Donner du sens...



Notre paradigme moderne est moribond. Il a usé tous ses charmes (dans les deux sens, esthétique et magique, de ce mot). Il ne séduit plus : trop vieux, trop décati, trop désenchantant. Les « Lumières » se sont éteintes : elles n’avaient éclairé que des fantasmes, des caprices, des spéculations souvent oiseuses (Kant, par exemple).

Et l’honnête homme – comme on le disait avec élégance au xvIIIe siècle – reste là, pantelant, bouche bée, désemparé. Toutes les certitudes de ses pères gisent là, brisées. Et hors quelques curés kantiens et républicains comme mes amis Luc Ferry ou – dans une moindre mesure – André Comte-Sponville, il n’y a plus grand monde pour applaudir à la Modernité et à ses « idéaux » puérils et irréalistes.

Il faut donc envisager de changer de paradigme. Pas seule- ment dans les organisations économiques et sociétales, poli- tiques et noétiques, mais surtout à l’intérieur de soi. C’est tout l’objet de cet essai d’en explorer les voies.

Donner du sens, donc. Ou, plutôt, comme l’introduction le soulignait, donner un autre sens, changer de mot-clé civilisationnel. Après la sagesse grecque et l’ordre romain, après le divin gothique et le salut féodal, après le progrès moderne, un nouvel œil doit être façonné pour le cyclone humain, nouveau centre axial de notre vivre-en-nous et de notre vivre-ensemble.

Il nous faut réinventer la « pureté »... Une autre pureté, une nouvelle pureté qui puisse désintoxiquer nos esprits et nos âmes, nos cœurs et nos corps des pollutions insidieuses que le xxe siècle a instillées partout, en tout, tout le temps, ainsi que l’avait parfaitement compris et prédit ce prophète du xxIe siècle que fut Friedrich Nietzsche (cf. Nietzsche. Prophète du 3e millénaire ?, Marc Halévy, Oxus, 2013).

Mais qu’est-ce que la « pureté » ? Faut-il en faire « la pureté dangereuse » que dénonçait – à juste titre – Bernard-Henri Lévy dans son essai éponyme ?

Le dos du livre posait bien quelques bonnes questions :
« Que signifie, en vérité, la confusion de cette fin de siècle ? Pourquoi Kojève et Fukuyama se sont-ils trompés en annonçant la fin de l’Histoire ? Qu’en est-il de l’ancien communisme et de ses métamorphoses ? Pourquoi le pire, en politique, se confond- il si souvent avec une certaine idée de la vertu ? L’intégrisme est-il devenu, après le fascisme et le totalitarisme, le principe secret de l’époque ? Qu’en est-il du spectacle humanitaire et de sa philosophie implicite ? [...] Comment combattre le fonda- mentalisme ? Que reste-t-il du lien social dans ce monde désen- chanté ? L’esprit des Lumières aurait-il, déjà, perdu la partie ? Comment retrouver la passion du débat ? Le sens de la révolte ? Et que serait une démocratie sans querelle ? Comment déjouer les barbaries promises par la volonté de pureté ? Pourquoi de Savonarole à Milosevic, et de Saint-Just aux mollahs iraniens, cette pureté est-elle toujours la matrice du meurtre ? Peut-on espérer, un jour, en finir avec la pureté dangereuse ? »

Ce n’est pas de cette pureté-là dont il s’agit. Pas de cette pureté dangereuse que les intégrismes et les fondamentalismes (qu’ils soient religieux ou politiques ne change rien à l’affaire) étalent et qui n’est qu’une ultramoralité bête, primaire, servile, outil de pouvoir et de coercition, levier du totalitarisme pour peuples analphabètes ou bêtes.
Quelle est cette pureté dont je parle ?

La pureté et la moralité ne doivent pas être confondues.
On peut parfaitement être moral et impur. La moralité concerne la relation à l’autre, tandis que la pureté ne concerne que la relation à soi.

La Torah juive, par exemple, distingue clairement ces deux registres de l’accomplissement de soi – le Temple et ses sacrifices étant bien plus purificateurs (visant la sainteté) que rédempteurs (visant la justice). La philosophie grecque le fait moins.

La pureté vise à maintenir chacun dans l’intégrité de son devenir, selon les quatre dimensions corporelle (santé), émotionnelle (ataraxie), intellectuelle (lucidité) et spirituelle (sacralité).

La moralité lui est assez subsidiaire, non qu’elle soit immorale ou amorale, mais plutôt du fait que la pureté profonde induit une moralité saine en tant que sa propre conséquence. Car c’est au fond de « santé » qu’il s’agit – si l’on veut bien étendre à l’émotionnel, à l’intellectuel et au spirituel, le sens de ce concept trop souvent limité au seul corporel. Il est présumé que si l’on est sain avec soi, on sera correct avec les autres, naturellement.

La pureté induit la moralité comme la santé induit la correction. Et symétriquement : l’impureté induit l’immoralité, comme la malignité induit la méchanceté.
En somme, la pureté préserve le sacré contre la profanité, alors que la moralité n’est que la modalité d’une profanité vivable. La pureté est verticale et spirituelle ; la moralité n’est qu’horizontale et vulgaire.
Le saint, le sage n’ont nul besoin de morale !
Tout cela consacre une triade fondamentale dont les termes, sans se superposer réellement, constituent un nœud conceptuel fort (un paradigme comportemental) : pureté, sacralité, sainteté, face au nœud triadique plus faible qui en découle : moralité, socialité, équité.

Nietzsche écrivait : « Il faut savoir se conserver. C’est la meilleure preuve d’indépendance. »
Que signifie « se conserver » ? Rester fidèle à soi, à son destin, à son idiosyncrasie, à son phylum. Ne pas se laisser divertir, dévoyer, détourner. Cultiver son intransigeante autonomie.
Cette idée est moins banale et bien plus exigeante qu’il n’y paraît, car la fidélité à soi-même et son propre accomplissement sont infiniment plus difficiles que ne l’est la nonchalance de celui qui se laisse porter par les autres, par le système, par la société.
Il faut du courage pour rester soi-même. Il y faut beaucoup de force et de volonté.

Derrière ce « savoir se conserver », il y a une idée de pureté : rester soi et seulement soi, rester purement soi. Plus facile à dire qu’à faire ! Surtout lorsque l’on prend conscience que ce « soi » est un système ouvert qui s’alimente en permanence dans le monde « extérieur », et pas seulement de nourriture matérielle.
Se conserver, cela signifie aussi : ne pas se laisser polluer. En matière de pollution et d’impureté, la modernité s’y entend : des gaz toxiques aux eaux empoisonnées, de la malbouffe aux drogues, de la pub aux rumeurs, pollution à tous les étages de nos êtres.
On comprend peut-être mieux, alors, le souci que bien des traditions ont mis à édicter et à respecter des interdits alimentaires symboliques, fortes de l’adage « Tu deviens ce que tu manges ».

On peut jauger les hommes entre eux – avec des gaussiennes plus ou moins symétriques et lisses – selon bien des critères d’intelligence, de richesse, de socialité, de liberté, d’autonomie, de volonté, de courage, ou que sais-je encore. Nietzsche choisit la pureté comme base de son axiologie humaine.
Plus un homme est pur, plus il est vrai, noble et supérieur. La pureté est l’essence même de l’aristocratisme nietzschéen (nous y reviendrons dans notre épilogue).
Mais qu’est la pureté ? La pureté se définit comme l’étroite adéquation entre ce que l’on est et ce que l’on fait, entre devenir et destin, entre le « deviens » et le « est » du célèbre « Deviens ce que tu es ».
L’homme pur (noble, vrai, supérieur) est celui qui se refuse à toute souillure, à toute pollution qui le dévoierait, qui le détournerait, qui le distrairait de son destin propre, de son accomplissement de soi en plénitude.

                                                                                   Marc Halévy  

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