Consommation de drogues licites et illicites chez l’adolescent : une situation alarmante qui impose une prévention précoce

Académie nationale de médecine

Jean-Pierre GOULLÉ, Françoise MOREL (Rapporteurs) au nom de la sous-commission addictions
rattachée à la Commission V (Santé mentale — Neurosciences - Addictions)

Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt en relation avec le contenu de cet article.

RÉSUMÉ
La consommation de drogues licites et illicites est responsable de la perte annuelle de 130.000 vies humaines en France et d’un coût sanitaire et social considérable. La dépense directe des finances publiques s’élève à 22,1 milliards d’euros, soit près de 1% du PIB. Le niveau élevé d’usage de ces substances à l’âge adulte s’explique par une entrée très précoce dans leurs consommations, puis par des progressions régulières, comme le montrent les trois séries d’enquêtes de prévalence réalisées entre 2010 et 2017 chez des adolescents de 11 à 17 ans. Ces consommations constituent donc un problème majeur de santé publique auquel il semble important d’apporter des réponses prioritaires. Parmi 35 pays, pour ce qui est de la consommation des jeunes de 16 ans au cours des 30 derniers jours, la France occupe la 1ère place pour le cannabis, la 3ème pour les autres drogues illicites, la 11ème pour le tabac et la 15ème pour l’alcool. L’adolescence constitue une période de vulnérabilité toute particulière aux addictions du fait de l’absence de maturité neuropsychologique. De nombreux facteurs peuvent faciliter la transition vers l’addiction, qu’ils soient génétiques, environnementaux, liés à une vulnérabilité psychiatrique ou aux traits  de la personnalité. D’une manière générale, la consommation de drogues à l’adolescence est susceptible d’induire de nombreux troubles. Afin de la prévenir, des informations et des actions de prévention des conduites addictives doivent être engagées précocement, voire dès l’école maternelle, puis tout au long du processus éducatif. Des interventions variées visant au développement des compétences des enfants, et/ou des parents, des stratégies à compétences multiples, voire réglementaires ont également montré leur efficacité. L’ Académie nationale de médecine propose un certain nombre de recommandations pour répondre à ces questions.

INTRODUCTION
La France connaît une situation alarmante quant au nombre d’usagers de drogues licites (alcool, tabac) et illicites (cannabis, cocaïne et autres drogues illicites). Ces drogues sont responsables de 130.000 décès annuels (soit 355 morts par jour) et leur coût social annuel s’élève à 249 milliards d’euros [1]. Ce coût social prend en compte le coût des vies perdues, la perte de qualité de vie, les pertes de production et l’effet sur le bien-être. Le coût direct des drogues (coût des soins, économies de retraites, prévention  et répression, taxation) pour les finances publiques est considérable; 14,8 milliards d’euros pour le tabac, 4,9 milliards d’euros pour l’alcool et 2,4 milliards d’euros pour les drogues illicites, soit un total de 22,1 milliards d’euros, représentant près de 1% du PIE, voisin de 2.500 milliards d’euros. Ce coût direct pèse pour 5,5% dans les dépenses publiques qui s’élèvent à 380 milliards [1]. Contrairement à une idée reçue, les taxes sur l’alcool et le tabac ne couvrent que respectivement 37% et 40% du coût des soins engendrés par les pathologies liées à leur consommation [1]. Le niveau élevé d’usage de ces substances à l’âge adulte, trouve son origine dans une entrée très précoce dans les consommations, comme le montrent les trois séries d’enquêtes épidémiologiques réalisées depuis 2010. L’usage de drogues licites et illicites démarre au cours de l’adolescence et sa prévention constitue de ce fait une priorité de santé publique. La situation a été jugée suffisamment préoccupante pour que l’Académie nationale de médecine décide de créer une sous-commission addictions au sein de la commission V (santé mentale — neurosciences — addictions) chargée d’établir un rapport et de proposer des recommandations sur le thème « drogues et adolescence ». L’Académie nationale de médecine qui accorde également une place majeure à la prévention a organisé le 31janvier 2019 un forum intitulé « préserver la santé des enfants et des adolescents » consacré en partie à cette thématique [2].

A - DONNEES EPIDEMIOLOGIQUES SUR LES CONSOMMATIONS DE DROGUES LICITES ET ILICITES CHEZ DES ADOLESCENTS DE 11 A 17 ANS
Pour dresser un état des lieux concernant ces consommations, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les autorités sanitaires d’Europe et de France, mènent régulièrement des enquêtes épidémiologiques. Au cours des dernières années, trois séries d’enquêtes ont été conduites entre 2010 et 2017 chez des adolescents âgés de 11 à 17 ans
1 - Les enquêtes Health Behavior in School-aged Chiidren (HBSC) [3], réalisées tous les 4 ans (en 2010 et 2014 pour les deux dernières), dans 41 pays ou régions, essentiellement en Europe, par le bureau Europe de l’OMS. Elles ciblent des enfants du premier cycle du secondaire, de la classe de sixième à celle de troisième, entre 11 et 15 ans;
2 - Les enquêtes European School Profect on Alcohol and other Drugs (ESPAD) [4,5], effectuées à l’initiative de la Suède, également tous les 4 ans (en 2011 et 2015 pour les deux dernières), dans 35 pays d’Europe, avec le soutien du groupe Pompidou du Conseil de l’Europe. Elles visent des élèves du second cycle du secondaire, âgés de 16 ans
3 - Les Enquêtes sur la Santé et les Consommations lors de l’Appel de Préparation A la Défense
(ESCAPAD) [6,7], pilotées tous les 3 ans (2014 et 2017 pour les deux dernières) par l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT). Elles concernent des adolescents français de 17 ans, lors de l’appel de préparation à la défense.

 A.1 - Usage de drogues licites et illicites entre 11 et 17 ans : résultats détaillés des enquêtes HBSC [3], ESPAD [4, 5] et ESCAPAD [6, 7]
Dès 2012, 1’OFDT publiait pour la première fois les résultats de l’enquête internationale HBSC 2010 qui montraient une diffusion importante de l’alcool, du tabac et du cannabis parmi les collégiens, avec notamment de fortes progressions entre la classe de sixième et celle de troisième pour les deux derniers produits, les boissons alcooliques étant pour leur part déjà largement expérimentées dès la classe de sixième. En 2014, quatre ans plus tard, le nouvel exercice de l’enquête HBSC, en tout point comparable à celui de 2010, apporte un éclairage spécifique sur les initiations aux substances psychoactives parmi les jeunes générations de 11 à 15 ans. Ces progressions d’usage ont été confirmées non seulement chez ces mêmes collégiens dans l’enquête HBSC 2014, mais aussi chez les lycéens dans l’enquête ESPAD 2015. L’OFDT a également conduit en 2017 le 9ième exercice de l’enquêteESCAPAD centrée sur les usages de substances psychoactives licites et illicites, à la fin de l’adolescence. Cette édition menée comme les précédentes avec l’appui de la Direction du Service national et de la jeunesse, a permis lors de la Journée défense et citoyenneté, d’interroger 40 000 jeunes filles et jeunes garçons de 17 ans sur l’ensemble du territoire. Les niveaux d’usages des trois principales substances : tabac, alcool et cannabis ainsi que ceux d’autres produits illicites plus rares ont été mesurés et comparés à ceux des enquêtes précédentes, notamment celle de 2014. Les données épidémiologiques détaillées par région de l’enquête 2017 viennent d’être publiées par l’OFDT fin 2018.
- Pour le tabac, malgré une diminution de 3% entre 2010 et 2014, les enquêtes HBSC ont mis en évidence une forte progression de l’expérimentation (au moins un usage au cours de la vie) pendant le collège pour atteindre 50% en classe de troisième (52% pour les garçons et 46% pour les filles). Au cours de cette période, selon un phénomène général en Europe, une baisse moyenne de 3% a été observée dans tous les pays. La dernière enquête ESPAD 2015 montre qu’entre 2011 et 2015, à 16 ans, l’expérimentation et l’usage quotidien de la cigarette ont nettement reculé chez l’ensemble des lycéens quel que soit le niveau ou la filière suivie. L’ expérimentation régresse de 70% à 61% et l’usage quotidien de 31% à 23%. Les filles et les élèves des filières professionnelles continuent toutefois à être plus concernés par les conduites tabagiques. L’enquête révèle également que les usages s’intensifient beaucoup au cours de cette période: alors que 2 lycéens sur 10 fument tous les jours en classe de seconde (19%), ils sont 3 lycéens sur 10 à fumer quotidiennement en terminale (28%). S’agissant de la situation des élèves français à 16 ans, malgré une nette diminution, leur niveau de consommation récente de tabac (au cours des 30 derniers jours) reste supérieur à la moyenne européenne : 26% vs 22%. Ainsi, la France se classe au 1 1èrne rang sur 35 pays (Annexes - Figure 1).
L’enquête ESCAPAD 2017 à 17 ans, confirme à des degrés divers que tous les indicateurs relatifs au tabagisme sont en recul entre 2014 et 2017 : expérimentation, moins 9,4% ; usage quotidien, moins 7,4% usage intensif (plus de 10 cigarettes par jour), moins 2,5%. Les consommations de tabac sont moindres  dans le quart Nord-Est du pays. L’expérimentation et l’usage quotidien de tabac sont moins fréquents dans trois régions : l’Ile-de-France, les Hauts-de-France et le Grand-Est. L’usage quotidien apparaît le plus élevé en Bretagne. La Normandie est la seule région où le tabagisme quotidien n’a pas diminué.

- L’alcool a également connu une baisse de l’expérimentation entre 2010 et 2014 selon les enquêtes HBSC, avec toutefois un niveau d’expérimentation très élevé dès l’entrée au collège. En 2014, il s’établit à 50% en classe de sixième (55% pour les garçons et à 43% pour les filles). Une baisse de l’initiation à la consommation d’alcool est observée entre 2010 et 2014 (moins 10%), mais celle-ci reste malgré tout très importante dès la classe de sixième et elle progresse au collège au fil des années. Les enquêtes ESPAD confirment cette baisse, les lycéens français sont moins souvent expérimentateurs d’alcool en 2015 qu’en 2011(87% vs 93%) et globalement tous les niveaux d’usage de boissons alcooliques sont orientés à la baisse, phénomène général en Europe. Pendant les années de lycée, la consommation d’alcool est un comportement plus nettement masculin: 20% des garçons en font un usage régulier (plus de 10 fois par mois) contre 10% des filles. L’augmentation des consommations d’alcool entre la classe de seconde et la classe de terminale est une nette caractéristique de la période. Ainsi, l’usage régulier double entre ces deux classes pour passer de 10% à 21%. La consommation récente d’alcool chez les élèves de 16 ans qui concerne 47% d’entre eux place la France à la 15ème place sur les 35 pays, soit légèrement au-dessus de la moyenne (Annexes - Figure 2). L’enquête ESCAPAD 2017 à 17 ans témoigne également d’une baisse de l’expérimentation entre 2014 et 2017 (85,7% vs 89,3%), d’une diminution de la consommation mensuelle (66,5% vs 72,0%), ainsi que de l’usage régulier (8,4% vs 12,3%).

Pour ce qui est des alcoolisations ponctuelles importantes (API, soit 5 verres d’alcool ou plus en une seule occasion au cours du mois écoulé), l’enquête ESPAD 2015 indique qu’elles sont davantage le fait des garçons que des filles (35% vs 28%). La fréquence des API des jeunes français à 16 ans est moins élevée que la moyenne européenne (31% vs 35%), ce qui classe le pays en 23ème position sur 35. La baisse des API est un phénomène général en Europe, et la France est un des pays affichant dans ce domaine une des plus fortes baisses entre 2011 et 2015 (Annexes - Figure 3).

L’enquête ESCAPAD 2017 montre qu’à 17 ans, la diffusion de l’alcool reste massive, même si elle est en recul au cours de la période 2014-2017 : expérimentation, moins 3,6% ; usages réguliers (plus de 10 fois par mois), moins 3,8% ; API, moins 5,4%. La consommation de boissons alcooliques est plus marquée sur la façade atlantique. C’est à l’ouest (Bretagne, Nouvelle-Aquitaine, Pays de la Loire et Occitanie) que sont localisées les régions où l’expérimentation d’alcool est supérieure à la moyenne nationale. Pour l’usage régulier, le niveau le plus élevé se situe dans les Pays de la Loire. Les APi répétées (plus de 3 fois au cours du dernier mois) sont les plus élevées dans les Pays de la Loire, en Bretagne et en Nouvelle Aquitaine. L’Ile-de-France, les Hauts-de-France et la Provence-Alpes-Côte d’Azur figurent parmi les régions où les indicateurs relatifs aux usages d’alcool sont les plus faibles.

 - Quant au cannabis, les enquêtes HBSC 2010 et 2014 révèlent que l’expérimentation de la drogue débute à 12 ans en classe de cinquième. Elle progresse ensuite très rapidement pour atteindre 25% en classe de troisième, puis 35% en seconde et 54% en terminale (HBSC 2014, ESFAD 2015). Toutes classes confondues, les jeunes garçons sont plus nombreux à être concernés par l’expérimentation, ils sont aussi plus souvent consommateurs occasionnels ou réguliers. L’usage régulier (plus de 10 fois au cours des 30 derniers jours), s’avère stable entre 2011 et 2015 à 8%. Il est le fait de 10 % des garçons et de 5% des filles. Contrairement au tabac et à l’alcool, les enquêtes ESPAD ne montrent pas de baisse de consommation de cannabis chez les adolescents européens entre 2011 et 2015. À 16 ans, et même si leurs consommations sont en net recul, les jeunes français demeurent encore, de très loin, les premiers consommateurs en Europe pour l’usage récent de cette drogue. Le niveau déclaré atteint 17% contre 7% en moyenne en Europe (Annexes - Figure 4).
Les enquêtes ESCAPAD à 17 ans confirment que l’expérimentation de cannabis régresse notablement entre 2014 et 2017, dans toutes les régions, de moins 8,7% en moyenne; alors que la consommation régulière (plus de 10 fois par mois) ne décroît que légèrement, avec moins 2,0%. En revanche, son usage problématique selon les critères du cannabis abuse screening test est en hausse régulière à 25% en 2017, contre 22% en 2014 et 18% en 2011. Compte tenu de la fréquence d’usage, ce sont au total 7,4% des jeunes de 17 ans qui connaissent une consommation problématique de cannabis. Une nette opposition est constatée entre le nord et le sud du pays. Les régions où l’expérimentation est la plus faible se trouvent au Nord, alors que les niveaux d’usage les plus élevés au cours de la vie sont localisés au Sud et en Bretagne. On retrouve cette même opposition Nord/Sud pour les usages réguliers : les Hauts-de-France et l’Ile-de-France, affichent les niveaux les plus faibles, comme pour le tabac et l’alcool, alors qu’ils sont les plus élevés en Occitanie et en Auvergne-Rhône-Alpes. Depuis 2014, les usages réguliers ont diminué dans sept régions (Bretagne, Pays de la Loire, Nouvelle-Aquitaine, Occitanie, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Bourgogne-Franche-Comté et Ile-de-France). Ils sont restés stables ailleurs.

- Pour les drogues illicites autres que le cannabis (cocaïne, ecstasy, champignons hallucinogènes...) les enquêtes ESPAD plaçaient les jeunes français de 16 ans en troisième position en Europe pour les usages au cours de la vie. Cette fréquence d’usage s’établit à 7% vs 5% pour la moyenne européenne (Annexes - Figure 5).

L’enquête ESCAPAD 2017 à 17 ans révèle que l’expérimentation des autres drogues illicites est stable ou en repli. Elle concerne 3,4% d’entre eux pour l’ecstasy/MDMA et 2,8% pour la cocaïne. Hormis les Pays de la Loire, toutes les régions de la façade Ouest présentent une proportion plus importante de jeunes déclarant avoir déjà expérimenté une drogue illicite autre que le cannabis. On retrouve encore le niveau d’expérimentation le plus faible en Ile-de-France et dans les Hauts-de-France.

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