Nous vivons un moment d’histoire particulièrement intense : une mutation paradigmatique. L’économie agricole médiévale avait fait émaner, à la renaissance, avec l’essor de la bourgeoisie marchande, une économie industrielle moderne dont relèvent, jusqu’à nos jours, les logiques capitalistes et étatistes. Celle-ci, hégémonique jusqu’à il y a peu, est en train, peu à peu, de se marginaliser comme s’était marginalisée l’économie agricole. Une nouvelle économie émerge qui supplante l’ancienne. Cette économie émergente est fondée sur la connaissance, l’information, l’immatériel [voir, dans cette même collection, chez dangles, mon Économie(s) immatérielle(s)].
L’unité de richesse change à chaque mutation paradigmatique : elle fut foncière, puis monétaire, et elle devient cognitive. Hier, était riche qui possédait la terre ou le capital ; sera riche, demain, qui possédera la connaissance et l’intelligence, la compétence et le talent.
Le talent courait derrière l’argent, jusqu’à il y a peu ; aujourd’hui déjà et demain encore plus, ce sera l’argent qui courra derrière le talent.
J’ai, ailleurs (L’Âge de la connaissance chez mm2 Éditions), appelé cette mutation profonde la « révolution noétique » du grec noûs qui signifie « intelligence ». Dans nos produits et, bien sûr, dans les services, ce n’est plus la quantité des matières qui fait valeur, mais la qualité des intelligences qui y sont inscrites. de toutes les intelligences. Pas seulement rationnelle ou intellectuelle, mais aussi intuitionnelle, émotionnelle, relationnelle, gestuelle, manuelle : il faut autant de temps pour former un compagnon du tour de France ou un maître calligraphe que pour former un ingénieur ou un médecin... dont acte !
Cette révolution noétique est en étroite relation avec la révolution numérique et l’émergence et la prolifération des technologies de l’information (l’informatique, l’ordinateur personnel, les logiciels) et de la communication (internet, le téléphone portable et toutes leurs déclinaisons infinies). Évidemment.
Comment, en effet, concevoir une économie immatérielle ou une suprématie des connaissances et des intelligences, sans des outils puissants et fiables de production, de stockage, de transformation et de transmission des informations ? mais la question que je me pose est celle-ci : est-ce la révolution numérique qui a induit la révolution noétique, ou est-ce la révolution noétique qui a induit la révolution numérique ?
Autrement dit, est-ce la bifurcation paradigmatique qui suscite ou provoque l’innovation technologique ou scientifique ? Ou est-ce l’inverse ?
En réalité, technologie et sociologie, connaissance et comportement, sont en rapport dialectique et se forgent réciproquement, puisqu’ils sont les deux versants d’une même réalité humaine confrontée à sa propre évolution, à ses propres ruptures et sauts, seuils et impasses.
Il faut d’ailleurs généraliser la problématique à toutes les dimensions de l’aventure des sociétés humaines. naguère, dumézil avait forgé un modèle tripolaire qu’il attribuait aux sociétés indo-européennes : trois pôles, donc, que l’on appellerait aujourd’hui politique (les guerriers garants de la tranquillité), économique (les marchands garants de la prospérité) et noétique (les clercs garants de la vérité). Ces trois dimensions sont les moteurs internes de toute dynamique sociétale. il faut en ajouter deux.
Le premier est lié au temps et à la durée : c’est le moteur téléologique qui construit la cohérence et la cohésion sociétales autour d’une intention fondatrice, d’un projet commun, d’une finalité collective.
Le second est lié à l’espace et au milieu : c’est le moteur écologique qui construit la durabilité sociétale par la frugalité et la salubrité.
Les cinq dimensions économique, noétique, politique, écologique et téléologique sont, de nos jours, toutes ensemble et chacune en particulier, confrontées à une rupture profonde : nous sommes entrés en métamorphose, entre chenille ancienne et papillon à venir. métamorphose douloureuse, fragilisante, traumatisante et incertaine, inquiétante ou réjouissante selon que l’on a tout à perdre ou tout à gagner.
L’économie industrielle meurt de sa financiarisation. La noétique mécaniste s’effondre devant les défis de la complexité. La politique démocratique se pourrit à grands coups de démagogie. L’écologie militante s’exténue dans les demi-mesures et les faux combats. et la téléologie collective a perdu toute foi en quelque projet que ce soit, hors le narcissisme des élites et le nombrilisme des masses.
M. Cartier & J. Husband
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