins profondément, plus ou moins brutalement, vers un autre modèle de fonctionnement, organique celui-là : le réseau1.

Et, enfin, la révolution eudémonique : depuis des siècles, l’État ou l’Église ou le Parti ou l’Université ou le Syndicat ou les Marchés, et toutes les institutions sociétales répètent leur même antienne : faites ce que l’on vous dit et, en échange, nous vous apporterons le bonheur. Ce refrain usé ne prend plus : à l’aube de ce troisième millénaire, une prise de conscience énorme se fait jour pour un nombre grandissant de nos contemporains, une révélation lumineuse : le bonheur n’est jamais fourni de l’extérieur, mais il se construit de l’intérieur. La joie de vivre est affaire de volonté intérieure, d’état d’esprit ; toute existence n’obéit qu’à sa vocation intime, et ne vise que son accomplissement en plénitude et son complet épanouissement. Chaque être humain se redécouvre unique, seul responsable de la qualité de sa vie, qu’il doit apprendre à construire de façon autonome. Et cela change tout, et cela change la nature intime de nos relations aux autres, au monde, aux institutions, au travail, à la morale, aux croyances, etc.

Quatre ruptures profondes et, répétons-le, irréversibles : rupture d’avec l’abondance, rupture d’avec l’ignorance, rupture d’avec la hiérarchisation et rupture d’avec l’abnégation.

Les historiens savent bien que l’humanité est travaillée par de grands cycles civilisationnels. Ces cycles n’expliquent pas le tout de l’histoire, mais ils font partie de l’histoire, et en signent les ruptures et bifurcations majeures. Nous vivons une telle période de transition, de passage d’un cycle ancien et usé vers un cycle nouveau et à inventer.

L’Europe (mais les autres grandes régions civilisationnelles comme l’Inde ou la Chine, tout autant) a vu se succéder cinq grands cycles qui, chacun, étaient porteurs d’une valeur clé, d’un concept central, d’un mot éponyme qui révèle sa quête de sens :
- L’Hellénité cherchait la SAGESSE collective, la cité harmonieuse, le meilleur vivre-ensemble.
- La Romanité préféra l’ORDRE, la codification des Lois, la soumission des peuples, la citoyenneté impériale.

- La Gothicité partit, par les méandres d’une myriade d’hérésies, de synodes et de conciles, à la recherche de DIEU, de ce dieu chrétien que les derniers empereurs romains avaient promu sans qu’il soit bien défini en cohérence.

- La Féodalité prit alors la main : le problème de Dieu étant résolu par les théologiens et le dogme, il fallait s’occuper du SALUT des âmes au sein (inquisition) ou en dehors (croisades) de l’Église.
- Puis vinrent la Modernité et sa nouvelle religion : celle du PROGRÈS, celle de la libération de l’homme du joug de l’Église au nom de l’humanisme, du joug de la Nature par la science, du joug des Rois par les révolutions et la démocratie, du joug des famines par l’industrie, du joug de la pauvreté par l’égalité et le partage, etc.

Nous en sommes là. Avec une religion du Progrès et de la Libération qui est morte, qui a épuisé tous ses charmes, qui a désenchanté même les plus naïfs.

Nous entrons dans un nouveau cycle civilisationnel qui veut donner du sens autrement, en se dotant d’un nouveau leitmotiv, d’un nouveau cœur de système, d’une nouvelle quête, d’un nouveau mot-clé, donc.
On peut émettre, là dessus, bien des hypothèses... Ma conviction est que ce mot sera JOIE (et non pas ni ce bonheur qui est une question de chance, ni ce plaisir qui n’est qu’éphémère et dépendant du monde extérieur). Je parle ici de la Joie telle qu’elle fut décrite par Spinoza, comme conséquence et manifestation de la réalisation de soi, de l’accomplissement de soi, de l’épanouissement de soi. De la Joie qui naît, comme l’écrit Nietzsche, lorsque tu « deviens ce que tu es et fais ce que toi seul peux faire ». Je parle de la Joie qui vient de la volonté, de l’effort, de la difficulté (ce qui est facile ne vaut rien), de la discipline et de l’ascèse, de la sculpture de soi et de sa vie comme d’une œuvre d’art : la Joie n’est pas au bout du chemin, la Joie EST le chemin.

                                                                                   Marc Halévy  

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