Qu’est-ce qu’un réseau ?



La meilleure définition que je puisse proposer est la suivante : un réseau est un ensemble de petites entités autonomes en interrelation constante entre elles et fédérées par un projet commun.

Deux des notions essentielles qui apparaissent dans cette définition seront examinées plus loin : celle d’entité et celle d’interrelation qui sera scindée en relation structurelle dans l’espace et en interaction dynamique dans le temps.

Mais pour l’heure, concentrons-nous sur ce qui fait la « colle » d’un réseau : son projet commun.
Ce projet peut prendre deux colorations.
soit il est tourné vers le futur et prend la forme d’une finalité collective, d’un désir collectif, d’un but collectif ; on pourrait parler de réseau de construction.

Soit il est tourné vers le passé et prend la forme de l’exploitation d’une ressource collective (un patrimoine commun ou indivis) ou la réalisation d’une vocation collective: on pourrait parler de réseau de transmission.
Plus loin, il sera montré, avec force détails, que le projet collectif du réseau assure sa cohésion dans l’espace et sa cohérence dans le temps. en fait, si l’on veut bien aller au fond des choses, on peut affirmer que le projet commun du réseau est à la fois sa raison d’être et son vrai «patron». Les hommes et les femmes qui en sont les leaders ou les garants doivent être au service de ce projet, comme tous les autres, et non au service de leur carrière ou de leur pouvoir.

Car la notion de pouvoir, contrairement à ce qui est parfois affirmé, n’est guère absente des réseaux. elle prend, certes, d’autres colorations – plus subtiles – que dans une pyramide hiérarchique, mais elle n’en demeure pas moins ni bien présente, ni fort nécessaire. Nous en reparlerons lorsque nous aborderons le problème des trois rôles de leadership au sein d’un réseau.

Tout ceci étant posé, prenons quelques exemples.
une famille, tant au sens nucléaire qu’au sens large, est un réseau. un réseau plutôt de transmission : transmission de gènes biologiques, de patrimoines (des terres, des demeures, des entreprises, des œuvres d’art, etc.), d’un nom, de valeurs morales, d’une mémoire commune. Plus fort ce projet de transmission sera, plus la cohésion familiale et son esprit de corps et d’entraide seront puissants. si aujourd’hui beaucoup déplorent le délitement de la famille au profit d’autres structures groupales – tribus, clans, communautés, etc. –, la cause en est qu’il n’y a plus grand-chose à transmettre (la spoliation des patrimoines par l’état n’est plus à démontrer) et/ou que le désir de transmettre disparaît (repli sur soi ou sur la famille nucléaire à titre provisoire). Cette dernière remarque doit être méditée car nous sommes là au cœur d’un dilemme vieux comme le monde: patrimoine ou revenu? long terme ou court terme ? La notion de famille – comme celle d’entreprise que nous évoquerons ci-après – ne prennent réellement sens que dans une perspective patrimoniale sur le long terme. et je ne parle pas seulement des patrimoines matériels ou financiers, mais bien plus encore des patrimoines culturels comme le métier, les valeurs, etc. Or, notre monde moderne, parce qu’il est organisé pour le court terme, pour la jouissance immédiate, pour le « zapping », rend l’option patrimoniale désuète aux yeux de beaucoup. C’est évidemment une erreur funeste. L’homme ne prend sens et valeur que dans un projet qui le dépasse. L’hédonisme n’est pas un projet de vie, le plaisir ou le bonheur sont des conséquences, parfois, mais des buts, jamais. Il ne s’agit nullement de prêcher l’abnégation de soi ou le sacrifice personnel ; il s’agit plutôt de bien comprendre que la réalisation de soi, l’accomplissement personnel passent par l’au-delà de soi, sinon la boucle se boucle sur elle-même et ne débouche sur rien d’autre que son propre nombril.

Le passage à une vie en réseau implique de reconsidérer, dans ses fondements, le rapport à l’autre non plus comme maître ou comme esclave, mais comme partenaire de vie. au rapport vertical qu’institue toute hiérarchie et que Hegel, à juste titre, avait ramené au prototype de la relation de maître à esclave, se substitue, dans un réseau, un rapport horizontal de coopération, de réciprocité et de mutualité.

Le langage de l’analyse transactionnelle dirait que le réseau substitue aux relations entre parents (nourriciers ou normatifs) et enfants (soumis, rebelles ou créatifs), une relation entre adultes, non pas égaux (l’égalité n’existe que dans le monde idéalisé des mathématiques), mais mutuellement bienveillants.
On comprend que ce passage à la relation « adulte » entre personnes implique des notions que notre monde étatisé, obsédé d’assistanats en tout genre, a chassées : celles d’autonomie et de responsabilité.
Nos contemporains sont-ils massivement prêts à assumer cette autonomie, cette responsabilité de soi, cette prise en charge de soi au sein des autres ? Comme nous le verrons, le modèle du réseau allant se généralisant – pour des raisons objectives et incontournables –, ils n’auront guère le choix et il y aura des réveils douloureux et des grincements de dents.
un autre bel exemple de réseau est l’entreprise. Le vieux clivage – aussi artificiel que faux – que Marx fit et imposa aux idéologies qu’il engendra, voudrait qu’il y ait, au sein de l’entreprise, deux « forces » antagoniques irrémédiablement ennemies : le capital et le travail. Proudhon déjà – que l’on ne pourrait qualifier de suppôt de la réaction bourgeoise – avait compris que cette dualisation du fait économique était caricaturale, simpliste et réductrice.

D’abord, ces deux catégories sont loin d’être étanches puisque chaque « travailleur » est aussi un citoyen et un épargnant et, qu’à ces deux titres, il prend des engagements capitalistes. ensuite, le travail sans le capital et le capital sans le travail sont condamnés à l’infertilité. Mais surtout et enfin, cette dualisation néglige totalement la troisième force à l’œuvre dans les entreprises: l’intelligence. L’intelligence n’est ni un fait du capital (elle ne s’achète pas), ni un fait de travail (le génie n’est une question ni de sueur, ni de temps).

Or, si la relation entre capital et travail a naturellement tendance à préférer les structures pyramidales (classiquement le capital en occupant le sommet, et le travail, la base), la circulation, le partage et l’amplification des intelligences – de toutes les intelligences, conceptuelle, logique, intuitionnelle, émotionnelle, relationnelle et « des mains » – privilégient, tout aussi naturellement, le travail en réseau.

Déjà aujourd’hui, parfois, mais toujours, demain, les entreprises devront se concevoir comme des réseaux insérés dans des réseaux. Je m’explique. Du point de vue interne, l’entreprise est un réseau de collaborateurs, c’est-à-dire d’intelligences à l’œuvre au service d’un projet collectif porté par les managers. Mais du point de vue externe, l’entreprise est une entité inscrite dans une foule de réseaux complémentaires : elle est un site sur la Toile ; elle est un partenaire dans un cluster; elle est le centre du réseau de ses clients et de ses four- nisseurs qui interagissent entre eux, avec elle et sans elle ; elle est membre de tel syndicat professionnel, de telle chambre de commerce, de tels clubs de dirigeants, de tels groupements d’intérêt ; elle est sponsor de tels événements, de telles asso- ciations, de tels programmes culturel, social ou sportif, etc.

Tout l’art du pilotage d’une entreprise consiste, en somme, à harmoniser et à synchroniser son réseau interne et ses réseaux externes et ce, bien sûr et toujours, au service de son projet socioéconomique.

Un dernier exemple de réseau vécu au quotidien pourrait être le village ou le quartier, ces lieux de vie où les différents acteurs se connaissent, se parlent, interagissent, échangent. On dira d’un village ou d’un quartier qu’il a une vie, qu’il est vivant si et seulement si l’anonymat en est chassé. Pour interagir valablement, il faut se connaître et se reconnaître. C’est une des lois des réseaux. La pyramide hiérarchique peut s’établir sur des numéros matricules où les gens sont interchangeables et ne sont désignés que comme porteur d’une fonction précise (il ne s’agit pas de Pierre Dupont, mais « du comptable », etc.). Le réseau, jamais. Ce point est crucial car il permettra de comprendre, plus loin, pourquoi, dans la définition du réseau, il est insisté sur la notion de « petites entités autonomes ». Ce « petites » est la clé de voûte du combat incessant de tout réseau contre le réflexe bureaucratique qui, lui, se fonde sur l’anonymat, l’égalité de traitement, l’interchangeabilité des personnes, l’égalitarisme, la dépersonnalisation, le nivellement, la standardisation, la procéduralisation, etc.

Dans un réseau, rien de tel ! Ou ce n’est qu’un faux réseau, c’est-à-dire une pyramide hiérarchique déguisée en réseau comme le sont ces ineptes structures matricielles qui cumulent toutes les tares des hiérarchies sans engranger les synergies des réseaux. en effet, une structure matricielle n’est en fait que la superposition de deux, trois ou quatre hiérarchies croisées (nous y reviendrons dans le chapitre consacré à la théorie des réseaux) ; elle n’est jamais un réseau.

De ces trois exemples (la famille, l’entreprise, le village), ressort l’idée que le réseau est plus qu’un modèle organisationnel parmi d’autres ; il implique des modes de vie, des comportements et des valeurs, un état d’esprit, une tournure d’esprit particulière qui dépasse les vieux clivages entre individus et groupes et qui promeut un développement conjoint et harmonieux des individus et du groupe. Ce sera d’ailleurs une caractéristique de cette culture « réseau » que de refuser le Ou exclusif de la culture hiérarchique et de lui substituer le et inclusif. Mais n’anticipons pas.

 

      Marc Halévy             
                                                                              

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