Notre époque aime le bruit et l’agitation. Elle fuit l’assise silencieuse et le dialogue intérieur.
Silence et consommation ne font pas bon ménage. Le confort apparent des légèretés de principe ou de compromissions, les fuites en avant dans la compétition, la compulsion de consommation ambiante, les ego surdimensionnés, l’affolement comportemental pour être le meilleur, le plus beau, le plus riche, le premier, le plus malheureux, le plus intéressant, le plus désintéressé, le plus... enfin bref « le toujours plus » décliné à l’infini, tout cela n’incite guère à s’offrir des temps de face-à-face avec soi-même. Pour qui veut échapper au tourbillon social du « toujours plus », à ses pressions et à l’aliénation inévitable qui s’ensuit, et pour celui qui préfère vivre sa vie en être éveillé plutôt qu’en passant autiste, épuisé ou égaré, des temps d’arrêt et de questionnements sont indispensables. « C’est tellement important ce que nous venons de vivre, cette occasion enfin de s’arrêter et de prendre du recul... », me disent tant de médecins ou de managers, après s’être donné la permission institutionnelle, lors de séminaires ou de séances de coaching, de s’arrêter un moment et de se poser des questions profondes ou légères jusqu’à ce que les bonnes arrivent, celles qui concernent chacun individuellement. Seulement voilà, faire du zapping de temps en temps ne suffit pas, c’est d’une véritable démarche dont il s’agit. Mais le jeu en vaut la chandelle.
Courir, toujours courir...
J’ai animé de nombreux séminaires formels de gestion du temps en entreprise, et depuis longtemps déjà je ne veux plus passer par ces approches formatées qui offrent des outils en lieu et place de démarches de fond. Si, à la sortie, chacun a le sentiment d’avoir la bonne méthodologie pour mieux gérer son temps, c’est pour continuer de manière encore plus efficace sa course en avant, et cela est grave. Le temps récupéré n’est pas vraiment investi pour gagner en harmonie et en sérénité, ni pour réfléchir au sens de sa vie et adopter les meilleures stratégies pour l’honorer. Il est employé à charger encore plus ce qui est encore chargeable – nous pouvons dire corvéable à merci –, c’est-à-dire soi et ses collaborateurs, rendant ainsi, grâce à l’obsession d’efficacité, l’environnement professionnel et personnel encore plus lourd. Beaucoup d’entre nous aspirons à plus d’équilibre mais peu y arrivent. La culture ambiante est prégnante. Ne pas être « à la merci » du système, du regard de l’autre, de l’agitation, des nombreuses pressions extérieures et de ses propres compulsions de pouvoir et de possessions requiert un engagement personnel farouche renouvelé à chaque instant.
Un air vicié
La sécurité matérielle, loin de nous alléger, nous englue. Il est banal de rappeler combien l’environnement professionnel de chacun se durcit. Course aux résultats, clients zappeurs, concurrence internationale, intrigues professionnelles, rachats intempestifs, crise planétaire entraînant tant de naufrages et de scandales financiers à répétition... le présent et les perspec- tives sont plutôt sombres.
L’espérance de vie grandissante de nos pays occidentaux n’est guère accompagnée d’allégresse et de sérénité. Jamais les grands laboratoires pharmaceutiques internationaux n’ont eu de marchés aussi porteurs. Avec une population vieillissante, une nourriture souvent malsaine produite par des industriels liés à tant de lobbies et relayés par la grande distribution, un environnement pollué chimiquement, des citoyens stressés, malmenés, inquiets... la consommation médicale est en pleine expansion.
Par mon métier de consultante en entreprise, je partage le quotidien professionnel de beaucoup de gens différents. Pratiquement pour tous, à des degrés variables bien sûr, le bon stress cède la place au mauvais au point de ne plus imaginer qu’il pourrait en être autrement. Je n’ai pas constaté que beaucoup y échappent, tant en milieu médical qu’en entreprise. Cet état de fait est d’autant plus triste que les femmes et les hommes de nos sociétés sont entraînés dans une course en avant où le sens et les valeurs sont trop souvent absents, ce qui ne permet pas de se rattraper à grand-chose. L’énorme crise économique actuelle ne calme rien, bien au contraire. Bien sûr, il existe heureusement ici et là des îlots professionnels de bien- être et de sens, et financièrement efficaces. Ces réussites sont généralement liées à la qualité humaine de ceux qui sont en place. Mais il suffit qu’un responsable stratégique et éclairé s’en aille, ou qu’un actionnaire éternue un peu fort pour que tout soit remis en cause.
Un appétit insatiable
L’entreprise de production ou de services, les commerces et le monde de la santé évoluent au sein d’un univers malade du « toujours plus », et la majorité des acteurs, loin d’atténuer ce dysfonctionnement, l’aide au contraire à s’inscrire dans la durée en le servant fébrilement. Par principe, les résultats de nos grands groupes industriels ne sont jamais suffisants, sauf lorsqu’il s’agit de communiquer dans les médias pour faire monter les actions en Bourse, ou lors de grands-messes internes quand l’objectif est de remotiver artificiellement les « troupes » qui risquent de s’épuiser. On le serait à moins...
Pourquoi beaucoup de nos grandes entreprises se donnent tant de mal pour inviter royalement et régulièrement leurs cadres dirigeants dans des endroits dépaysants comme Ouarzazate ou l’île Maurice, dépensant alors des sommes d’argent plus que conséquentes, quand le reste du temps les budgets de fonctionnement sont regardés à la loupe, si ce n’est pour regon- fler le moral de chacun et donner l’illusion par une aventure chaleureuse et collective de quelques jours qu’il fait toujours bon vivre dans l’entreprise ? En échange, pas question d’avoir au retour des états d’âme sur les nouveaux objectifs à atteindre, naturellement plus performants que les précédents en termes de chiffre d’affaires ou d’augmentation de parts de marché.
L’ère des dinosaures industriels a sonné. Ils envahissent la planète. Mais contrairement aux dinosaures qui ont disparu en laissant la place à d’autres espèces animales, ceux-ci risquent de tout anéantir et de ne rien laisser derrière eux. La mondialisation est redoutable en ce qu’elle multiplie quasi exponentiel- lement les conséquences néfastes de nos dysfonctionnements.
La tempête
Nos économistes nous avaient prévenus il y a longtemps déjà. Le train dans lequel nous sommes embarqués va dans le mur, nous nous croyons protégés en restant à l’intérieur mais, pour beaucoup de voyageurs, il n’en est rien. Les habitudes consommatrices démesurées associées aux désirs de possession multiples, et leurs corollaires inévitables sous forme de crédits de toute sorte, étaient et sont un véritable explosif. L’argent qui circule autour de la planète n’a qu’une existence virtuelle, et tout peut s’écrouler en un instant. Qui, intégré « au système », pouvait ne pas le savoir ? Bernard Madoff n’a été qu’un acteur parmi des centaines, longtemps l’un des plus doués dans le genre, quand tant d’autres faisaient et font encore la même chose à des degrés divers. Et les médias offraient et offrent toujours régulièrement les réflexions de penseurs éclairés nous alertant des dangers suscités par la mondialisation du marché économique sans régulation externe ni véritable auto-régulation. Mais ces mises en garde ici et là continuent à ne servir à rien.
Alors ça y est, c’est arrivé, l’ère des grandes crises mondiales est là, comme une grande tempête qui a largement eu le temps de se préparer et de se nourrir de nos folies pour avoir plus de force. L’étonnement général devant les différentes crises – pour n’en citer que deux, celle de 2008, et maintenant, fin 2015, la crise financière en Chine – montre encore une fois combien nous ne savons pas nous arrêter dans notre course effrénée. Si l’on accepte d’ouvrir les yeux, les signes avant-coureurs sont là. C’est tellement tentant de choisir la stratégie de l’autruche et de se mettre la tête dans le sable... Pourtant, chacun sait au fond de lui que les ressources ne sont pas infinies, que l’argent n’est que virtuel et que tout repose sur un jeu de passe-passe extraordinairement dangereux. Mais les habitudes, les ten- tations, les addictions aux « toujours plus » et les comportements mimétiques agissent collectivement et entraînent notre monde dans un tourbillon généralisé et plus que coopté par tous les pays de la planète, y compris les pays émergents qui entrent dans la danse dès qu’ils le peuvent.
Notre monde de surconsommation, déjà malade, nous le savions, est devenu un très grand malade, et contagieux de surcroît. C’est paradoxalement une bonne nouvelle, car son état grave nous oblige désormais à investir notre puissance person- nelle pour nous tirer d’affaire.
Cette crise mondiale actuelle est l’occasion de revisiter nos vies en profondeur pour sélectionner dans la tourmente ce qui a du sens et ce qui n’en a pas. Elle devrait être une formidable opportunité d’évolution. Et pourtant...
Un comportement de sauve-qui-peut
Aujourd’hui, dans ce contexte, chacun mène sa barque à sa manière mais, pour ne citer que la France, si l’on regarde le nombre de petites pilules d’antidépresseurs demandées et prescrites, il semblerait que ce soit plutôt mal que bien.
Pour ne pas vivre en porte-à-faux au sein du monde de l’entreprise, beaucoup d’acteurs choisissent de fermer les yeux et acceptent de n’être concernés que par des objectifs strictement économiques. Obéir, se protéger personnellement, être poli- tiquement correct et surtout ne pas faire de vagues. Et si parfois certaines formes de contestations sont envisagées comme une option salvatrice, la sanction ne se fait pas attendre car le manager en place, inquiet pour lui-même et bousculé par une telle attitude, utilise son pouvoir pour faire avorter plus ou moins brutalement l’essai, quand il serait pourtant plus per- tinent de chercher à comprendre l’origine d’un tel comporte- ment en vue d’une remise en cause constructive.
Les chiffres donnés par l’institut de sondage Gallup fin 2014 sont terriblement démonstratifs : 11 % des salariés sont engagés dans l’entreprise, 61 % sont désengagés (ils viennent travailler sans entrain, obéissent et attendent l’heure du départ avec impatience) et 28 % sont activement désengagés, mettant mauvais esprit et ambiance plus que lourde.
Il est irréaliste et infantile de croire pouvoir échapper indéfiniment à un environnement « absurde » faisant de l’être humain un objet de rentabilité enfermé dans une boîte. D’autant plus que l’énergie utilisée à courir comme un fou ou à tenter de calmer le jeu et refouler le mal-être diffus n’est alors plus disponible pour jouir « normalement » et harmonieusement de la vie. En guise de réponse, c’est le corps qui s’exprime et se révolte, las d’avoir envoyé des signaux que son propriétaire, trop appliqué à obéir à son époque, n’aura pas entendus. Il somatisera plus ou moins gravement selon l’individu concerné.
Martine Laval
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