Lire : Les lendemains avaient un gout de miel

Voilà une dizaine d’années, alors que j’attendais ma première fille, j’ai entrepris des recherches généalogiques dans le but de pouvoir lui raconter d’où elle venait. J’ai commencé avant l’avènement de Facebook, et j’imagine que j’envisageais mon arbre généalogique comme un genre de réseau social me reliant à mes ancêtres disparus. Les prénoms, les noms et les dates de naissance évoquaient des visages et des vies, prenaient place dans les photos des paysages d’époque glanées sur Internet, faisaient écho à des coupures de journaux trouvées aux archives départementales.
Elles m’ont menée en Corse, en Italie, à Paris, aux États-Unis, dans le Jura et à Dijon.

Mes aïeules corses ont mené des vies trépidantes, j’ai été bercée par le récit de leurs exploits légendaires dans des villages aux noms mélodieux.

Mes aïeules bourguignonnes ne pouvaient pas rivaliser avec ces histoires d’Île de beauté, de vendetta, de sorcellerie.

Les vies d’Eugénie Prost, épouse Goudot, ou de Justine Goudot, épouse Carminati, me semblaient peu palpitantes, en comparaison.

Pourtant, comme toute personne qui découvre sa famille réellement, par le prisme de la généalogie, j’ai fini par être fascinée par les histoires bourguignonnes, pas si banales qu’elles semblaient l’être... Quiconque entre- prend des recherches généalogiques cherche forcément quelque chose, des racines, une identité, une explication, tout ce qu’on vous récite en cours de psychogénéalogie. Plus je collectais des bribes d’information sur les conditions de vie de mon aïeule et de sa mère, ses sœurs, plus je découvrais autre chose... Une vie.

La vie d’une femme française, en dehors des légendes et des récits mythologiques, la vie d’un pays, d’une époque, au quotidien romanesque.

Pour compléter les recherches généalogiques, à partir de récits familiaux, de coupures de journaux de l’époque et de révélations des archives départementales, j’ai pu assembler les grands événements qui ont jalonné la vie de mon aïeule. J’ai aussi eu la grande chance de pouvoir lire un petit texte intitulé « Histoire de ma vie » et dédié à ses enfants et petits-enfants, dans lequel elle reconstituait quelques grandes étapes de sa vie personnelle.

Les passages historiques de ce roman, que j’ai écrit pendant dix années, ont donc été, à la base, partielle- ment inspirés par la vie de cette arrière-grand-mère Justine Carminati. Pour reconstituer les grandes étapes de sa vie, je me suis basée sur les résultats de recherches généalogiques que j’ai pu mener ces dix dernières années via des archives départementales, des coupures de journaux, des photos anciennes et des registres divers.

Mais ceci est un roman. À cette reconstitution s’ajoute donc l’imagination.
Bien que des faits réels et historiques constituent la trame du récit, je vous en livre ici une vision personnelle, forcément subjective, parfois romancée, voire purement fictive. J’ai mélangé la vie de mon arrière-grand-mère avec celle de mes autres arrière-grands-mères et ai inséré des passages de leurs vies dans l’histoire, j’ai également purement et simplement inventé des scènes ou des personnages, en regardant une photo ou en créant une scène à partir d’une anecdote...

La partie du récit qui se passe au temps présent est une pure fiction, sans aucune ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé, qui donne du relief et de la perspective aux passages historiques.

J’ai déjà raconté la vie de mère et les tourments de la maternité dans Pas plus de 4 heures de sommeil (Stock), la vie quotidienne d’une femme en politique dans Marianne est déchaînée (Stock), je tenais ici à mettre en relief la vie de mon arrière-grand-mère imaginaire, face à la vie d’une femme d’aujourd’hui forcément moins concentrée dans une unité de lieu et de temps.

La vie de Justine n’a rien à voir avec la mienne. Elle est totalement inventée.
Que soient remerciées ici les archives départementales de Côte-d’Or, de la Somme, du Jura, de Paris, et les archives du Bien public, les archives départementales de Haute-Corse et de Corse-du-Sud.

Merci également à ma famille d’avoir souvent joué les intermédiaires, à ma sœur Carla, à Angela et à l’en- semble des nombreux descendants de Justine, j’espère qu’ils auront plaisir à découvrir cette version de fiction, imaginaire et remasterisée, de la vie de notre aïeule et qu’ils ne me tiendront pas rigueur des libertés prises.

Pour différencier le personnage et la personne, j’ai d’ailleurs rebaptisé mon arrière-grand-mère Rose, et ai nommé sa descendante Justine, en clin d’œil.

Merci à Cédric, Kim et Loïs et à ma sœur Carla d’avoir inspiré de nombreuses répliques.
Pour leur soutien, comme toujours, que soient aussi remerciés ma famille, mes ami-e-s, qui se reconnaîtront, et l’équipe des éditions Charleston.

 A la fin de sa vie, tous les souvenirs de mon arrière- grand-mère Rose Carminati, née Goudot (ou Rose Goudot, épouse Carminati), tenaient dans quelques boîtes. Elle dormait littéralement sur ces boîtes en vieux carton, superposées les unes aux autres, et qui se desséchaient sous son lit médicalisé à la maison de retraite de Giverny-le-Prieur.

« Vous en faites une histoire, madame Carminati, pour des boîtes ! » soupiraient les aides-soignants quand elle composait le numéro d’appel du personnel, deman- dant qu’on lui attrape telle ou telle autre boîte cartonnée avant de s’endormir.

Nous, nous habitions en famille dans une cité HLM, proche du périphérique, à Paris. Notre père était cher- cheur en archéologie, il publiait des travaux de recherches bénévoles tels que « L’influence étrusque sur l’art néo- byzantin du iiie siècle » ou « Les véritables traces de dépouilles de Jésus-Christ en Patagonie du Nord-Est : mythes ou réalité ? ».

Notre mère aimait nous lister tout ce qu’elle aurait pu devenir si elle n’avait pas eu d’enfants. Elle avait été presque danseuse d’opéra, presque mariée à un footbal- leur célèbre, presque détective privé, mais finalement, elle avait eu des enfants et elle surveillait les cantines et les études dans les écoles pour sept francs cinquante brut de l’heure.

Nous savions que Jolie Rose, notre arrière-grand- mère, avait été richissime, parce que nous avions vu des photos de son palais à Milan, mais mes sœurs et moi, nous ne l’avions jamais connue ailleurs que dans cette maison de retraite non desservie par les transports en commun.

De cette vieille dame aux cheveux blancs, je savais peu de choses. Qu’elle aimait presser le rhum des babas que ma mère lui apportait en cachette pour le boire directement dans la coupelle en plastique.

Qu’il fallait se taire quand elle regardait, hypnotisée, le défilé militaire du 14 Juillet.
Qu’elle n’aimait pas beaucoup les animations de la maison de retraite, mais qu’elle adorait les jours où la coiffeuse passait la faire se sentir belle, même si c’était juste dans les yeux de sa voisine de chambre.

Qu’elle touchait tout le temps sa bague de fiançailles. Qu’elle avait travaillé dans un café.
Qu’elle avait en revanche beaucoup aimé les grands colliers de perles puisqu’elle en portait un sur l’unique photo de sa chambre : cheveux courts bruns et crantés, joues dodues, manteau de fourrure, aux côtés d’un homme très beau et très bien habillé. Je me souviens avoir ri, enfant, en lisant l’inscription au dos de cette photo : « 1927 – souvenir de cet heureux jour de nos fiançailles », qui contrastait avec leurs mines sinistres. « À l’époque, on ne riait pas sur les photos, ça ne se faisait pas », avait interprété ma mère.

— Qu’est-ce que c’est, cette photo, Jolie Rose ? demandé-je alors à mon arrière-grand-mère, tenant dans ma main le rectangle sépia abîmé sur le coin gauche.

Mon a1ïeule posa sa tasse de thé à la bergamote et sa nonnette , fit un sourire en coin, et passa sa main dans ses cheveux. Elle murmura :
— Ah... cette photo... ce qui m’y a amenée, c’est, comment dire... J’aurais pu ne jamais la faire, cette photo, et ne jamais être là ce jour-là ! Si ma mère n’avait pas quitté le Jura... Si Jean-Baptiste était revenu de la guerre... S’il n’y avait pas eu l’incendie... Si je n’avais pas gagné ce concours... Si je n’avais pas surpris ce que j’ai surpris à l’usine... Si mes sœurs et moi n’avions pas joué à nous faire peur avec les faits divers du Bien public... Si Charlotte n’avait pas tant aimé les cafés... Si le mari d’Antoinette avait bien été son cavalier au bal... Ah, comment dire, ma petite fille, comment dire... Cette photo est l’aboutissement d’une succession d’événements qui, séparément, n’ont pas d’autre intérêt que de te raconter ma vie mais, mis ensemble et bout à bout, dessinent ce que certains appelleraient peut-être « le destin » et qui m’ont permis de rencontrer ton arrière-grand-père et de poser pour cette photo, en 1927, l’heureux jour de nos fiançailles au Café de la Paix, à Paris.

Il fallut sortir de la chambre et quitter la maison de retraite, car l’activité « loto-spectacle » allait bientôt commencer. Le clown qui faisait un spectacle arrivait, on l’entendait râler d’en bas sur le personnel d’accueil, sa facture de l’an dernier n’avait pas été payée à temps. Dans les couloirs, les dames transportaient des assiettes remplies de soupe sur des chariots en fer. Une vieille dame criait devant la glace : « Maman ! Maman ! T’es venue me voir ! » en se regardant et une infirmière lui disait : « Non madame Martel, non, ce n’est pas votre maman dans la glace, c’est vous. »

Des clowns, des soupes à la chaîne, des gens qui appelaient leur maman : finalement, la maison de retraite avait tout d’une crèche. Du parking, nous fîmes un signe de la main à Jolie Rose, que l’on appelait ainsi depuis toujours, et ma mère hocha la tête en disant : « Si je pouvais, je la prendrais à la maison, ma petite mamie, ça me fait tellement de peine de la voir ici. Vous ne le savez pas, vous, mais elle était formidable, elle s’occupait si bien de nous ! »

Non, nous ne savions pas. J’avais dix ans, onze ans, à l’époque. Le lendemain, j’ai écrit une lettre à mon aïeule pour lui demander de me raconter sa vie « à l’époque ». Je lui demandais comment elle avait rencontré ce beau jeune homme que je n’avais jamais connu, s’ils s’étaient aimés tout de suite ou s’ils avaient attendu, si elle avait connu d’autres hommes avant et peut-être, avait déjà été mariée, d’où venait ce collier de perles et si elle l’avait toujours, et si elle regrettait, parfois, de n’avoir pas souri sur cette photo. J’ai écrit la lettre et je l’ai glissée dans une enveloppe.

Mais je ne crois pas l’avoir jamais postée. Ensuite, les événements se sont enchaînés : mes parents se sont séparés, j’ai eu une audition au Conservatoire de Paris, j’ai eu le droit d’aller vivre chez mon père, j’ai eu mon BEPC options musique et latin, j’ai eu des petits copains, j’ai eu mon bac mention bien, je suis partie vivre en Corse, je suis revenue à Paris, j’ai eu un studio, j’ai eu des diplômes, j’ai eu du travail, j’ai eu des enfants, j’ai eu un blog, je n’ai jamais eu le temps de poster ma lettre. J’ai fini par l’oublier. Elle a probablement terminé dans une corbeille à papier. Je n’ai donc jamais eu de réponse à mes questions.
Jusqu’à ce jour...

De : patrice.blondieau@hsbpbank.fr
À : jujuleblog@yahoo.fr
Objet : Re : Héritage imminent

Madame,
Nous avons bien noté que vous attendiez sous peu un héritage d’un montant « important » de feu votre arrière-grand-mère puisque vos « ancêtres pos- sédaient quand même le Palazzo Carminati, en face du Duomo, à Milan ».

Nous notons également que vous n’en connaissez pas le montant exact à l’heure actuelle.
En conséquence de quoi, nous ne pouvons augmenter plus longtemps la durée de votre découvert et attendons donc le versement de cet héritage au plus vite. Pour rappel, nous vous avons déjà octroyé un délai exceptionnel du fait de votre classement parmi nos clients VIP – Priority Banking. Je fais de mon mieux pour défendre votre dossier, mais la tolérance de ma hiérarchie a des limites : 63 jours de découvert, je risque des sanctions.

Vous trouverez en pièce jointe la copie du courrier postal envoyé ce jour pour vous informer de la durée de votre découvert et du taux d’agios y afférent.

Patrice Blondieau
Conseiller personnel Priority Banking – VIP HSBP, une banque à votre écoute
N.B. : Ce courrier vous sera facturé 21,90 euros.

Marlène Shiappa
 
 


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