Au plan quantitatif, les conditions d'alimentation des populations au plan mondial comprennent 2 situations dramatiquement opposées avec près d'un milliard d'individus qui ne mangent pas à leur faim et une proportion à peu près équivalente en surpoids ou souffrant d'obésité. Ce constat interpelle fortement et appelle des initiatives volontaristes et soutenues.
Au-delà, cet avis concerne particulièrement, au niveau national, l'aspect qualitatif de l'alimentation en s'inscrivant dans une longue tradition puisque, de tout temps, les aliments ont été considérés comme ayant, au-delà de leur vocation nutritive, des effets préventifs ou même curatifs vis à vis de l’état de santé.
Conscients qu’une alimentation variée et des apports nutritionnels équilibrés représentent un facteur essentiel du maintien des populations en bonne santé, les pouvoirs publics ont ainsi retenu comme l’une de leurs priorités d’améliorer la santé des Français en agissant sur leurs pratiques alimentaires et sur la composition des aliments. Un effort d’éducation plus soutenu des enfants, dès l’école primaire, vis-à-vis des bons comportements alimentaires doit accompagner cette politique. En termes de santé publique, il est particulièrement important que ces démarches développées avec tous les acteurs, connaissent un plein succès.
Les entreprises du secteur alimentaire y ont leur part. Elles ont la responsabilité de fabriquer et de commercialiser des aliments et des boissons de bonne qualité nutritionnelle pouvant dans certains cas avoir des effets bénéfiques sur la santé (les aliments santé): elles peuvent ainsi réduire leurs teneurs en molécules trop caloriques (sucre et matières grasses) ou nocives à doses excessives (sel), augmenter les teneurs en micronutriments (vitamines, minéraux et autres micronutriments) ou nutriments recommandés (acide gras oméga-3), éviter, pour certains consommateurs ,la présence de molécules responsables d’intolérances (gluten du blé, lactose du lait) ou d’allergies (protéines d’origines diverses). Elles peuvent également ajouter des molécules ou des microorganismes (probiotiques) ayant des effets particuliers sur le métabolisme humain dont l’identification est issue des avancées scientifiques récentes. Dans ce cas, il est proposé de parler ici d’aliments à « effets physiologiques spécifiques » aussi appelés «aliments fonctionnels». Ces différents aliments-santé sont donc diversifiés et leur nomenclature complexe.
Les fabricants d’additifs et d’ingrédients alimentaires, souvent de très grandes entreprises mais également des entreprises de taille intermédiaire et des start-up, sont au cœur de la mise au point des aliments à effets physiologiques spécifiques en raison de leur capacité à découvrir, en interaction avec le monde académique, les « principes actifs » responsables de l’impact physiologique des « nouveaux aliments » dans lesquels ils seront incorporés. Compte tenu de sa complexité et donc de son coût, la mise au point d’un nouveau principe actif ne peut être rentabilisé que si le(s) produit(s) qui le contient est commercialisé à grande échelle, idéalement sur plusieurs segments alimentaires.
Ces fabricants devraient bénéficier, des nouvelles visions de la recherche en nutrition : meilleure connaissance du microbiote intestinal (les microorganismes présents dans l’intestin), relations liant génome et alimentation (objets de la nutrigénétique et de la nutrigénomique), mise au point de nouvelles méthodes d’exploration (métabolomique, données massives) de l’impact de l’alimentation sur le métabolisme et la santé des consommateurs. Le franchissement de ces « nouvelles frontières » pourrait ouvrir la voie à une alimentation davantage personnalisée.
1 - De ces percées scientifiques, la plus prometteuse pour les prochaines années est la mise en évidence des multiples impacts du microbiote sur le fonctionnement de notre organisme. Compte tenu de la qualité de la recherche française en ce domaine (microbiologistes, nutritionnistes, physiologistes, cliniciens), l’étude du microbiote doit recevoir un appui stratégique et financier conséquent de la part des pouvoirs publics. L’impact des comportements alimentaires sur la nature et le fonctionnement du microbiote mérite d’être approfondi. Des start-up existent déjà dans ce secteur qui intéresse également de grandes entreprises.
2 - A plus long terme, la mise en évidence de l’influence des pratiques alimentaires sur l’expression des gènes et de réactions individuelles différentes vis à vis des nutriments selon les caractéristiques des génomes, pourrait avoir des retombées importantes sur la « personnalisation » de l’alimentation. A ce stade encore préliminaire des connaissances, seules les plus grosses entreprises multinationales qui ont de forts moyens de recherche s’engagent dans cette voie. Les organismes publics de recherche pourraient par contre faire bénéficier les autres professionnels du secteur, des résultats de leur « veille scientifique ».
3 - Les recherches en nutrition sur le développement des produits adaptés à la prise en charge des enfants, des malades ou des personnes âgées et plus particulièrement celles souffrant de pathologies spécifiques telles que le diabète, le cancer ou la maladie d’Alzheimer sont indispensables. Plus particulièrement un effort permanent doit être maintenu pour la mise au point des formulations destinées à améliorer la prise en charge des patients dénutris ou à risque de dénutrition : nourrissons, jeunes enfants, personnes âgées dont l’état physiologique et la pathologie déterminent des besoins nutritionnels particuliers et les personnes atteintes de pathologies chroniques
4 - L’analyse continue et massive de bases de données hétérogènes (ou Big Data) est de plus en plus pratiquée dans le but de comprendre les interactions qui régissent les systèmes complexes. Dans le domaine des sciences du vivant, l’industrie pharmaceutique investit massivement dans ce secteur. Compte tenu de l’intérêt de cette approche, encore émergente, pour mieux appréhender les relations éminemment complexes qui unissent notre comportement alimentaire et notre santé, l’Académie des Technologies suggère la prise en compte de cette approche par les pouvoirs publics et les professionnels de santé pour établir des recommandations sur la manière de bien se nourrir et par les industriels pour mettre au point de nouveaux aliments à effets physiologiques spécifiques.
5 - Au niveau de l’Europe, le lancement de programmes ambitieux associant la recherche clinique, la physiologie et la biochimie de la nutrition, la puissance des techniques en «omiques », la bioinformatique et la modélisation devraient permettre de mieux comprendre les mécanismes d’action des aliments à effets physiologiques spécifiques, d’en identifier de nouveaux et de caractériser des biomarqueurs pouvant servir à la validation des allégations de santé. Ces étapes sont fondamentales pour progresser dans ce domaine. En effet, l’une des difficultés méthodologiques est d’avoir des réponses précises sur l’impact des aliments à effets physiologiques spécifiques, qui sont préférentiellement destinés à des consommateurs ayant des troubles métaboliques légers, alors que les expérimentations sont effectuées sur des sujets « sains ». L’approche est satisfaisante quand l’aliment-santé fait évoluer favorablement un facteur de risque connu. Cependant le plus souvent, la difficulté de la démonstration d’un effet tient à l’absence de marqueurs qui permettent de constater le passage d’un état de bonne santé à un début de pathologie. C’est le défi auquel sont confrontés les chercheurs. L’Académie des technologies les appelle à se pencher sur cette question complexe.
6 - D’une manière générale, les réglementations sont sources d’évolution et de progrès pour les entreprises. Ce n’est pas le cas en Europe pour les aliments à effets physiologiques spécifiques. L’évaluation selon des modalités très strictes par l’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments) des allégations proposées par les pétitionnaires rend très coûteuse la constitution d’un dossier d’homologation, très incertaine une réponse positive d’agrément et problématique un retour sur investissement pour les entreprises. Ceci dissuade les acteurs de s’engager dans la recherche d’innovations de rupture. Lorsque celles-ci émergent les marchés européens sont de ce fait délaissés au profit des marchés non-communautaires. Sans vouloir mettre en cause une réglementation indispensable pour éviter des « effets marketing » ignorant les intérêts des consommateurs, il paraît nécessaire de réexaminer les critères d’évaluation des dossiers d’homologation des allégations de santé .Une formule pourrait s’inspirer des réglementations de la Food and Drug Administration (FDA) aux USA mettant en jeu 2 niveaux d’exigences pour les allégations :les« health claims » et les « qualified health claims », cette dernière catégorie demandant des preuves moins définitives pour une labellisation seulement transitoire. Un dialogue constructif doit s'établir entre autorités européennes, milieux académiques et industriels pour faire évoluer une situation qui paralyse l'industrie et la recherche en Europe dans ce domaine.
7 - La frontière entre aliments et médicaments ne doit pas être franchie. Il se dessine néanmoins un territoire commun à certains aspects de la médecine et de l’utilisation des compléments alimentaires et des aliments à effet physiologiques spécifiques. Ce constat pourrait être un prélude à des collaborations entre les industries pharmaceutiques, les industries alimentaires et les fabricants d’ingrédients, au moins au niveau des directions de la recherche riches en compétences complémentaires, même si firmes alimentaires et pharmaceutiques peuvent devenir concurrentes pour capter ces nouveaux marchés.
8 - Les moyennes et petites entreprises réellement innovantes dans le domaine de l’aliment-santé doivent être soutenues au niveau régional. L’expertise des dossiers de recherche /développement doit être envisagée dès l’émergence d’un nouveau projet et confiée à des experts choisis sur une liste établie au niveau national par les pouvoirs publics.
9 - L’intérêt des consommateurs doit être préservé. Possédant des propriétés les différenciant des aliments traditionnels, les aliments à effets physiologiques spécifiques ne devraient pas être disposés sur les mêmes linéaires que ces derniers (par exemple des margarines « anticholestérol » enrichis en phytostérols au côté de matières grasses solides traditionnelles), comme c’est le cas pour les produits diététiques. Par ailleurs les consommateurs sont confrontés à une profusion de recommandations dans les media, parfois contradictoires, le plus souvent non fondées scientifiquement mais guidées par des stratégies de marketing. Les pouvoirs publics devraient prendre l’initiative d’une réflexion sur ces sujets et délivrer les mises en garde nécessaires.
10 - La mise sur le marché d’aliments-santé à effets physiologiques spécifiques plus coûteux que les aliments traditionnels, soulève des questions éthiques, par exemple celle de l’accès de tous à une alimentation davantage bénéfique à la santé. De manière plus générale, c’est le problème des inégalités d’accès aux technologies et aux produits novateurs qui se pose. Cette question mérite d’être approfondie. Par ailleurs, il est de la responsabilité éthique des entreprises de ne pas faire croire aux consommateurs, notamment au travers de publicités ou d’articles de presse complaisants, que les aliments à effets physiologiques spécifiques sont des « aliments miracle » qui pourraient avantageusement remplacer une alimentation variée et équilibrée ou un traitement thérapeutique.