La voie du tantra


Absent de la voie classique, le Kundalini-yoga (KY) appartient à la voie du tantra (tantra-marga, tantric way), qui seule permet de le situer et de le comprendre.

Le tantrisme est le culte de la femme, par la religion de la Shakti (énergie divine féminine). Le tantra, en utilisant l’exemple du tissage, est une forme de yoga qui joint, unit, rassemble. Tan signifie d’abord un tissu, tissé, ce qui est uni, joint, tissé. La femme et l’homme sont joints et tissés avec l’énergie comme la chaîne avec la trame. Tan est la racine de « tendre ». Tantra désigne aussi une somme, un traité développé, par opposition au résumé, le fil ou sutra. On tisse un tantra avec des fils, comme on tisse une étoffe. Il existe un énorme corpus de traités de tantra, qui n’ont pas encore tous été publiés et traduits.

Le tantra est né aux Indes, en particulier au Bengale. C’est la survivance aux Indes de l’ancienne religion de la civilisation Munda, celle des peuples de la forêt. Ils vénéraient la femme Shakti, la déesse arbre Karam et les serpents Nagas. Les déesses y étaient nues (aparna) ou avec un simple pagne de feuillage et par la suite parées de bijoux.

Mais on peut considérer qu’il existe aussi un tantra bouddhiste tibétain et un tantra taoïste chinois, puis japonais (shingon), indonésien, balinais...

Le tantrisme est une sacralisation de la femme, qui est toujours placée sur un trône, physiquement ou moralement. Elle est adorée (worshiped) comme une déesse. Cela s’oppose au machisme, à la pornographie, au kama-sutra et à tout ce qui méprise et dégrade la femme. Le tantrisme a été un peu pratiqué en Occident au xiiie siècle avec le culte de la femme chez les Bogomiles, les Cathares, les Blancs (Albigeois, Alba, Albanais), les chevaliers servants (Sigisbés), les cours d’amour d’Occitanie, le Trobar Clues des Troubadours, la courtoisie, les Fidèles d’amour de Dante, le culte des Vierges noires... La forme hindoue ne peut pas être reprise telle qu’elle, en Occident on parlera donc de néo-tantra. Hélas c’est surtout sous les formes déviantes du porno-tantra qu’il s’est rendu célèbre.

La voie du tantra transforme une femme en Shakti par une initiation qui la fait habiter par une énergie du sacré, de même l’homme en qui habite l’énergie de la Shakti et qui respecte (worship) la femme peut transmettre cette énergie qui se déroule. Cette énergie sacrée peut être retrouvée partout dans le monde : les sources et les montagnes, le vent, les étoiles, la forêt, les rivières, l’océan, le feu, les animaux sauvages... Par elle il s’agit de retrouver l’antique alliance entre la Nature et la Femme, qui permet le réenchantement du monde (réencantado del mondo).

La Shakti est la forme féminine de l’énergie et du Divin. Sans l’énergie de la Shakti, l’univers ne serait qu’une immense coquille vide et morte. La Shakti est négation, énergie et désir. Éveillée par le désir de Shiva, elle l’éveille à son tour, sinon il reste aussi inerte qu’un cadavre (Shiva/Shava). Elle est le principe moteur qui crée l’illusion du monde par sa danse des sept voiles (Maya, la Forme du sans-forme).

Les principes du tantrisme
1. Les poisons sont aussi des remèdes. Ceci est prouvé par l’homéopathie. Le principe essentiel du tantrisme est que les poi- sons peuvent aussi être des remèdes, si l’on sait bien s’en servir. Il faut transformer le venin en remède. Ce qui est pour tous occasion de péché et de chute sera pour les tantriques une occasion de salut. Ce qui cause l’esclavage donnera la libération. C’est le retournement des effets contraires, le renversement du mal en bien. Le grand secret est de savoir faire des qualités avec ses défauts. La transmutation au lieu du refoulement. C’est directement avec ses propres blessures qu’il faut faire des dons. On peut se libérer avec ce rend les autres esclaves.

2. Le secret. Le tantra est une doctrine secrète. Le besoin du secret est affirmé au début de chaque ouvrage. « Je vais te dévoiler le secret suprême qui doit être caché comme le sexe de ta propre mère. » Et à la fin du livre, on recommande à nouveau : « mais ceci est à garder secret, à garder très secret, à garder secret à tout prix. » Sexe, sacré, secret. D’ailleurs, par mesure de précaution les traités indiens sont écrits en langage voilé : le samd- hyâ-bhâshâ, le twilight-langage, le langage crépusculaire. Rien n’est nommé directement. Tous les mots ont au moins un triple sens : religieux, anatomique et symbolique. Au lecteur de choisir la lecture qui lui convient. Les initiés comprendront. Ainsi upâya signifie la foudre, une méthode de méditation ou aussi le phallus (lingam) et sunyata le zéro, le vide ou métaphoriquement la vulve (yoni). Les tantriques se divisaient d’ailleurs en tantriques de la main droite (dakshinacarya), qui travaillaient symboliquement et tantriques de la main gauche (vamacarya) qui travaillaient opérativement ou physiquement, comme par exemple les kaulas. Le tantrisme est, dans la stricte religion brahmanique, la résurgence de tout le courant ancien et souterrain de la première religion Munda de l’Inde, celle de la magie, du sexe, de la femme, des pouvoirs surnaturels, des rapports avec les esprits de la nature. Il est l’héritier des peuples de la jungle et de la forêt, des aborigènes qui subsistent encore aux Indes. Car l’Inde, avec le système des castes qui ne se mélangent pas, est un extraordinaire conservatoire des races et des traditions. V. Elwin put ainsi noter la persistance du ghotul (dortoir des jeunes) chez les Murias actuels du centre de l’Inde. Le centre du tantrisme semble être le Bengale où il est toujours une pratique non-officielle (underground).

3. L’action. On ne parle pas du tantrisme, on en fait avec son corps. Pendant que les érudits (çastra) discutent, les tantras agissent avec puissance. Et tantraçastra signifie que la compréhension des textes n’est possible qu’à travers la pratique. Le tantra c’est l’action qui réussit. « Toute la culture étendue de l’esprit est vaine, si l’on n’obtient pas en même temps le pouvoir par la pratique. » (Tantra-tatva, I. 25) On peut donc appeler le tantra, le yoga de la puissance. Il faut jeter les livres, comme s’ils brûlaient « Tout ce qui est écrit n’est pas utile à qui n’a pas encore la Shakti et inutile à qui la possède déjà » (Isa Upani-shad, 12). La particularité du tantra est dans la pratique, ce n’est pas une philosophie, ce n’est pas non plus une lamentation, ni une contrition, ni un repentir devant une divinité. « C’est l’affaire des femmes que d’asseoir une supériorité par des argu- ments ou une démonstration ; c’est, au contraire, l’affaire des hommes que de conquérir le monde par sa puissance propre. Aussi laissons-nous les raisonnements, arguments et discussions aux autres écoles. Ce qui importe au tantra c’est d’accomplir des actes surhumains par la force de sa puissance. » (Tantratatva 1, 25). Mais on retrouve aussi dans le yoga classique cette injonction de l’action (kriya) « Cela ne s’obtient pas en portant un habit ou en dissertant sur le yoga, mais la pratique infatigable mène seule à la Réalisation. » (Hatha-yoga. Pradipika 1, 66)

4. La transmission. Le tantrisme ne peut être transmis que directement par un gourou, il ne s’enseigne pas, il se donne, se pratique et se transmet. Il s’est transmis que par la cérémonie directe de l’initiation. Un transfert d’énergie passe d’un corps à un autre, comme le feu passe d’une torche à une autre. Mais le gourou ne donne rien par lui-même, il faut que la puissance divine passe par lui. Les textes répètent sans cesse que toutes les techniques sont vaines si elles ne sont pas pratiquées avec un cœur pur, sous la direction d’un gourou très aimé et surtout avec l’aide de la grâce divine.

5. Le tantra se dit adapté à notre âge : le Kali-Yuga, l’âge de fer, l’âge sombre de la guerre. Il est lié au culte de la femme et à la puissance féminine, au corps et à la dissolution de la décadence. Nous n’avons plus la force pour suivre les innombrables prescriptions des rituels brahmaniques et les règles traditionnelles du dharma (devoirs sociaux), disent les textes. Il nous faut maintenant une méthode courte et expéditive. Pour cela nous sommes prêts à prendre des risques, à marcher sur le fil de l’épée ou à chevaucher le tigre. Il est pour les courageux, ceux qui n’ont pas peur.

6. La transgression. Il s’agit donc de favoriser la venue de l’extase par une intense émotion provoquée par une suite d’actes. Une émotion poussée à l’extrême peut provoquer la perte de laconscience de soi et donc le changement de plan de conscience. Les tantras parlent de moksha la Libération ou d’ananda, la béatitude, mais aussi de bhoga, la jouissance, ou la joie ici et maintenant. La plus forte de toutes les émotions est toujours l’amour. « Ce qui est ici est partout et ce qui n’est pas ici n’est nulle part. » (Vishvasara tantra) L’ambiance de départ est la fer- veur et l’incandescence.

7. Tout est déjà là. Dans le tantra il n’y a rien à acquérir, à préparer, à obtenir : tout est déjà là. Il suffit de le retrouver (pratyabhijna, la reconnaissance spontanée) et de réaliser la nature innée de l’esprit. C’est la Voie directe des Anciens du Dzogchen tibétain.

Il vaudrait mieux dire les tantras. Il y a toute une variété de courants et de doctrines secrètes. On peut considérer qu’il existe trois tantras principaux : celui de l’Énergie, de la mort et du sexe, que l’on symbolise par le tantrisme blanc, noir et rouge.

1. Le tantrisme blanc
La voie du tantra engendre une sacralisation universelle de l’existence. Tout y prend, ou y retrouve, un sens sacré, dans son rapport avec cette énergie mystérieuse. Rien n’y est donc profane, ni profané. On peut évoquer, par exemple, le tantra du sommeil, du rêve, de la table...

La resacralisation du sommeil permet de se rendre compte du niveau de conscience très particulier qui lui est spécifique. Selon les recherches récentes, on distingue le sommeil léger avec les ondes Alpha, moyen à ondes Sigma et profond avec les ondes Théta. La conscience n’y est pas abolie, car le matin on se souvient encore de la qualité de son sommeil. Pour bien dormir il faut avoir une conscience apaisée et se laisser aller avec joie et volupté dans ce nouvel état. Si l’on veut continuer à penser, si l’on veut se voir s’endormir ou si l’on tourne en rond dans ses préoccupations, on ne peut pas avoir un bon sommeil, qui demande la paix du cœur. Donc dans le tantra, on s’endort avec confiance et joie dans les bras de la Shakti pour les hommes ou de Shiva pour les femmes.

La voie tantrique du rêve comprend de nombreuses étapes. D’abord il faut apprendre à se ressouvenir de ses rêves, car tout le monde fait quatre ou cinq rêves par nuit en moyenne. Puis il faut se débarrasser résolument de ses cauchemars ; c’est justement parce que l’on fait souvent des mauvais rêves qu’on les refoule et qu’on a pris inconsciemment l’habitude de ne plus s’en souvenir au matin. Ensuite, par diverses méthodes, dont la programmation, on cherche à réintroduire la conscience dans ses rêves pour échapper à l’illusion habituelle du rêve. Quand on parvient à rêver tout en sachant que l’on rêve, on a atteint le niveau du rêve lucide. Alors on se souvient soudain de ses rêves précédents, on peut stopper le cours du rêve, remplacer volontairement une image par une autre et arriver à changer la fin de son rêve. Le « rêve » devient une seconde vie. On peut alors arriver à des rêves prémonitoires, intuitifs, créatifs, extatiques ou des voyages astraux par sortie hors du corps...

Le tantra de la table permet de sentir l’énergie des aliments et de communier avec l’énergie universelle de la Shakti dans chaque bouchée de nourriture. On mange lentement et consciemment, sans parler et sans distraction, en mâchant 21 fois chaque bouchée, jusqu’à ce que fasse irruption l’énergie de cette bouchée. Alors se révèle le véritable goût de l’aliment et comme il sera bien digéré, on aura besoin d’une moindre quantité d’aliments, etc.

Le tantrisme blanc est le seul qui soit pratiqué encore actuellement, du moins officiellement et à notre connaissance. Il l’est dans bien des centres aux Indes, comme dans une bonne partie du hatha-yoga (sans le savoir) et dans tout le lamaïsme tibétain. Tous les grands monastères du Tibet avaient des collèges tantriques qui pratiquaient les initiations les plus élevées. Mais comme ce sont les plus difficiles, les moines n’y parviennent en général qu’après vingt ans d’études. Depuis la diaspora, certains de ces collèges ont pu être reconstitués dans divers pays. Ceux des bonnets rouges (kargyupa ou ngyimapa) sont les plus renommés. Le yoga qu’enseignait en France Lucien Férer, se voulant de ce type, était tantrique. Celui que diffuse Swami Satyananda de Monghyr revendique aussi le terme de tantrique.

Le tantrisme blanc se décline en mudra/mantra/mandala plus les asana/bandha/nyasa...
Une bonne partie de ces pratiques ont été décrites dans le yoga et dans le lamaïsme tibétain. Elles sont fondées sur la connaissance du corps d’énergie de l’homme qui double son corps physique. Le tantra éveille dans le corps humain tout le système énergétique, avec ses zones, ses courants (vayus), ses méridiens (nadis) dont les trois principaux s’enlacent le long de la colonne vertébrale en forme de Caducée (ida, pingala, sushumna). En particulier il est scandé par des Centres, appelés chakras (roues) ou padmas (lotus).

La technique corporelle qui s’est le plus diffusée en Occident est le yoga du sommeil conscient (yoga-nidra). Mais il faut y ajouter le mantra-yoga (répétition des formules sacrées), leur intériorisation (ajapa-japa), le silence intérieur (antar-mouna), la concentration sur les dessins géométriques (yantras et mandalas), la pratique des postures (asanas) et gestes symboliques propices (mudras), l’expansion de l’espace de la conscience (chit akasha dharana), l’écoute du son cosmique (nada-yoga), l’éveil de la Claire Lumière du Soi (atma jyoti darshan), la vibration de la Shakti (shaktichalama), le yoga des actes (kriya-yoga). Est tantrique tout ce qui correspond au corps subtil (sukshmasha- rira), les purifications (shat karma), les énergies (vayus), les méridiens (nadis), les centres (chakras), l’éveil de l’énergie-conscience (Kundalini). Chalana kriya permet de faire monter l’énergie de chakra en chakra. Le mantra est ce qui protège l’esprit par l’expression sonore de la nature réelle des phénomènes ou le Son créateur. Les mudras ou sceaux permettent la descente des bénédictions et leur diffusion.

Dans la physiologie mystique du corps il n’y a pas que l’éner- gie sexuelle, il y a aussi tout un travail sur les énergies corporelles de la lune et du soleil. Le centre de la lune se trouve dans un chakra (talou) situé au fond de la gorge. Il est stimulé lorsqu’on arrive à passer la langue derrière la luette et boucher les fosses nasales (khéchari-mudra). De ce centre, situé sous le cervelet, coule sans cesse une énergie blanche laiteuse (le soma) qui descend dans le chakra du soleil (le plexus solaire) où elle est brûlée par le feu digestif. On stoppe cette déperdition en prenant une posture inversée (viparita-karanimudra) et l’on peut alors « traire la vache », c’est-à-dire se nourrir de ce nectar divin qui donne l’immortalité (amrita). On le propulse alors par le souffle vers le chakra du sommet de la tête, ce qui provoque l’ivresse (ghurni).

Le plus célèbre de tous les tantras est le Vijnâna Bhaïrava tantra, traduit par Lilian Silburn, avec une importante introduction et une postface très détaillée. C’est un texte du tantrisme blanc, qui présente 112 techniques, mais aucune n’est efficace sans la grâce du Seigneur. On peut se concentrer sur les espaces vides entre l’inspir et l’expir, sur le sommet de la tête, sur le son cosmique, sur le vide de son corps, du monde ou le vide en lui-même, sur le troisième œil ou sur l’écoute de son cœur... Mais l’extase peut se produire à l’occasion de toute félicité intense : l’orgasme, le souvenir de l’orgasme, retrouver après une séparation un parent aimé, le chant, les caresses, l’adoration, la méditation... On retrouve le principe du tantrisme avec les indications que cela peut se produire à toute occasion intense : le désir, la fureur, la colère, la douleur, l’égarement, l’éternuement même. Mais la force pour pouvoir le réaliser ne doit être donnée par le gourou qu’à un disciple fidèle et au cœur plein d’amour.

Le Kundalini-yoga est aussi diffusé par les Sikhs. Ils constituent une religion (et une communauté) fondée par le gourou Nânak (1469-1538) aux Indes. Mais depuis peu se sont constitués, par conversion, des groupes de Sikhs blancs, d’abord en Californie, puis aux États-Unis, en Europe et en France, qui veulent faire pratiquer le Kundalini-yoga. Différemment Swami Maktananda et Gurumayi donnent Shaktipat (l’éveil de la Shakti) et l’accès à la lumière bleue du Soi.

Ce qui caractérise le tantrisme blanc c’est qu’il considère n’avoir pas besoin d’une (ou d’un) partenaire. Comme le disent bien des textes « Qu’ai-je besoin d’une femme extérieure ? J’ai la Shakti en moi. » Lorsqu’Elle a été éveillée, on va pouvoir la mettre en action. Pendant cette période on doit observer une stricte continence et une chasteté absolue. C’est d’ailleurs celle qui est demandée à tous les moines ou mystiques hindous, tibétains, bouddhistes, soufis, juifs, orthodoxes ou romains. Il faut découvrir la sensation de l’accumulation de l’énergie dans le centre de la base au périnée (chakra muladhara) et dans le kanda.


Puis par un entraînement long et difficile il faut la conduire à la base de la colonne vertébrale et la faire entrer dans le conduit Sushumna. On s’aide pour cela, en particulier, par une technique corporelle (mula-bandha) qui consiste à contracter vers le haut les muscles du périnée (releveurs de l’anus d’abord, puis muscles du vagin ou releveur des bourses). La première fois, il s’agit de freiner sa montée qui est incontrôlée et automatique. Par la suite, lorsqu’on aura réussi à dénouer les trois nœuds de Brahma, Vishnou et Shiva (du sexe, du cœur et de l’espace), on apprendra à la faire monter de chakras en chakras. Lorsqu’elle arrive au niveau de la gorge, on entend un claquement sec comme une branche qui se brise. Et quand elle atteint la tête, c’est tout l’air qui crépite et devient lumineux et incandescent, l’environnement paraissant plein d’énergie à craquer. Alors on bascule dans un autre plan de conscience.

En fait, ce qui suit dépend du système théorique selon lequel on travaille. L’éveil de la Kundalini, qui est le fondement du tantrisme blanc, est pratiqué aussi dans le yoga hindou et dans le bouddhisme tibétain. C’est, en réalité, une expérience physiologique, accessible à tous, mais elle n’est que le support physique de l’expérience mystique et tout le bénéfice mystique vient de la Voie que l’on suit. L’ensemble des réalisations supé- rieures est donc accroché à cette transformation du corps. Pour les Hindous, l’énergie qui se diffuse soudain dans tout le corps par un déferlement est celle de la Shakti, la forme définitive de l’énergie divine. Cela s’accompagne d’une perte du sens du moi et d’une identification à la conscience divine. L’individu s’est débarrassé de son ego et a retrouvé le Soi, sa véritable nature divine. Il a donc une fusion de l’âme en Dieu ou Vacuité ou Conscience cosmique. La mutation physiologique en est le catalyseur et le versant corporel.

Le tantrisme blanc ne doit donc être pratiqué que sous la conduite d’un guide expérimenté qui a lui-même éveillé sa Kundalini. Alors, par son aide, la montée est beaucoup plus facile, sans aucun danger d’accident et s’accompagne de la fusion dans la vie divine.

2. Le tantrisme noir
Le tantrisme noir est la libération de la peur de la mort, qui est la racine de toutes les peurs. Pas de progrès possible sans avoir d’abord apprivoisé la mort.

1. Le tantra de la mort est une démystification de la fin der- nière, en échappant à l’hypothèse matérialiste de la mort-anéantissement total. Pour le tantra, la mort n’est qu’un moment de passage, comme celui de la naissance, « un retour au pays d’où je viens ». L’expérimentation actuelle en psychothérapies trans- personnelles unit d’ailleurs les deux passages sous le nom « d’ex- périences périnatales ».

D’abord le tantrisme dans ce domaine est une aide au travail de deuil des personnes devant la perte d’un être cher. Mais pour cet être, il est une recherche de la bonne mort (eu-thanatos), c’est-à-dire d’une mort consciente et volontaire qui procure une réincarnation favorable. La tradition de la mort volontaire est encore suivie par la plupart des Lamas tibétains grâce à différentes techniques tantriques de transfert du principe de conscience (powa) ou des autres corps. C’est dans le tantrisme qu’ont d’abord été pratiqués les soins palliatifs, l’accompagnement des mourants, plus la guidance dans les états intermédiaires (bardo-thödol) entre deux réincarnations. On les trouve dans les tantras les plus anciens de l’école Dzogchen des Nyingmapas. La mort assure le retournement du sac par lequel les éléments de mon inconscient sont projetés à l’extérieur et pris pour des objets réels, sans les reconnaître. Les Lamas les plus avancés peuvent même choisir leur future réincarnation (tulkou) ou assurer la pratique tantrique du Corps Arc-en-Ciel.

2. On peut aussi chercher à stopper le fonctionnement de son esprit et à changer de plan de conscience en surmontant le macabre. Chinmasta est « la mort vivante » qui dit « si tu veux pénétrer dans la demeure des dieux, coupe-toi la tête et bois ton sang ».

La pratique des interdits comprend des pratiques diverses, décrites dans les traités : les cinq M sont madya, l’alcool ; mamsa, la viande ; matsya, le poisson ; mudra, les graines d’épices ; maï-thuna, l’union sexuelle ; mais ces termes comportent plusieurs significations et n’ont de sens que pour un Hindou. Il existe encore aux Indes et au Népal des lieux tantriques en l’honneur de la déesse Kali comme à Dakshinkali près de Kathmandou. On se sert du sang des animaux pour attirer les Esprits et pou- voir communiquer avec eux. L’officiant est toujours revêtu d’ornements et d’un tablier fait d’os de mort et se sert du tam- bourin (damaru) pour appeler les esprits. Nous avons pu ren- contrer aux Indes des Tantriques, nus ou vêtus d’une corde, le corps enduit de cendres de morts, vivant autour des lieux de crémation. D’autres (les Aghoris) deviennent maîtres des odeurs et peuvent faire sentir instantanément n’importe quelle odeur. Pour l’Occident une importante transposition est indispensable.

Une forme simplifiée du tantrisme noir est possible. Il s’agit, lors du décès d’un être aimé, de passer la nuit en méditation à côté du cadavre. D’ailleurs, autrefois on avait coutume dans les familles chrétiennes de veiller les morts. Mais bien entendu, il ne s’agit pas de « méditer » au sens chrétien, c’est-à-dire d’avoir de profondes et tristes réflexions sur la mort, la brièveté de la vie et la vanité de toutes les choses, mais de chercher à communiquer avec l’esprit du mort. Comme il n’est pas encore loin de son corps, c’est plus facile. Cela se fait le plus souvent par les rêves. La rencontre de la mort peut, en effet, permettre, dans une intense émotion, d’arriver à changer de plan de conscience et d’entrevoir la Lumière qui brille pour les morts.

La forme complète du tantrisme noir est la guidance des désincarnés égarés. Comme un chaman, le psychothérapeute ou guide des âmes (psychopompe) va dans l’autre monde chercher celui qui s’est égaré dans la projection de son inconscient pour le ramener vers la Lumière-Amour.

3. Le tantrisme rouge
Le tantrisme rouge est celui qui a le plus de succès en Occident. Il y a une absolue fascination dans ce domaine. Mais il n’a pas du tout été compris dans sa réalité. Il est vrai que c’est un soulagement et une libération après des siècles d’oppression de la morale chrétienne qui n’admettait la sexualité que comme un mal nécessaire pour la perpétuation de l’espèce, et la réduisait donc à la sexualité reproductive. Rien ne peut plus faire plaisir à l’Occidental que d’apprendre que la sexualité peut être resacralisée. Elle est non seulement licite et permise, mais encore préconisée comme une prière et un instrument de salut. Le plaisir est la première forme fruste de l’extase. Le salut par le sexe, ou la sexualité sacrée, est le nouveau rêve de l’Occident. Il a surtout été nourri par la publication de la très riche iconographie de dessins et gravures inspirée par le tantrisme et son culte du Lingam et de la Yoni. Mais, hélas, il est trop souvent confondu avec la pornographie et le kama-sutra.

L’acte d’amour a toujours été compris comme la forme dégénérée de l’extase ou comme le rappel constant de l’union avec le Suprême, le modèle de la concentration du yoga. « De même que dans l’étreinte de celle qu’il aime, l’homme oublie le monde entier et tout ce qui existe en lui et au dehors, de même dans l’union avec le Suprême, on ne connaît plus rien ni au-de- dans ni au dehors. » (Brihad Aranyaka Up. IV, 3-21) Mais dans le tantra, c’est l’acte d’amour lui-même qui devient l’extase suprême donnant l’éveil, la réalisation et la sortie du samsara des réincarnations. En transmuant l’excitation sexuelle en exal- tation religieuse par la hiérogamie (Yab Yum), l’acte humain, qui est souvent bestial, pourrait devenir divin.

La pratique se divise en deux selon qu’il s’agit ou non du (ou de la) partenaire habituel(le).
1. Le yoga du sexe. Le plus aisé et le plus praticable est avec le (ou la) partenaire habituel(le). Cela correspond au yoga du sexe qui devrait être pratiqué par tout le monde. Il s’agit de sacraliser l’acte d’amour. Le drame dans ce domaine est la répétition, qui crée très vite la monotonie, l’indifférence, voire même l’en- nui. Au bout de quelques années dans bien des couples l’acte sexuel devient une corvée parce qu’on ne se renouvelle pas et que l’amour s’est éteint. L’homme (le plus souvent) exige toujours plus et en vient à mépriser et à dégrader la femme. Cela est très visible dans les publicités occidentales où l’on représente de plus en plus l’abaissement et la soumission de la femme de façon humiliante et dégradante. C’est tout à fait l’opposé du tantrisme, où l’homme, par la maîtrise de son désir, est au service de la femme qui doit être la première servie. Pour donner une dimension sacrée à l’union sexuelle, il faut la transformer en inventant un rituel, toujours renouvelé. L’acte d’amour peut devenir une cérémonie par des préparations avec l’encens ou musc, la flamme d’un cierge, la musique, etc. Le respect de la femme et l’adoration de son corps rendent une dimension sacrée à cette rencontre originelle qui ne doit jamais être banalisée. De même la procréation d’un être doit être accomplie volontairement et consciemment sous la protection des puis

sances célestes invoquées. Il y a l’utilisation des opposés, d’un côté une totale concentration, sans aucune distraction et de l’autre un absolu lâcher-prise.

2. L’échange des énergies. Dans les tantras, les différences portent sur l’acte, la partenaire et la préparation (kumaripuja). La vue est primordiale de façon à en avoir une perception pure.
L’acte d’abord n’est pas un rapport sexuel habituel. Il s’agit de faire remonter l’énergie sexuelle (la libido ?) le long de la colonne vertébrale dans le conduit central sushumna. Cette énergie ou Kundalini, en arrivant au cerveau, va provoquer le changement de plan de conscience et l’extase. Mais pour cela il faut que les deux partenaires pratiquent un échange d’énergie. Ce qui pour les non-initiés s’accompagne d’une décharge d’énergie doit ici s’accompagner d’une recharge qui augmente la puissance des deux partenaires. Notons que les textes tantriques hindous (comme dans le taoïsme chinois) indiquent comment l’homme et la femme peuvent échanger leur énergie spécifique et augmenter leur puissance (s’ils savent le faire) pour que la recharge remplace la décharge.

Mais dans le tantrisme ceci peut ne pas être pratiqué avec le ou la partenaire habituel(le). Il ne s’agit pas en effet de réaliser un acte sexuel ordinaire, mais un exercice de yoga par la réalisation d’une hiérogamie (union sacrée). L’excitation sexuelle se transmue en exaltation religieuse.

 


Marc-Alain Descamps

                        
                                                                              

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