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Vouloir remonter aux origines de la médecine traditionnelle chinoise est une gageure. Non que nous manquions d’informations précises, mais celles-ci sont si nombreuses et variées que l’on risque de s’y perdre. L’heure est venue d’y mettre un peu d’ordre.
On entend souvent dire que la médecine chinoise est vieille de 3 000 ans. C’est sans doute vrai, mais les premiers écrits datent seulement d’environ 300 ans avant Jésus Christ. Le plus ancien est le Wang Di Nei Jing, aussi appelé Classique interne de l’empereur jaune*. C’est un recueil de données rédigé par plusieurs auteurs dont personne ne connaît l’identité. De ce texte fondateur découlent tous les autres. Dans son livre La toile sans tisserand**, Ted Kaptchuk*** explique : « Le Nei Jing a été appelé la Bible de la médecine chinoise. Tout ce qui suit peut être comparé à l’exégèse rabbinique ou à l’interprétation de la doctrine par les Pères de l’Église. La médecine chinoise s’est synthétisée d’une dynastie à l’autre, d’un endroit à un autre, d’un penseur à un autre. Chaque dynastie a produit des praticiens de stature égale à Galien, Avicenne ou Paracelse****, et chacun a fait d’importants ajouts et révisions à la tradition. »
Ainsi, de génération en génération, les textes fondateurs ont été explicités, approfondis, précisés, sans jamais être reniés. Du coup, apprendre la médecine traditionnelle aujourd’hui en Chine, c’est comme remonter le temps. Les élèves commencent par travailler sur les grandes interprétations les plus récentes, puis font le chemin à l’en- vers pour revenir, étape par étape, jusqu’aux textes les plus anciens. Ce chemin peut paraître étrange à nos yeux d’Occidentaux, mais il s’avère parfaitement cohérent dans le contexte historique et sociologique de la médecine chinoise. « C’est pour cette raison que le Nei Jing, bien qu’il soit la source de la tradition, est l’un des derniers textes à être étudié dans les écoles contemporaines de médecine chinoise », ajoute Ted Kaptchuk. Car il reste particulièrement obscur et archaïque aux yeux de ceux qui n’ont pas, d’abord, travaillé sur tous les éclairages postérieurs.
Pourquoi s’attarder ainsi sur l’histoire des textes ? Parce qu’elle est révélatrice d’une des particularités de la médecine traditionnelle chinoise, qui fait à la fois sa richesse et sa modernité : son extraordinaire cohérence. Impossible, dans la pensée chinoise, de séparer la médecine de l’architecture, la musique, la philosophie ou même l’art de la guerre. Toutes ces manifestations font référence au même système global (nous le détaillerons dans les chapitres qui suivent). La pensée chinoise dans son ensemble est organisée comme une toile d’araignée : si vous touchez un fil, c’est tout l’édifice qui bouge. Cette cohérence est présente dans le temps : il n’y a jamais eu de rupture, contrairement à ce qui s’est passé en Occident. Elle l’est tout autant dans l’espace : c’est la même énergie qui fait tourner les planètes, pousser les plantes, alterner les saisons, et fonctionner notre corps et notre esprit.
Le mot est lâché : énergie. Impossible de parler de médecine traditionnelle chinoise sans se pencher sur cette notion évanescente à nos yeux d’Occidentaux, mais bien réelle au regard de la pensée chinoise.
L’ÉNERGIE : UNE NOTION DIFFICILE À CERNER
Lorsque nous prononçons ce mot en Occident, nous faisons référence à l’énergie qui éclaire nos habitations ou à celle qui fait avancer nos voitures. Nous pensons à celle que les physiciens traquent au fond de leur laboratoire ou à celle qui propulse les vagues de l’océan sur les rochers les jours de tempête, voire à cet élan vital qui nous permet de tenir à distance la fatigue dans les moments d’intense activité, ou à celle que produit chacune des cellules de notre corps. L’énergie dont parle la médecine chinoise est très différente. Le Qi (c’est ainsi que les Chinois la nomment) est à la fois plus matériel et plus subtil. Il est présent partout dans l’univers. Tout ce qui appartient à la création est défini par son Qi. Ou plus exactement par la nature de son Qi. Les planètes ont un Qi propre, tout comme les pierres, les aliments, les végétaux, les animaux... Et bien sûr notre corps.
Dans le domaine médical, c’est cette dernière dimension qui nous intéresse. Ce Qi circule dans notre organisme, « nourrit » les organes et assure les fonctions. Mais pour cela, encore faut-il que cette énergie se meuve librement et de manière harmonieuse. Si elle est bloquée ou ralentie dans une zone du corps, elle s’y accumule et vient à manquer dans une autre. Si elle s’accélère exagérément, elle devient tout aussi déséquilibrante. Tout l’art de la médecine chinoise consiste à déterminer où se situent les blocages et quelle en est l’origine, afin de rétablir un flux constant et équilibré grâce aux différents outils dont cette thérapeutique dispose : l’acupuncture bien sûr, mais aussi les massages, les plantes médicinales, les réglages alimentaires, les postures de Qi gong... Toutes les maladies, tous les troubles, qu’ils soient physique, psychiques ou émotionnels, relèvent de cette lecture de l’être humain. Et cet individu appartient au cosmos dans lequel il est englobé et dont il est inséparable. C’est pourquoi l’environnement physique (saison, humidité, chaleur...) et psycho-émotionnel fait partie des domaines d’investigations du thérapeute qui pratique la médecine chinoise. Mais n’allons pas trop vite...
DEUX CONCEPTIONS TRÈS DIFFÉRENTES
Médecine occidentale contemporaine et médecine chinoise sont ainsi organisées de manières très différentes. Cela ne signifie pas qu’elles soient incompatibles. Simplement, chacune se fonde sur une manière particulière d’aborder le patient, ses symptômes et son chemin vers la guérison.
En Occident, nous parlons organes, cellules, hormones, neurotransmetteurs... Nous savons tout de l’anatomie, jusque dans ses rouages les plus infimes. Des générations de chercheurs ont disséqué nos tissus à la recherche de l’infiniment petit. Nous avons repéré les plus minuscules neurones de notre cerveau ou de notre tube digestif. Nous avons identifié les glandes endocrines, les cellules immunitaires, les microbes... Forts de cette connaissance, les médecins se fondent d’abord sur les symptômes que présente le patient afin d’essayer, grâce à ce qu’ils savent des mécanismes sous-jacents, de les effacer. Au mieux, ils utilisent ce savoir pour essayer de mettre en lumière le chemin qui a conduit le patient à présenter ces symptômes. Mais les médecins occidentaux, particulièrement les spécialistes engloutis dans leur domaine très complexe, ont encore du mal à prendre en compte la globalité de la personne porteuse du trouble.
Notre médecine s’intéresse surtout à la maladie, non à la santé. Du coup, la prévention reste discrète, même si depuis quelques décennies cette notion tend à s’imposer. Mais nous confondons souvent prévention et prédiction. Le dépistage précoce de certaines maladies (certes très utiles pour faire taire les symptômes avant qu’ils deviennent trop présents) tient souvent lieu de prévention. L’éducation du patient, l’apprentissage de gestes quotidiens capables de l’aider à rester en bonne santé le plus longtemps possible, restent l’apanage d’un petit nombre de praticiens. Et encore, chacun le fait-il dans son domaine.
La médecine chinoise se préoccupe avant tout de la santé, de la manière de la préserver et d’y revenir lorsque les équilibres ont été rompus. La vision du patient est toujours globale. Il est considéré comme un tout, animé par une énergie vitale qui constitue la source primordiale de la vie et reste toujours connectée avec l’environnement. Cette médecine s’intègre dans la vie quotidienne des patients sous la forme de gestes préventifs destinés à « cultiver » la santé comme un jardinier ses fleurs.
Lorsque des déséquilibres s’installent malgré tout, les thérapeutes n’envisagent jamais le fonctionnement d’un organe indépendamment du reste du corps, quels que soient les symptômes. Pour eux, la manifestation pathologique est toujours une rupture dans les relations entre les fonctions à l’intérieur du corps. Ce sont ces relations qu’ils essaient de soigner, et non une partie de l’organisme.
Prenons un exemple simple : un zona. Cette maladie cutanée est liée à la présence d’un virus qui provoque des éruptions douloureuses localisées le long des trajets nerveux. Les vésicules peuvent ainsi apparaître en divers lieux du corps : le torse, le visage, l’œil, l’oreille... Dans tous les cas, le médecin occidental se focalise sur la présence du virus et envisage le trouble de la même manière en cherchant à neutraliser l’intrus. Pour un thérapeute chinois, chaque localisation est révélatrice d’un déséquilibre énergétique particulier. Ce n’est pas tant le virus qui l’intéresse, c’est la relation entre la manifestation symptomatique et l’harmonie du corps tout entier. Résultat : le traitement sera différent selon le lieu de l’éruption, les modalités d’apparition du symptôme et les autres signes de déséquilibre énergétique qui l’accompagnent.
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* Réédité par le Librairie You Feng en 2013.
** Publié par les Éditions Satas, en 2007.
*** Ce médecin américain fut d’abord formé à la médecine occidentale au sein de la très prestigieuse Université de Harvard, avant de se passionner pour la médecine chinoise à laquelle il a été formé dans des institutions chinoises de renom. Depuis, il ne cesse de « tisser des liens » entre ces deux approches, qu’il réunit dans son travail thérapeutique. Son livre La toile sans tisserand est l’un des ouvrages occidentaux majeurs pour qui s’intéresse de près à la médecine traditionnelle chinoise.
**** Galien était un médecin romain qui vécut au iie siècle après J.-C. Il est considéré, avec le Grec Hippocrate, comme l’un des fondateurs de la médecine occidentale. Avicenne est un médecin, philosophe et mathématicien arabe qui vécut au xe siècle après J.-C. C’est l’un des grands penseurs de la société musulmane de son époque. Paracelse, enfin, vécut au début du xvie siècle de notre ère. À la fois médecin et alchimiste, il a lui aussi laissé une trace importante dans notre histoire médicale.
Dr Philippe Maslo / Marie Borrel
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