« Je suis angoissé, terrifié parfois, de l’évolution de l’exercice médical et de ses dérives, consuméristes et judiciaires.
La médecine doit rester humaine, personnelle, fruit d’une observation et d’un raisonnement qui doivent souvent plus
au bon sens qu’à la science. »
Professeur Patrice Queneau
Claude Bernard caractérisait la maladie par « l’exagération, la disproportion, la dysharmonie des phénomènes normaux ». Cette définition s’accorde parfaitement au monde d’aujourd’hui.
Comme il serait bon de pouvoir se réfugier en toute confiance dans le giron de notre médecine classique dès que nous perdons l’équilibre. Seulement voilà, elle aussi n’échappe pas à son environnement et à ses dysfonctionnements. Et nous ne pouvons pas lui obéir les yeux fermés sans prendre des risques.
En prenant connaissance de ses atouts, de ses enfermements et de ses limites, nous nous donnerons plus de chance de pouvoir l’utiliser à bon escient.
Mes étonnements d’enfant
Mes premières émotions face à la médecine remontent à mon enfance, et je choisis de partager celles qui ont profondément marqué ma vie dans la mesure où elles ont réveillé très tôt mes interrogations face au savoir médical et à ses habitudes culturelles.
Mon père était un des premiers opérés de France à avoir vécu l’ablation d’un rein. L’éminent professeur Leriche avait été l’homme de l’art. Inventer un tel acte, précis, rigoureux, scientifique, maîtriser la technique et le geste aussi magistralement nous avaient tous impressionnés dans la famille, et une certaine fierté teintée de gratitude nous habitait.
J’avais 10 ans, l’âge où les expériences se transforment déjà en début d’opinions, lorsque je surpris une scène curieuse. Mon père était fatigué et fit venir un docteur. Ce n’était pas le médecin de famille habituel. L’homme tenait une baguette bizarre qu’il passait et repassait sans cesse devant le corps de mon père qu’il auscultait tout habillé dans son bureau. La scène n’en finissait pas, et cet être étonnant finit par dire : « Il y a quelque chose que je ne comprends pas, excusez-moi, mais je n’arrive pas à localiser votre rein gauche ». Il ne le trouvait pas et pour cause... Ce fut le deuxième événement marquant. Comment, dans ce monde médical si sérieux, pouvait-il exister des phénomènes aussi étonnants que celui auquel je venais d’assister ? Y avait-il d’autres accès à la santé que celui de la médecine strictement conventionnelle ?
Un troisième étonnement vint à la suite d’une série d’otites qui avaient une prédilection pour l’enfant que j’étais. La pénicilline prescrite en doses de plus en plus fortes ne venait pas à bout de ces otites à répétition. J’avais mal, on finissait par choisir les modes opératoires en guise de solution. Les végétations d’abord, puis l’ablation des amygdales, et de nombreuses paracentèses. En même temps, il m’était prédit, de mastoïdite en mastoïdite, l’éventualité de devenir sourde petit à petit. Inquiets et désorientés, mes parents firent revenir ce curieux docteur aux baguettes magiques. Je me souviens avoir été choquée lorsque, critiquant notre bon médecin de famille, il m’interdit formellement une nouvelle prise de pénicilline, précisant combien cette pratique était erronée et toxique pour moi. Mais alors que faire, et puis surtout qui croire ? Il me donna des petites pilules blanches, je ne savais pas encore ce qu’était la médecine homéopathique, mais le résultat fut spectaculaire. Je n’eus plus d’otites.
Était-il possible que notre médecin de famille ait pu se tromper ? N’avait-il pas un pouvoir absolu ? Je ne comprenais plus rien. D’ailleurs, cet autre homme aux baguettes en fanons de baleine ne nous sécurisait pas vraiment avec ses pratiques de radiesthésiste sulfureux et, malgré son efficacité certaine, il disparut du tableau familial.
Je vécus un quatrième étonnement lorsque ma mère dut partir dix jours à la montagne assez brusquement. S’étant arrêtée de travailler pour s’occuper de ses trois enfants, elle se « dévouait » en étant au service de chacun. Ainsi le vivait-elle. Artiste, elle avait laissé ses pinceaux de côté pour être encore plus présente. Elle s’oubliait au passage et son corps lui faisait signe. On lui avait trouvé une « angine de poitrine », terme proposé à l’époque pour nommer des oppressions dans la région du cœur qui, accompagnées d’une forte tension artérielle, laissaient craindre un risque d’infarctus.
C’était la première fois qu’elle n’était pas là, elle me manquait et j’avais hâte de la voir revenir. Aussi étais-je très réceptive lorsqu’elle revint, belle, détendue, heureuse et en pleine forme.
Elle semblait ne plus être tout à fait la même. Comment avait- elle pu se guérir si vite ? Quelques jours après, elle invita à la maison une « bande d’amies » qu’elle avait connues là-bas. Elle était radieuse. Il n’y avait jamais eu de « bandes d’amies » à la maison, et d’ailleurs ce fut l’unique fois. Elles lui offrirent une assiette murale que j’ai gardée comme symbole de gaieté et de liberté, car c’est bien cela qui était en jeu. Je ne comprenais pas bien sûr de quoi il s’agissait. Je sentais néanmoins qu’il y avait un lien entre sa santé retrouvée et cette gaieté accompagnée d’une certaine liberté d’être qu’elle semblait avoir acquise là-bas et qui la rendait plus belle encore. Je savais qu’il venait de se passer quelque chose d’important.
La petite fille que j’étais avait l’intuition que cette médecine-là, même si je ne la comprenais pas, faisait sûrement partie des meilleures.
Il y avait donc des façons variées de se guérir ? Quelle étrangeté. Mon inconscient avait compris ce que je ne découvris que plus tard.
Par un principe de vie et donc de survie basique, notre corps refuse de s’adapter à ce qui ne lui convient pas. Il prend souvent le pouvoir de dire non, et déclenche alors en guise de signal des somatisations multiples, salutaires si on les comprend à temps.
L’accident
Mais c’est plus tard, alors que j’étais jeune maman, que je vécus l’événement le plus essentiel de ma vie dans ses incidences sur mes relations avec le corps médical. Je fais ce témoignage ici pour mettre l’emphase sur la nécessité, face à notre médecine, de rester sans cesse aux commandes et, tout en lui faisant appel, de ne jamais lui obéir inconditionnellement.
J’étais une jeune femme de 24 ans, ma fille avait 15 jours et mon petit garçon de 2 ans et demi, Philippe, toussait beaucoup depuis un mois. Le médecin, un praticien traditionnel, après avoir prescrit des antibiotiques qui s’étaient avérés inefficaces, m’avait envoyé voir un spécialiste ORL. Celui-ci avait prescrit une opération des végétations, mais comme la toux continuait malgré une nouvelle prescription d’antibiotiques, nous avions fait faire sur sa recommandation une radio des poumons qui s’était avérée normale. « Rassuré » par ces examens, le spécialiste avait « rassuré » les parents. Et deux jours après, tout se précipita. Alertés par une nouvelle quinte de toux, nous trouvions notre enfant endormi avec du sang plein son lit.
Médecin appelé d’urgence, ambulance, hôpital, tampon- nement nasal pour arrêter l’hémorragie, retour à la maison. Et douze heures plus tard, une nouvelle quinte de toux lais- sait place à une nouvelle hémorragie. Ambulance, service des urgences, hospitalisation, trachéotomie pour permettre de respirer... mais les hémorragies continuaient, s’interrompaient puis reprenaient à un rythme de plus en plus rapide. Le sang giclait par la trachéotomie et il fallait par aspiration empêcher cette dernière de s’obstruer. Et plusieurs jours passèrent ainsi à l’hôpital à essayer de déboucher ce qui se bouchait sans cesse.
Je veillais la journée pour appeler d’urgence les infirmières à chaque reprise d’hémorragie. Mais la nuit posait problème. Il n’y a pas grand monde la nuit à l’hôpital, et déjà à cette époque les infirmières étaient en nombre insuffisant. Mon mari me rejoignait à l’hôpital après son travail, mais il nous avait été interdit formellement de rester tous les deux la nuit dans la chambre. Et c’est là que je découvris les limites de la volonté lorsque les fonctions basiques de survie de l’individu sont en jeu, car alors que nous voulions rester éveillés non-stop, le sommeil finissait toujours par nous surprendre et notre enfant risquait de mourir à chaque hémorragie.
Que faire ? Il fallait trouver une solution. On n’a pas le droit de prendre des quarts à l’hôpital comme on le fait sur un bateau. Je commis alors ma première transgression contre l’ordre établi de l’hôpital et de l’autorité médicale. Nous avions remarqué que les chariots servant à transporter les malades étaient enfermés à 18 heures dans une salle très proche. Je me procurais donc un double de la clé et nous allions y dormir à tour de rôle. Une infirmière fut étonnée une nuit de voir l’un, puis l’autre, et lorsqu’elle me fit partager son étonnement, je posai mon doigt sur mes lèvres sans répondre et elle eut la délicatesse et l’intelligence de ne pas chercher à comprendre. Notre initiative était efficace et la soulageait d’un travail trop lourd et trop intense.
Le jour, les médecins se faisaient de plus en plus rares, la nuit, n’en parlons pas. Subitement, je réalisai que l’absence croissante de médecins devenait synonyme de cause perdue. Ils avaient déjà pressenti la fin et fuyaient ardemment, allant, ce qui était plus confortable, là où d’autres urgences les appelaient. Et pourtant, c’est en ayant le courage de regarder ce qui dérange que l’on peut mieux gérer ce qui arrive, car alors l’énergie n’est plus utilisée à masquer la peur ! Au contraire, elle est à disposition pour affronter la situation perturbatrice. Le problème, c’est que les médecins n’ont pas du tout été formés ni accompagnés pour regarder la mort en face.
Un sursaut me prit, fait d’angoisse, de rage et de désespoir. Je décidai d’agir autrement, de forcer le silence, et fis irruption dans le bureau du médecin-chef sans lui laisser la moindre possibilité de s’échapper. Notre fils était faible et perdait trop de sang, et je vérifiai que mon interlocuteur avait démissionné. « Alors il va mourir » lui demandai-je ? « Oui sans doute » me répondit-il en maîtrisant ses émotions. Je lui demandai alors de programmer une intervention chirurgicale pour voir ce qui se passait dans le corps de notre enfant, car puisque le diagnostic était tel, pourquoi ne pas prendre le risque de tenter une dernière chance ? Je lui affirmai qu’avec mon mari, nous en assumerions toutes les conséquences. Et il accepta. L’intervention chirurgicale fut programmée immédiatement.
Curieusement, il parut soulagé, et cette prise de décision forcée, d’une certaine façon, l’allégeait. Et « il » (qui ? d’ailleurs, car dans ce genre de cas, les responsabilités diluées de l’hôpital n’arrangent rien), « il » n’avait pas eu l’énergie de se bousculer afin d’aller voir les parents pour parler vrai et susciter une réflexion vitale ultime. Fuir permet principalement de se protéger et de tenir sur la durée. C’est bien là un des drames de nos hôpitaux.
Un merveilleux partenariat
Le chirurgien qui opéra fut remarquable de compréhension, d’humanité et d’intelligence. Il nous dit clairement que le choc opératoire, sur un organisme aussi épuisé, risquait d’être fatal. Il nous parlait d’autant plus vrai qu’il nous savait à l’initiative de cette décision et n’avait plus à se protéger par avance. Il redoutait l’anesthésie, nous en avons longuement parlé. Craignant ne plus voir mon fils vivant à la sortie de la salle d’opération, je lui demandai si je pouvais l’accompagner au bloc opératoire et rester auprès de lui le temps que l’anesthésie fasse son œuvre. Avant qu’il ne s’endorme, je ne voulais surtout pas qu’il soit affolé par mon absence, et puis, je voulais le voir encore une fois... Non seulement il accepta, ce qui ne s’était jamais vu auparavant, mais il nous informa qu’il utiliserait ma présence au bloc pour faire choisir une anesthésie par masque et non par intraveineuse, ce qui serait moins dangereux que les pro- tocoles habituellement utilisés. Mais pour cela, notre petit gar- çon devait rester calme et serein sinon cela ne marcherait pas.
Martine Laval
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