L'histoire de la Franc-maçonnerie

Anton Pilgramm (XV e s.), maître d’oeuvre de la cathédrale Saint-Etienne de Vienne (Autriche).
Anton Pilgramm (XV e s.),
maître d’oeuvre de la cathédrale Saint-Etienne de Vienne (Autriche).
(domaine public)

Pour beaucoup, le Compagnonnage est l’ancêtre de la Franc-maçonnerie. D’ailleurs, les compagnons ont les mêmes symboles, tels que l’équerre et le compas. Ils ont des mots secrets de reconnaissance au même titre que les francs-maçons, qu’ils s’échangent à l’oreille lorsqu’ils se rencontrent. Certains ne se disent-ils pas Enfants de Salomon, et ne font-ils pas référence à Hiram, l’architecte du Temple, au même titre que les francs-maçons ? Le Compagnonnage (ou mieux encore « les Compagnonnages », car ils regroupent, comme nous le verrons, un grand nombre de métiers de rites différents) serait-il une sorte de Franc-maçonnerie « opérative », d’où se serait détachée, à un moment donné de l’Histoire, la Franc-maçonnerie dite « spéculative », celle pratiquée aujourd’hui de par le monde dans les différentes obédiences ? Tout ceci est en fait inexact, et correspond à des idées reçues, et la réalité est tout autre ! Le Compagnonnage et la Franc-maçonnerie spéculative ne sont donc pas issus d’une source commune, d’un « tronc commun » d’où ils se seraient ainsi différenciés à une certaine époque de leur Histoire. Nous verrons les différences profondes, tant sur le plan historique que rituel, existant entre ces deux sociétés initiatiques.

Le Compagnonnage existe encore aujourd’hui, contrairement à ce que certains peuvent penser. Il a même été récemment inscrit (en 2010) au Patrimoine mondial culturel et immatériel de l’humanité par l’Unesco. Il existe en France à travers trois sociétés : l’Union compagnonnique des Devoirs Unis, la plus ancienne, créée en 1889 ; l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France, créée en 1941 ; la Fédération compagnonnique des métiers du bâtiment et autres, créée en 1952. Ces trois sociétés regroupent actuellement environ 5 à 6 000 membres actifs sur tout le territoire national. Depuis le xixe siècle et l’apparition de l’ère industrielle, les compagnons appartenant aux vieux Devoirs1 ont sans cesse essayé de se regrouper dans des systèmes fédératifs. Les trois sociétés que nous venons de citer ont chacune leur histoire, faite de tentatives de regroupement, mais aussi de scissions ; elles peuvent se composer de métiers identiques ou différents, et ont chacune leurs rites de réception particuliers. Car si le Compagnonnage est une société de métier, recevant des jeunes gens à la fleur de l’âge, elle n’en est pas moins une société initiatique (du latin initium, le commencement), transmettant légendes et symboles à travers une pratique rituelle et une réception particulière (la Finition) comme nous le verrons dans ce livre. Ajoutons, enfin, que le Compagnonnage n’est pas spécifique à la France, comme on pourrait le croire, et qu’il existe un Compagnonnage allemand très actif, avec des ramifications en Belgique et dans certains pays scandinaves. Il existe aujourd’hui la C.C.E.G. ou Confédération des Compagnonnages européens und Gesellenzünfte2, qui regroupe les différentes branches des Compagnonnages européens.

On ne connaît véritablement les Compagnonnages et leur histoire que depuis 1838, avec les écrits d’Agricol Perdiguier (1805- 1875). Encore qu’il faille prendre ceux-ci avec une certaine prudence. Perdiguier n’était pas un historien, mais un compagnon menuisier (un gavot) qui décida d’exposer au grand jour, à son époque, l’histoire, les usages qui réglementaient cette société ouvrière à laquelle il appartenait et qu’il aimait tant. Avant ses écrits, on ne sait pratiquement rien du Compagnonnage, de ses rites et de son Histoire ! Personne n’avait dévoilé au grand jour avant lui quoi que ce soit sur cette société ouvrière ; quant aux compagnons, ils prêtaient serment de ne rien dévoiler de ce qu’ils faisaient, et, de plus, les rituels étaient oraux et les archives brûlées lors des fêtes patronales.

L’histoire de la Franc-maçonnerie (spéculative) est mieux connue, car plus récente, et les sources documentaires venant de l’Angleterre (où elle est née en 1717) ou de l’Écosse, sont plus nombreuses. Mais, là encore, une difficulté se présente à nous : y a-t-il eu une filiation « directe et historique » entre la Maçonnerie dite « opérative », c’est-à-dire celle des maçons de métiers qui œuvraient sur les chantiers des cathédrales, et la Maçonnerie dite « spéculative », c’est-à-dire la Maçonnerie créée à cette époque et pratiquée depuis dans les diverses obédiences du monde ? Hélas, non ! Là encore, nous rencontrons des idées reçues souvent simplificatrices, et nous verrons que cette filiation, au regard des théories actuelles et de certains chercheurs, n’est que légendaire... La Franc-maçonnerie du pasteur Anderson de 1717 n’aurait fait « qu’emprunter » rites et symboles à une Maçonnerie opérative qui n’existait plus au début du xviiie siècle. Enfin, ce qui la différencie encore du Compagnonnage, c’est qu’elle reçoit ses nouveaux membres à tous les âges (la tradition rapporte que Voltaire aurait été reçu une semaine avant sa mort !) à la suite d’une cérémonie de réception qui ne dépasse pas une heure ou deux, alors que la réception de compagnon dure toute une nuit, et parfois beaucoup plus encore...

Les francs-maçons, comme les Compagnons, déclarent être les héritiers des « bâtisseurs de cathédrales » du Moyen Âge. Héritage spirituel, certainement, mais, là encore, les sources documentaires manquent, ne nous permettant pas de prétendre à une filiation « directe », c’est-à-dire attestée historiquement à travers des sources fiables. Nous devons en conséquence nous contenter d’une source et d’un apport « légendaire ».

Néanmoins, il nous a paru utile pour la suite, et pour éclaircir certains points, de jeter un rapide coup d’œil sur ces confréries et ces guildes de bâtisseurs de cathédrales. Nous devons reconnaître que ces derniers ont eu une telle influence sur l’imaginaire maçonnique et compagnonnique depuis le xixe siècle qu’ils sont devenus, avec celui du Temple de Salomon, les mythes fondateurs incontournables de ces deux sociétés. Ceci nous permettra d’étudier plus en détail leurs usages, leurs traditions, leurs coutumes et leurs connaissances dans l’art de bâtir, et de discerner ainsi les différences entre ces confréries de métiers du Moyen Âge et la Maçonnerie opérative et les Compagnonnages. Quant à la Franc- maçonnerie moderne, dite « spéculative » ou « symbolique », il y a lieu de bien faire la distinction d’avec la Maçonnerie dite « opérative » ou maçonnerie de métier, dont elle se réclame. Nous verrons qu’elle n’en constitue pas pour certains la continuité « historique », mais qu’elle est issue d’un « emprunt » effectué par ses fondateurs, les pasteurs Anderson et Desaguliers, lorsqu’ils la créèrent au début du XVllle siècle.

Nous allons continuer notre propos en comparant la Franc- maçonnerie spéculative moderne et le Compagnonnage, et l’on verra que leur émergence ne se situe ni à la même époque, ni dans la même aire géographique, puis les décrire en observant ce qui les distingue, quoique nous pourrons y rencontrer des symboles et des légendes communs. Nous verrons ensuite que dans la seconde moitié du xixe siècle, la Franc-maçonnerie a ouvert ses portes aux compagnons qui ont emprunté un certain nombre de ses symboles et de ses légendes, qu’ils ont intégrés à leurs propres pratiques rituelles. Cet emprunt a très bien pu d’ailleurs marcher dans les deux sens, et, aujourd’hui encore, on en est à se demander si tel symbole ou tel aspect rituel de la Franc-maçonnerie ne viendrait pas du Compagnonnage... Enfin, nous montrerons que ces deux sociétés existent toujours aujourd’hui sans avoir de relations particulières, et en poursuivant chacune son cheminement de son côté.

Les Compagnons ont souvent reproché à la Franc-maçonnerie d’avoir en quelque sorte « annexé » des outils qui étaient leur propriété pour en faire des symboles ! Il en est de même pour la pierre sous ses différents états, des légendes compagnonniques maçonnisées... Il y a ici un vaste débat que nous avons essayé d’aborder objectivement.

Enfin, pour clore ces comparaisons très générales sur ces deux sociétés initiatiques, nous devons reconnaître que si les écrits concernant la Franc-maçonnerie sont nombreux et largement publiés, il n’en est pas de même du Compagnonnage, qui reste très discret, et nous ne savons pratiquement rien de ses pratiques rituelles et de leur contenu. Si des rayonnages entiers de bibliothèques sont remplis de livres qui détaillent les degrés des divers rites maçonniques, il n’en est pas de même pour le Compagnonnage !

Cependant, la Franc-maçonnerie ouvre toujours ses portes aux compagnons et certains d’entre eux se sont fait recevoir dans les diverses obédiences maçonniques. Mais la réciproque n’est pas vraie, un franc-maçon ne peut pas se faire recevoir dans le Compagnonnage, car pour être compagnon, il faut être jeune, exercer un métier manuel et avoir été itinérant, c’est-à-dire avoir fait son Tour de France, pour prétendre se présenter à une cérémonie d’adoption...


Jean-François Blondel

 

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Franc-maçonnerie et compagnonage