La consommation de coquillages bivalves (moules, huîtres...) peut être à l’origine de troubles neurologiques graves voire mortels, liés à l’accumulation dans la chair des mollusques de toxines naturelles dont les teneurs sont par ailleurs réglementées. En juin 2019, une intoxication spécifique liée à la consommation de moules contaminées par des toxines paralysantes a attiré l’attention de l’Anses et des Centres antipoison (CAP) sur une possible méconnaissance diagnostique des intoxications par des neuro-toxines marines. Une étude rétrospective des cas d’intoxication par des coquillages enregistrés par les CAP de 2012 à 2019, et des données de surveillance réglementaire des zones de production conchylicoles, a permis d’identifier 15 cas probables d’intoxication par des neurotoxines. Une surveillance prospective des intoxications par des coquillages à l’origine de signes neurologiques a depuis été mise en place à partir des données des CAP.
Les moules, huîtres, palourdes, coquilles Saint-Jacques et autres coquillages bivalves sont formés d’une coquille com-posée de deux parties contenant la chair du mollusque marin. Ces produits de la mer, qui sont depuis longtemps un constituant de l'alimentation des populations humaines côtières, sont consommés partout en France et peuvent être à l’origine d’intoxications.Ces coquillages filtrent des quantités importantes d’eau pour se développer. Ils absorbent par conséquent les contaminants présents dans l’eau, comme des micro-organismes pathogènes (bactéries, virus), des micro-algues toxiques, des métaux lourds et d’autres polluants (polluants organiques), qui s’accumulent dans leur chair et peuvent les rendre impropres à la consommation.Plus précisément, certaines espèces d’algues microscopiques du phytoplancton produisent des toxines, appelées phyco-toxines, à l’origine de signes digestifs pour la majorité d’entre elles (toxines diarrhéiques), mais aussi de signes neurologiques d’apparition rapide, parfois graves voire mortels, pour d’autres : c’est le cas des toxines paralysantes produites par les algues du genre Alexandrium, dont les plus connues sont la saxitoxine et ses dérivés. Il existe aussi des toxines dites amnésiantes, constituées principalement par l’acide domoïque et produites par des algues du genre Pseudo-nitzschia, ainsi que des toxines d’apparition plus récente en Europe (pinnatoxines, brévétoxines...).
Les toxines produites par les coquillages ne sont pas dé-truites par la cuisson. Les teneurs en toxines paralysantes, dont les saxitoxines, et en acide domoïque dans les produits de la mer sont réglementées [1]. Les seuils sont basés sur une consommation de quantité «raisonnable». Des con-trôles sont organisés dans les zones de production de coquillage. Un dépassement des seuils conduit les autorités sanitaires à fermer temporairement les zones de production conchylicoles, ou en cas d’importation, à retirer du marché les lots contaminés, afin de protéger la santé des consommateurs.En France, sous la responsabilité de la Direction générale de l’alimentation, il existe un réseau de surveillance des phyco-toxines dans les coquillages des zones de production côtières, appelé REPHYTOX, pour les toxines réglementées (toxines diarrhéiques, saxitoxines et acide domoïque) dont la surveillance est obligatoire d’une part, complété d’un dispo-sitif de surveillance des toxines dites émergentes d’autre part (EMERGTOX1). En fonction des toxines recherchées, les ana-lyses sont réalisées par les équipes des laboratoires de l’Ifre-mer2et du Laboratoire national de référence des biotoxines marines de l’Anses. En France, des contaminations de la production conchylicole par les saxitoxines ont été observées pour la première fois en 1988, et par l’acide domoïque en 2000 [2]. Une alerte concernant des moules importées attire l’attention de l’Anses.En juin 2019, deux lots de moules contaminées par des saxi-toxines et importées d’Italie ont été signalés par le Rapid Alert System for Feed and Food(réseau d’alerte entre les États membres de la Commission européenne, RASFF3) aux autorités européennes compétentes. Bien que les teneurs en saxitoxines, mesurées dans le cadre d’un autocontrôle du distributeur, n’aient pas dépassé les limites réglementaires, le distributeur avait retiré le produit du marché par mesure de précaution. Des lots avaient toutefois été distribués et consommés.
Á la même période, un Centre antipoison (CAP) a signalé à l’Anses le cas d’une personne ayant présenté des signes neurologiques pouvant être liés à la consommation des moules contaminées [3]. Cette dernière avait consommé une grande quantité de moules lors de deux repas consécutifs et avait présenté dans les deux heures suivant chacun des repas des troubles digestifs, des fourmillements des mains et des pieds, ainsi que des tremblements et des vertiges. Elle avait consulté aux urgences et les symptômes avaient spontanément régressé. Le lien de causalité avec la consommation des moules était probable, les symptômes et leur délai de survenue étant compatibles avec le tableau clinique atten-du dans ce type d’intoxication. Cependant, la confirmation de cette hypothèse s’est heurtée à deux difficultés : les concentrations de saxitoxines mesurées dans les moules du lot incriminé (313 μg/kg de chair de moules) étaient inférieures au seuil réglementaire (800 μg/kg de chair de coquillages) ; aucun prélèvement biologique (sang, urines...) n’avait été réalisé pour y rechercher des saxitoxines. Il est à noter que ces dosages sanguins ou urinaires ne sont pas effectués en routine par les laboratoires de biologie. Le lien entre les symptômes et l’exposition à des toxines paralysantes a finalement pu être établi grâce au signalement au RASFF du produit par le distributeur, signalement qui n’était pas obligatoire compte-tenu des concentrations mesurées inferieures à la limite règlementaire. Une étude rétrospective des données des CAP met en évidence des intoxications par des neurotoxines marines passées inaperçues.Cette alerte a soulevé la question d’un probable sous-diagnostic des cas d’intoxication humaine par des phyco-toxines neurotoxiques lors de la consommation de coquillages. Une étude rétrospective des cas d’intoxication par des coquillages bivalves enregistrés par les CAP du 1erjanvier 2012 au 31 décembre 2019 a donc été conduite par l’Anses, les CAP et l’Ifremer. Pendant cette période, 619 cas d’intoxication alimentaire, tous types de symptômes confondus, ont été rapportés, répartis dans 452 «dossiers» (ou repas de coquillages, un repas pouvant être partagé par plusieurs con-vives). Il s’agissait d’intoxication alimentaire collective pour 19% des repas, regroupant de 2 à 8 cas.Les repas à l’origine des intoxications étaient composés d’huîtres pour 50% d’entre eux, de moules pour 33%, de coquilles Saint-Jacques pour 11%, de moules et d’huîtres pour 2%, et d’autres coquillages pour 4% des repas restants .La répartition par mois du nombre de personnes intoxiquées et de repas concernés, cumulée sur la période d’étude de 2012 à 2019, montrait une prédominance des intoxications par des huîtres en décembre (42% des cas et 37% des repas d’huîtres) et des moules en avril (26% des cas et 15% des repas de moules) (figure 1). Des intoxications par des huîtres et des moules étaient toutefois observées toute l’année. Par ailleurs, le grand nombre d’intoxications par des huîtres en décembre, cumulées de 2012 à 2019, était en partie due à plusieurs cas groupés de gastro-entérites aiguës d’origine virale (norovirus) survenus en 2019 [4]. Si, comme attendu, 88% des personnes intoxiquées avaient présenté un ou plusieurs signes digestifs (vomissements pour 61%, diarrhée pour 47%, nausées pour 27%...), 22% (134 personnes) avaient présenté au moins un signe neurologique (céphalées pour 10%, vertiges pour 4%, paresthésies pour 3%...) seul ou associé à d’autres symptômes. Les trois quarts des personnes qui avaient présenté au moins un signe neurologique avaient également rapporté un signe digestif, permettant d’orienter sur l’origine alimentaire possible des troubles. Le type de coquillages consommé (moules, huîtres, coquilles Saint-Jacques...) ne différait pas entre les personnes qui avaient présenté un signe neurologique et celles qui n’en avaient pas présenté.La relecture complète par un toxicologue des CAP de chacune des 134 observations des cas où un signe neurologique était mentionné a permis d’identifier a posteriori15 cas pouvant être liés à la consommation de coquillages bivalves contaminés par une neurotoxine marine: 14 cas correspondaient à un syndrome paralytique (orientant vers les saxi-toxines) et un cas à un syndrome amnésique (orientant vers l’acide domoïque). Aucune intoxication par d’autres neuro-toxines marines n’a été suspectée à partir des informations disponibles. Le diagnostic a été posé rétrospectivement à partir de la coïncidence entre les signes cliniques décrits, et le signale-ment de contamination de coquillages dans les zones de production surveillées (REPHYTOX) ou par une notification du RASFF, et l’origine des coquillages lorsque cette dernière était connue. Aucune recherche de neurotoxines marines (saxitoxines, acide domoïque...) n’a pu être réalisée dans le sang ou les urines de ces 15 malades.Les 14 personnes atteintes de syndrome paralytique avaient partagé 11 repas, et consommé des moules, seules ou associées à d’autres coquillages, pour 10 d’entre eux (7 repas); des huîtres, coquilles Saint-Jacques, ou palourdes dans les autres cas.Six personnes avaient présenté des paresthésies, des mains et/ou pieds pour quatre cas, de la bouche pour les deux autres cas. Cinq personnes avaient souffert de douleurs ou crampes musculaires, dont deux qui avaient également ressenti des paresthésies. Des troubles de la mémoire avaient par ailleurs été rapportés par l’entourage de deux personnes, posant la question d’un syndrome amnésique associé au syn-drome paralytique.Si l’intensité des symptômes rapportés était faible pour 10 cas, quatre ont cependant présenté de symptômes neurologiques plus intenses ou persistants: paresthésies bilatérales des mains et/ou des pieds, paresthésie ascendante de la main vers le bras avec raideur musculaire associée... Les symptômes ont régressé spontanément dans les 12 heures chez les 11 cas où l’évolution clinique était connue. La lecture des dossiers a permis de retrouver l’origine des coquillages consommés pour 6 repas (8 personnes), et de l’associer rétrospectivement à une zone de production conchylicole où des teneurs en saxitoxines élevées voire supérieures au seuil réglementaire avaient été identifiées pour quatre repas, et à une notification du RASFF, correspondant à l’alerte des moules importées d’Italie en juin 2019, pour les deux autres repas. Enfin, le 15ecas a présenté des troubles de la mémoire et une confusion mentale importante nécessitant une hospitalisation en réanimation, suite à la consommation d’amandes de mer et de bulots. L’origine des coquillages était connue, et les données du REPHYTOX dans la zone de production ont montré à la même période des taux d’acide domoïque supérieurs au seuil réglementaire, faisant suspecter un syndrome amnésique. Le patient s’est rétabli.Des mesures immédiates sont à prendre dès qu’un cas est suspecté!L’absence de diagnostic de syndrome neurotoxique, par dé-faut d’informations sur les coquillages impliqués, peut être préjudiciable à la prise en charge des malades. C’est pour-quoi, à la suite de cette étude, un questionnaire spécifique a été élaboré par les CAP afin de recueillir toutes les données nécessaires pour et guider, dès le premier appel, la conduite à tenir lorsqu’une personne rapporte un signe neurologique après la consommation de coquillages.Il s’agit notamment de rechercher les signes cliniques décrits dans les syndromes liés aux neurotoxines marines, d’estimer la quantité de coquillages ingérés, de documenter leur origine, leur lieu d’achat et la zone de production. Il ne faut pas oublier de demander aux personnes intoxiquées de conserver des restes de repas, qui pourront être congelés en vue d’ana-lyses. La ou les personnes seront adressées aux urgences afin d’effectuer des prélèvements biologiques à conserver (notamment pour rechercher a posterioriles saxitoxines dans les urines), qui seront utiles pour confirmer l’intoxication. Aussi, tout professionnel de santé suspectant une telle intoxication doit contacter sans délai un Centre antipoison pour une prise en charge optimisée. L’origine du coquillage est indispensable pour la recherche d’informations sur d’éventuelles détections de toxines par REPHYTOX ou de notifications du RASFF de coquillages conta-minés importés. Ces éléments contribuent fortement au diagnostic. Á noter que depuis le début de la surveillance de ces toxines et jusqu’à ce jour, 19 notifications au RASFF concernant des coquillages distribués ou importés en France et contaminés par des toxines paralysantes et 15 par des toxines amnésiantes ont été émises. Lorsque l’intoxication concerne des coquillages ramassés par les pêcheurs à pied amateurs dans des zones non contrôlées, les dosages de toxines dans les coquillages non consommés sont primordiaux.Enfin, depuis décembre 2020, l’Anses et les CAP ont mis en place une surveillance automatique quotidienne des cas d’intoxication par des coquillages enregistrés dans la base de données des CAP, afin de détecter tout cas suspect dès le lendemain de l’appel au CAP. L’objectif est de débuter les investigations, alerter les autorités compétentes, et prévenir la population dans les plus brefs délais.Sandra SINNO-TELLIER (Anses), Nicolas DELCOURT (CAP de Toulouse), Eric ABADIE (Ifremer).
1. Le dispositif EMERGTOX renforce également la surveillance des toxines réglementées, dans des zones où ces toxines n’ont pas encore été signalées. 2.Ifremer: Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer. 3 .RASFF. Les notifications du RASFF alertent sur les denrées alimentaires commercialisées dans l’Union européenne, pour l’Homme et l’animal, qui peuvent être contaminées, quel que soit l’agent (chimique, biologique...). La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes
(DGCCRF) est la correspondante pour la France du RASFF.
Références bibliographiques
[1] Règlement (CE) n° 854/2004 du Parlement européen et du Con-seil du 29 avril 2004 fixant les règles spécifiques d’organisation des contrôles officiels concernant les produits d’origine animale desti-nés à la consommation humaine.[2] Belin, C., Soudant, D., & Amzil, Z. (2020). Three decades of data on phytoplankton and phycotoxins on the French coast: Lessons from REPHY and REPHYTOX. Harmful Algae, 101733. doi:https://doi.org/10.1016/j.hal.2019.101733[3] N Delcourt, N Arnich, S Sinno-Tellier, N Franchitto. Mild paralytic shellfish poisoning (PSP) after ingestion of mussels contaminated below the European regulatory limit. Clin Toxicol. 2020 Jul 3;1-2.[4] Toxi-infections alimentaires collectives suspectées d’être liées à la consommation de coquillages crus, bilan épidémiologique au 8 janvier 2020. Santé Publique France. Article en ligne. Mis à jour le 10 janvier 2020. https://www.santepubliquefrance.fr/maladies-et-traumatismes/maladies-infectieuses-d-origine-alimentaire/toxi-infections-alimentaires-collectives/articles/toxi-infections-alimentaires-collectives-suspectees-d-etre-liees-a-la-consommation-de-coquillages-crus-bilan-epidemiologique-au-8-janvier-2020