Existe-t-il plusieurs sortes de Vierges noires ou sommes-nous en présence d’une seule catégorie de statues, ce qui nous arrangerait bien pour nos recherches.
L’observation et l’étude des statues de Vierges noires permet de dégager des similitudes et des coïncidences assez nombreuses pour qu’elles ne soient pas le fait du hasard.
Dès lors il devient utile de les grouper afin d’essayer de dégager une sorte de cahier des charges qui aurait présidé à la fabrication d’une Vierge noire.
Nous avons pu déterminer neuf points de convergence qui permettent une approche de l’énigme des Vierges noires. Bien sûr, nous n’aborderons pas un dixième point de similitude : la couleur noire sur toutes les parties visibles du corps, qui fait l’objet d’un chapitre à part.
Voici les neuf constantes que l’on retrouve dans chaque Vierge noire :
Le sanctuaire est toujours situé sur un ancien lieu de culte et la statue est placée dans la crypte. L’architecture montre une Vierge en majesté, c’est-à-dire assise, un enfant sur les genoux. Leur origine est concentrée sur les Xe et XIe siècles, et une légende préside toujours à leur arrivée. Omniprésence de la Vierge, l’enfant passe au second plan.
Les proportions montrent un rapport arithmétique constant.
La matière dont sont faites les statues est toujours le bois.
Quatre couleurs seulement enrichissent les statues. Une impression de fécondité s’en dégage.
Des miracles leur sont attribués.
Le sanctuaire : il est toujours positionné sur un ancien lieu de culte païen, lui-même au voisinage d’une source, d’un puits ou d’une fontaine, voire d’une pierre levée ou non. De plus, l’emplacement est généralement un lieu élevé par rapport au voisinage, butte ou colline. Ces lieux de culte, souvent très anciens, étaient voués à la Terre Mère et à la vierge druidique qui doit enfanter. Mais attention de ne pas déduire trop rapidement que les Vierges noires sont les successeurs de ces vierges païennes. elles ont été mises à leur place. Pour le peuple inculte c’est une représentation comme une autre, mais en réalité, leur signification est précise, et elle émane d’un ensemble symbolique.
La place originelle de la Vierge noire est dans la crypte. Quant elle a dû être déplacée pour une impérieuse raison, elle était installée dans une partie sombre de l’église. Néanmoins, la crypte a une signification symbolique tout autre qu’un quelconque emplacement sombre.
L’architecture : c’est ce que l’on voit en premier. Toutes les Vierges noires sont du type « Vierge en majesté », assises sur un tabouret, un enfant sur les genoux. La Vierge n’est pas assise sur un trône, mais elle se tient droite sur une sorte de tabouret que l’on ne voit pas du fait de sa robe.
Les Vierges romanes du début du deuxième millénaire sont toutes des représentations en majesté, même celles qui ne sont pas noires. Dans les fresques des premiers siècles, les Vierges sont représentées soit orantes, soit debout avec l’enfant dans les bras, soit assises. Dès le XIIe siècle, les sculpteurs reprendront leur liberté d’expression, comme si, pour une raison inconnue, il y avait eu une parenthèse de deux siècles.
Ce qui frappe dans les Vierges en majesté, c’est qu’elles sont assises sur des tabourets ou des sièges tout simples, alors qu’on aurait trouvé naturel qu’elles le soient sur un trône. Ce siège, sans dos ou avec un dossier très bas, est un cathèdre, généralement sobre, ou très peu décoré.
Or, souvenons-nous, Isis est toujours assise sur un cathèdre, et les grandes églises construites à partir de l’époque des Vierges noires ont la même étymologie. Ne seraient-ce pas les mêmes hommes, ou à tout le moins appartenant au même groupe de pensée, qui sont à l’origine des cathédrales et des Vierges noires ?
généralement, le siège est sculpté dans un bloc de bois indépendant des personnages, mais dans la même essence. un coussin peut recouvrir le siège, et lorsqu’il existe des accoudoirs ou un dossier, ils présentent des dessins qui peuvent être symboliques. on trouve souvent des losanges. or le losange est un symbole de féminité. Composé de deux triangles allongés, il suggère la relation entre les mondes supérieurs et inférieurs.
La base des statues est carrée et ce n’est certai- nement pas par hasard. Que ce soit dans l’Antiquité ou au Moyen Âge, le carré a une grande importance. Il exprime le plan terrestre comme une création. L’homme est représenté géométriquement par cinq carrés dans sa hauteur, et cinq carrés dans sa largeur lorsqu’il a les bras en croix, croix elle-même inscrite dans un carré. rappelons également que la première pierre de fondation d’une église est cubique : elle est le lien entre la terre et le ciel dans le rituel de consécration.
Les Vierges noires les plus anciennes portent des vêtements de facture sommaire. Le voile qui retombe de chaque côté de la tête et la robe sont souvent mêlés. Par la suite, la sculpture s’affine et donne un meilleur rendu des vêtements, mais ils gardent toujours une raideur dans les plis. La robe cache l’ensemble du corps à l’exception du visage et des mains. Les pieds portent des chaussures, souvent très fines, qui les recouvrent.
Le visage est de type oriental ; de nombreux auteurs le disent byzantin, mais pour notre part nous ne serons pas aussi restrictif. La face, très allongée, n’a que peu de relief. Pas de rondeur des joues, un nez droit avec les narines ouvertes.
Ce sont les yeux qui sont les plus marquants. La Vierge et l’enfant ont le même regard droit, lointain. Ce regard est d’autant plus troublant que la personne en présence d’une Vierge noire sent très bien que celle-ci ne la regarde pas. Pourquoi fixer un point au loin, un point qui semble inaccessible ? Cette froideur dans le regard n’existe pas dans la statuaire romane. Les Vierges à l’enfant regardent vers leur fils, les statues qui sont seules regardent toujours vers l’orant, vers le bas. elles sont faites pour être exposées en hauteur, hors de portée des mains, mais pas des yeux. Dans le cas des Vierges noires, c’est tout le contraire. Même si on se met au même niveau que la statue, bien en face des yeux, ces derniers ne vous regardent pas, ils fixent toujours ce même point que seule la Vierge semble connaître. Ce lointain inaccessible ne serait-il pas l’espace intérieur ?
Même si elle est composée de deux blocs, l’en- semble de la Vierge noire est de la même matière, à une exception, mais de taille : les yeux. Les statues originales avaient en effet des yeux qui n’étaient pas sculptés, mais incrustés pour que l’apparence de la pupille et de l’iris soit encore plus vraie. Faujas de Saint-Fond a décrit très méticuleusement la statue de Notre- Dame du Puy. on apprend ainsi que les yeux étaient constitués de lentilles hémisphériques, convexes d’un côté et concaves de l’autre, enchâssées dans des cavités peintes aux cou- leurs de l’iris. Dans la pénombre de la crypte, l’effet devait être saisissant et Faujas de Saint-Fond avait dû être lui-même frappé puisqu’il écrit : « Ils inspirent la surprise et l’effroi. » Les Vierges noires, par la forme de leur visage, de leur nez, de leurs yeux, ont une expression orientale.
Il a trop souvent été dit qu’elles étaient byzantines, mais une simple comparaison avec les icônes suffit à écarter cette hypothèse. La fixité du regard n’est pas seulement un regard orien- tal, mais plus précisément celui que l’on trouve sur les momies de l’ancienne Égypte. Si on ne considère que ce regard, on se demande si on n’est pas en face d’une représentation d’Isis, la vierge-mère, objet des rituels initiatiques des Égyptiens. Si on compare une Vierge noire avec une statue romane sculptée à la même époque, la seconde a les traits des femmes de la région où elle a été sculptée. C’est d’ailleurs ce qui permet aux experts de situer une statue qui a été déplacée au cours du temps. Ajoutons qu’aucune des représentations connues n’a les yeux bleus.
Dans son ouvrage L’Ancienne Statue romane de Notre-Dame du Puy paru en 1921, le docteur Paul olivier indique que la statue qui fut conduite au bûcher en 1794, le fut en présence d’une population qui criait « À mort l’Égyptienne ! ». C’est dire si l’aspect oriental du visage, en plus de sa couleur, devait être frappant. on peut même aller plus loin dans la réflexion, car, dans cette circonstance précise, l’exclamation de la population devait refléter une grande animosité. Donc traiter la statue d’« Égyptienne » est en réalité une insulte et non une marque de vénération. existait-il en 1794 un sentiment de haine, et peut être même de racisme vis-à-vis de cette statue, ou était-ce simplement une animosité générale envers l’Église qui se translatait à la statue ?
L’aspect oriental que le sculpteur a voulu donner à son œuvre est parfois à l’origine de particularisme insolite, voire déconcertant comme sur le plateau de Millevaches, à Meymac, où la Vierge noire est coiffée d’un turban !
Quelles que soient les légendes sur leurs origines, les Vierges noires ne viennent pas d’orient. Aucune n’a été sculptée avant le XIe siècle et une simple constatation des us et coutumes de l’époque écarte cette possibilité. en effet, l’islam interdit la reproduction de la figure humaine, et quant à Byzance, où l’on ne pratiquait pas la sculpture en ronde bosse, les empe- reurs iconoclastes des VIIIe et IXe siècles avaient condamné le culte des images comme idolâtre.
Après les visages, les mains sont la seconde partie du corps visible. et ce n’est pas un hasard, car, outre la symbolique même de la main, il en est une autre, complémentaire, sur leurs posi- tions. Seules les statues dont l’authenticité est certaine ont un intérêt. Les restaurations avec parfois ajout d’un attribut de pouvoir sont des hérésies qui détruisent les clés de la compréhension et, pour qui n’est pas averti, rendent l’approche du sanctuaire impossible.
La position des mains de l’enfant n’est pas toujours la même : elles peuvent être posées sur les genoux ; étendues, paumes face à face ; tenant un livre ou bénissant. Les mains qui tiennent un globe sont signe que la statue est une copie récente, ou qu’il s’agit d’un ajout.
Les mains de la Vierge ou de l’enfant ont des doigts démesurément longs. Là encore, ce n’est pas le fait du hasard puisque cette longueur des doigts est une constante. C’est pour attirer l’attention sur eux et sur la symbolique dégagée. Du reste, ne voit-on pas sur les tympans des églises des Christ en gloire avec des mains dont la longueur est disproportionnée par rapport aux autres dimensions de la représentation qui est par ailleurs parfaite ?
La psychanalyse retient une interprétation qui compare la main à l’œil. Pour elle, la main qui apparaît dans les rêves est l’équivalent de l’œil, la main voit. Dans son traité Sur la création de l’Homme, grégoire de Nysse lie les mains de l’homme à la connaissance et à la vision car, pour lui, elles ont pour fin le langage.
La main n’est pas seulement l’emblème de la transmission du pouvoir, qu’il soit spirituel ou temporel, elle est le symbole de la Connaissance, et celui qui a ces mains est celui qui Sait. Lorsqu’il s’agit des mains du Christ, elles peuvent aussi être le signe du Père qui n’est jamais représenté et qui s’exprime à travers le fils. Dans la tradition chrétienne, la main est le symbole de la puissance et de la suprématie. Quand la main de Dieu touche l’homme, celui-ci reçoit la mani- festation de son esprit. Souvenons-nous : Dieu toucha la bouche de Jérémie avant de l’envoyer prêcher. De tout temps les rois se sont approprié ce symbole de la main qui est devenu un emblème royal, le sceptre, signe de domination et instrument de la maîtrise. D’ailleurs, en hébreu, le mot iad a une double signification : il exprime à la fois la « main » et la « puissance ». La main droite est traditionnellement une main de miséricorde, la main bénissante emblème de l’autorité sacerdotale. La main gauche est la main de rigueur de la Kabbale, la main de justice emblème du pouvoir royal.
La position des doigts est également importante. Il est à remarquer que soit la Vierge a les mains posées sur les genoux, soit elle tient son enfant. Pour ce qui est des mains du Christ, les représentations sont très variées, mais les symboles sont universels. Selon les canons bouddhiques, la main fermée est le symbole de la dissimulation, du secret, de l’ésotérisme. on connaît la main levée, tous doigts étendus, paume en avant, qui indique une absence de crainte, une puissance du temps destructeur qui est elle-même au-delà de la crainte et qui en délivre tous ceux qui l’invoquent. Le geste de l’argumentation ou de l’exposition se fait en plusieurs variantes de l’index ou du majeur touchant le bout du pouce. La méditation s’exprime par la paume de la main ouverte vers le haut. Chez les Celtes, le symbolisme de la main rejoint celui du bras. D’ailleurs le même mot irlandais, lam, signifie aussi bien « main » que « bras », mais les symboles sont universels et l’on a une exagération de l’automatisme hiératique. Ils obéissent à une sorte de stéréotypie qui a le caractère formel des traditions liturgiques.
Les positions relatives des doigts et des mains symbolisent des attitudes intérieures. Les mains reposant la paume sur les genoux expriment la concentration méditative ; la main droite levée, index et médius tendus et réunis, les autres doigts repliés indiquent la dialectique, l’argumentation. Le don, la charité, sont traduits par une main pendante, paume à l’extérieur, alors qu’une main ouverte qui s’avance, la paume tournée vers le ciel signifie l’apaisement, la dissipation de toute crainte. enfin l’illumination se manifeste par la main droite touchant terre, la paume tournée vers l’extérieur.
Toutes les civilisations utilisent ou ont utilisé le langage des mains. Pour les romains, enfouir la main sous la manche marquait le respect et l’acceptation de la servitude, alors qu’en Afrique, pour indiquer l’humilité et la soumission qui a un sens proche, il faut placer la main gauche, doigts repliés, dans la main droite. Selon César dans la Guerre des Gaules, les bras et mains dressés, la paume en avant (passis manibus) sont un geste de supplication et d’invocation. Ce geste des druides qui prient et lancent des imprécations ou des incantations a encore un sens de nos jours dans certaines sociétés, comme en franc-maçonnerie.
Thierry Wirth
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