État des lieux de l’ancien monde : Mai 68,le changement inévitable

La fin des années 60 fut marquée par une débâcle gigantesque des valeurs qui jusqu’alors avaient constitué les fondements de la société occidentale. Une déflagration fissura les façades rigides du « vieux monde ». Il y eut comme un élargissement de la conscience, une ouverture, un passage qui libéra une énergie nouvelle qui s’imposa avec force.
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La fin des années 60 fut marquée par une débâcle gigantesque des valeurs qui jusqu’alors avaient constitué les fondements de la société occidentale. Une déflagration fissura les façades rigides du « vieux monde ». Il y eut comme un élargissement de la conscience, une ouverture, un passage qui libéra une énergie nouvelle qui s’imposa avec force.

La révolte des étudiants en mai 68 a servi de déclencheur à cet énorme changement indispensable et salvateur. « Il est interdit d’interdire », « l’imagination au pouvoir », furent des slogans récurrents au cours de ces mois ardents où les étudiants renvoyèrent dos à dos l’Église, l’ordre, la morale, les familles et les institutions. Les repères religieux et familiaux étaient devenus des carcans d’asservissement à travers leurs dogmes et leurs structures cristallisés. Leur fonctionnement avait organisé l’écrasement de la sensibilité, de l’imagination et de la maturation des individus.

En 1966, la censure avait interdit la diffusion de la chanson de Michel Polnareff, « L’amour avec toi », sur les ondes de la TSF. Il y chantait de sa voix aiguë « j’ai simplement envie de faire l’amour avec toi ». Parler d’amour aussi ouvertement avait choqué. Mais ce cri avait touché comme une grâce une génération entière d’adolescents et de jeunes adultes qui ont trouvé en Polnareff un porte-parole des désirs interdits et tabous. Il fallait du courage dans ces années-là pour exprimer à voix haute ce qui encore tabou, mais le corps des femmes commençait à se dévoiler grâce à la mode des minijupes.

La violence de mai 68 dans les actes et dans les mots donna la mesure des souffrances accumulées à travers une soumission silencieuse et passive, et sonna le glas de la répression prolongée des hommes et des femmes. Elle marqua la fin de la domination de la culture judéo-chrétienne qui avait imposé un clivage entre le corps et l’esprit, entre les valeurs matérielles et spirituelles, et donc entre des valeurs masculines et féminines.

Le péché et la culpabilité, ainsi que la peur de l’enfer et de la damnation éternelle avaient conditionné des générations d’individus à obéir aux diktats de la théologie. Le message d’amour du Christ « Aimez-vous les uns les autres » avait depuis long- temps été remplacé par un message de terreur, au nom du pouvoir, du contrôle, de l’ordre et de la morale. Les hommes avaient occupé le devant de la scène politique, culturelle, sociale et religieuse et avaient pris en main l’évolution du monde. La condition des femmes, marquée du sceau de l’infériorité par le corps tabou, avait été surtout canalisée vers les rôles de mères, d’épouses, de religieuses, de vierges et de saintes, ou à l’autre extrême de prostituées. Les années 60 marquèrent d’une certaine façon le paroxysme d’une situation devenue intolérable et certainement aussi dépassée. Les rôles dévolus aux hommes et aux femmes volèrent en éclats d’un seul coup.

Après une très longue période passée à obéir comme un enfant obéit à ses parents, l’humanité occidentale avait grandi au point de devenir un adolescent. Sa crise d’adolescence explosa comme un grand feu libérateur en mai 68. La jeunesse des années 60 sentit le besoin de couper le cordon ombilical avec un héritage devenu trop lourd – la soumission à une morale et à une autorité rigides et intransigeantes – et revendiqua le droit de décider ce qui était bon pour elle. Les digues de la morale furent emportées par le flot des nouveaux désirs qui s’exprimèrent avec la fougue et l’impétuosité d’énergies trop longtemps contenues et réprimées.

Il devint interdit d’interdire. À la soumission aveugle de nos parents aux codes moraux succéda pour les nouvelles générations l’impérieux besoin de faire l’expérience de la vie.
Au début des années 60, la découverte des philosophies orientales avait semé les germes d’une autre vision de l’existence et de la relation à l’univers. La toute-puissance de la logique masculine fut confrontée à la découverte de la sensibilité et de l’intuition des Orientaux. Les spiritualités indienne, bouddhiste, taoïste et zen agirent comme une révélation lumineuse qui donna des coups de butoir à la raison et au matérialisme occidental.

Dans la foulée de mai 68, les femmes se réveillèrent et commencèrent leur longue marche pour sortir du ghetto où elles étaient emprisonnées depuis trop longtemps. Le parcours du mouvement de libération des femmes fut jalonné de petites et grandes victoires. Jusqu’à présent, les femmes n’avaient guère eu le choix de contrôler leurs grossesses, si ce n’est par des méthodes empiriques et peu fiables. Les accidents de parcours inévitables n’avaient eu de solutions possibles que dans la résignation ou le recours à des méthodes barbares et dangereuses, à moins d’avoir les moyens d’aller à l’étranger pour une interruption de grossesse médicalisée.

La loi Neuwirth (1967) et la loi Veil (1975) donnèrent aux femmes le droit de disposer de leur corps et la possibilité d’une sexualité orientée vers le plaisir. La pilule et la possibilité de recourir à une I.V.G. en cas de grossesse non désirée commencèrent à transformer la vie des couples. Aujourd’hui, il semble normal aux femmes de pouvoir disposer de leur corps.

À la fin des années 60 et au début des années 70, la nouvelle liberté acquise s’accompagna de dérives inévitables après tant d’obscurantisme. Mai 68 a ouvert la porte à des explorations diverses, les unes allant dans le sens d’une revanche du corps, les autres dans le sens d’une expérience différente de la spiritualité. Les paradis artificiels de la drogue découverte lors de voyages en Orient tentèrent beaucoup de jeunes, en quête d’un ailleurs, d’un au-delà du quotidien médiocre et routinier proposé par la société.

 différents se révéla très vite une voie sans issue. Beaucoup de jeunes assoiffés de liberté se brisèrent les ailes dans les « trips psychédéliques ». Leur chute, souvent mortelle, fut à la mesure de leurs espoirs. La disparition prématurée de trois icônes de la musique de l’époque – Jim Morrison des Doors, Jimmy Hendrix et Janis Joplin – morts par overdose semble-t-il, refroidit beau- coup de jeunes. More, le film de Barbet Schroeder, sorti en 1969, film culte à l’époque, montra l’escalade de la dépendance à l’héroïne, le voyage sans retour d’un jeune allemand assoiffé de vie et qui se trouve embarqué dans un voyage de mort. Toutes ces quêtes indiquaient néanmoins un besoin de donner un sens à la vie à travers d’autres moyens d’élévation, car la religion avait cessé d’en être un.

La nouvelle liberté du corps des femmes les exposa très vite à un nouvel esclavage, celui de l’image du corps imposé par une société qui décida que la minceur était l’idéal, la norme. Le corps cessa d’être tabou, mais il devint une marchandise, un objet conditionnable, malléable au gré de la mode. La majorité des femmes occidentales tomba dans le piège de la minceur au cours des années 70/80. Le corps des femmes, tabou jusqu’alors, devint un objet sexuel largement exposé et exploité par la publicité.

De mères sacrées, les femmes sont souvent devenues des prostituées au service d’une société de l’image spécialisée dans le dépeçage sans merci. Avant 68, le sexe se vendait et se faisait sous le manteau. Après, il se vendit sans vergogne ouverte- ment à travers les magazines et la publicité. Le sexe fait vendre. Le marketing crée les valeurs de notre société. L’idéal des soixante-huitards qui avaient entrevu un monde libéré de la répression s’est dilué au fil des années, récupéré par les marchands du sexe et les marchands tout court.

On a trop hâtivement dit que mai 68 avait été une illusion, un échec. Mai 68 n’a été que la pointe de l’iceberg d’une énorme transformation qui se poursuit et se poursuivra certainement encore longtemps. Un monde avait vécu et devait être remplacé par un autre. Quarante ans après, le nouveau monde invoqué au sûrement.
Les codes qui avaient jusqu’alors réglementé la relation homme/femme ont été radicalement remis en question. Le mariage qui avait été la valeur sûre fut bousculé. Les valeurs qui poussaient autrefois les couples à rester ensemble, même lorsque la relation était dans une impasse totale, ont été remplacées par une capacité de remise en question et de changement, inexistante jusqu’alors. On se mariait pour la vie. La situation économique des femmes, essentiellement mères de familles, les obligeait à s’accrocher à cette vision du mariage comme refuge. Les femmes n’avaient souvent guère le choix. Elles étaient à la merci d’une société dont les lois étaient faites par et pour les hommes. Les divorces existaient, mais réservés aux personnes privilégiées socialement et financièrement.

Mai 68 a apporté une nouvelle vision de la vie, a modifié les comportements des individus face à leur destin. Une sorte de fatalité les avaient poussés jusqu’alors à accepter de rester prisonniers de situations bloquées. L’obéissance excessive des aînés aux normes et aux codes poussa les jeunes générations à un refus total de toute limitation, de toute autorité qui puisse imposer des normes.

L’expérience de la liberté brisa les modèles offerts jusqu’à présent par les parents.« On ne voulait pas mourir idiot ». La liberté sexuelle fut une revendication majeure des jeunes. La virginité, l’interdiction de faire l’amour avant le mariage cessèrent de les tourmenter. L’amour libre et l’union libre furent au cœur de ces années d’émancipation. « Ce n’était plus pour la vie, mais pour un bout de chemin ensemble. » Le mariage, ou l’union, n’étaient plus un point d’arrivée, mais un point de départ pour un voyage à construire à deux.

L’énergie de mai 68 a peut-être semé dans les conscients et les inconscients l’idée d’une vie ouverte au changement et à la transformation. Même si l’héritage de ces années de remise en question des valeurs a connu des cheminements variés et des récupérations inévitables, il a mis les individus face à une nouvelle donne : le changement inévitable et son accélération.

La nouvelle maturité qui, depuis, émerge lentement dans la société occidentale et qui revendique le droit à la réflexion et à la décision touche également le couple.

La nouvelle définition de l’identité des femmes a remis en question la famille traditionnelle où elles étaient essentiellement des mères. Après la Seconde Guerre mondiale, l’histoire des femmes s’est confondue essentiellement avec l’histoire des mères et de la maternité des femmes. L’enfermement dans ce rôle « réducteur » au sein de la famille pointe la limite d’évolution qui a alors été imposée aux femmes. Dans cette limite, elles ont déployé leur énergie pour exister et rester indispensables.

 

 
Lydie Bader

 

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