Une confusion du temps – entre passé et présent


Les personnes traumatisées vivent une confusion du temps – entre passé et présent –, mais aussi une intrusion vivace du passé dans le présent. Cette manifestation récurrente chez mes patients souffrant de traumatismes a retenu ma plus vive attention. Par conséquent, je suis convaincue de l’importance d’un double accès – psycho- logique et philosophique – essentiel à la compréhension du trau- matisme. Cette notion est capitale chez les philosophes antiques, plus particulièrement chez Épicure et Épictète. Ceux-ci faisant de la compréhension du présent la clé de la santé. Aujourd’hui, nous redécouvrons, avec l’apport des sciences cognitives, l’importance de la place du temps dans le fonctionnement cérébral. Je vous invite donc à m’accompagner dans cette enquête.

• Qu’est-ce que le présent ?
S’interroger sur l’essence du temps, c’est-à-dire sa nature, c’est tout d’abord se questionner sur l’homme et sur ce dont il sait le moins bien s’approprier. Le questionnement est d’importance puisque faire un bon usage de son temps relevait déjà, dans l’Antiquité, d’un exer- cice spirituel des plus difficiles.

À propos du temps, Sénèque écrivit à Lucilius : « Ton temps, jusqu’à présent, on te le prenait, on te le dérobait, il t’échappait. Récupère-le, et prends en soin. La vérité, crois-moi, la voici : notre temps, on nous en arrache une partie, on nous en détourne une autre, et le reste nous coule entre les doigts1. » Et il ajoute : « [...] saisis-toi de chaque heure. Tu seras moins dépendant de demain si tu t’empares d’aujourd’hui 2. »

« Qu’est-ce que le temps ? Si nul ne m’interroge, je le sais ; mais si l’on me questionne et que je veuille m’expliquer, je ne sais plus », notait Augustin dans ses Confessions. Paradoxe du temps que nous ressentons tous. Ne dit-on pas qu’il nous file entre les doigts ? Chaque jour nous percevons son irréversibilité, qui s’exprime sous de multiples facettes. Si l’on se demande qu’est-ce que le présent, nous sommes face à une problématique semblable.

À peine l’ai-je prononcé que déjà il appartient au passé. Mot banal, courant et pourtant insaisissable et difficile à définir, à circonscrire sous tous ses angles, explicites ou implicites. Notre propos est ici simplement d’explorer cette notion de présent et nous tâcherons donc simplement de tenter d’en cerner certains aspects en lien réel ou implicite avec lui. Que nous dit le Petit Robert à son propos ? Il oppose présent à absent, présent à passé ; il offre aussi d’autres signi- fications comme : se trouver, être disponible pour quelque chose, suivre attentivement. Le mot présent qualifie le moment, l’insai- sissable, mais encore ce dont on est conscient... Vaste programme d’une polysémie fugace. Par exemple l’expression « être présent à » revient à dire que l’on est totalement à soi, mais aussi à la situation que l’on vit, à ceux qui sont là. D’ailleurs, quand on est « présent », plus rien ne compte que notre présence. Être présent, c’est une sorte de focalisation qui nous englobe en totalité et que nous avons tous rencontrée, notamment lors d’un choc amoureux, dans la passion ou l’intérêt profond pour ce que l’on fait et dans bien d’autres circonstances encore. Cet état de focalisation participe de l’intensité du présent, de l’ici et maintenant. Paradoxalement, cette focalisation est proche, voire similaire et/ou identique à celle de l’état hypnotique et du trauma. En effet, l’état hypnotique nous conduit progressi- vement à une diminution de notre champ perceptif et donc à une concentration sur un élément donné pour nous permettre ensuite d’aller vers un nouvel élargissement. De même, l’événement trau- matique entraîne cette même focalisation, associée à une sidération qui conduit à l’absence de mouvement, voire à l’immobilisme, état qui se perpétue bien souvent à notre insu. Même si nous pensons que tout est loin ou terminé, une partie de nous reste cependant fixée, scotchée.

La force de cette focalisation est telle qu’elle porte en son sein le contraire : une défocalisation, une dissociation qui nous rend à la fois intensément présent et simultanément absent ou en dehors, comme un spectateur distant. Autrement dit, cette « ultra-focalisation » donne l’intensité au présent, que ce soit à soi-même, a une situation, au moment. Cette présence au moment, hors passé, hors avenir, par le simple fait d’être, nous met nécessairement dans le mouvement, dans l’action. Ne dit-on pas que le présent est le temps d’expression de l’action, contrairement au passé, au futur ou au conditionnel ? C’est un temps dynamique, entraînant. Lorsque je dis : « j’ai marché », cela laisse entendre que j’ai su marcher, mais ne permet pas d’affirmer que je marche encore. En revanche si je dis : « je marche », le simple fait de le dire me permet déjà de percevoir le mouvement et de le ressentir dans mon corps. Je peux m’imaginer en mouvement et les autres – de par la force représentative du présent – me voient en action. Être présent, c’est donc être en vie et dans la vie. Il n’y a besoin de rien d’autre pour cela. Ainsi, lorsque l’on est tout à soi, à l’autre, à ce que l’on vit, on baigne dans un état de réceptivité optimale. C’est le temps de tous les possibles, de tous les réaménagements. C’est un moment de reconnaissance, peut-être même d’activation de nos neurones miroirs. Ceux-ci ont pour principale particularité de présenter une activité aussi bien lorsqu’un individu (humain ou animal) exécute une action que lorsque simplement il observe un autre individu (en particulier de son espèce) exécuter la même action. Cette aptitude explique le terme de miroir. Une autre spécificité de ces neurones est liée au fait qu’ils déchargent des potentiels d’action, aussi bien pendant que l’in- dividu exécute un mouvement que lorsqu’il est immobile, mais voit, entend ou pense que l’action va être exécutée par un congénère. Pour simplifier, regarder une activité sportive, par exemple, est activateur de ces neurones. Ces neurones auraient aussi des capacités d’activa- tions prémotrices au cours de l’observation d’actions, déclenchant automatiquement l’activation de neurones miroirs qui permettent de se représenter « en soi-même » le mouvement observé. Ainsi, quand nous regardons agir autrui, nous simulons mentalement ses mouve- ments. Le « en soi-même » est une notion fondamentale sur laquelle nous serons amenés à revenir.

• Le temps cérébral
Notre cerveau dispose de deux hémisphères aux rôles complé- mentaires. Notre hémisphère gauche est celui du calcul, de la prévi- sion, le gestionnaire avisé capable, entre autres, d’organiser, de tenir compte d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Notre hémisphère gauche donne la pleine mesure de ses capacités quand il associe des détails à des faits, en vue d’élaborer un récit, une démonstration cohérente. En revanche, du point de vue de l’hémisphère droit, il n’existe d’autre temps que le présent. La conscience que nous avons de quelque chose qui nous dépasse, auquel nous sommes liés, s’inscrit dans l’instant présent et c’est notre hémisphère droit qui nous rend capable de saisir l’infinie richesse de l’ici et maintenant.

Notre hémisphère droit complète notre hémisphère gauche en interprétant tout ce qui relève de la communication non verbale. Notre hémisphère droit tient compte d’éléments aussi subtils que l’intonation, l’expression du visage ou la posture du corps. Il examine les situations de communication dans leur ensemble en évaluant la cohérence du message exprimé. Le moindre désaccord entre le maintien, la physionomie, la manière de placer la voix et le sens des paroles, le met en alerte et nous déstabilise. Notre sentiment de quiétude s’ancre dans l’instant présent. Il ne nous vient pas d’un souvenir passé ni d’une projection dans l’avenir. Il contient aussi tous les états émotionnels qui ont fait empreintes, des situations d’hier toujours présentes et actives aujourd’hui. Alors « être présent », c’est peut-être aussi retrouver une partie de soi, se voir, se revoir, s’entendre, s’ima- giner à certains moments de vie, qu’ils appartiennent à l’enfance ou à d’autres périodes, pour lesquels on sent qu’ils sont si « présents » qu’hier est aujourd’hui, ici et maintenant. Nous y reviendrons.

• L’enfant et son rapport au temps
Certains auteurs estiment qu’entre zéro et 18 ans, la plupart d’entre nous ont vécu toutes les premières fois d’une vie. Amour, abandon, peur, douleur, trahison, blessure, sentiment d’impuissance, de honte, de culpabilité, de dévalorisation de soi... Cela sous-entend que tout ce que nous vivrons ultérieurement est déjà marqué d’une empreinte. Empreinte d’autant plus forte qu’elle est et reste présente.

Cette capacité naturelle des humains d’être investis dans le présent est particulièrement remarquable dans l’enfance. On peut même dire qu’à cette époque de la vie, elle est naturellement là et que la difficulté se situe plus tard pour pouvoir la retrouver et y accéder à nouveau. En effet, l’enfant nous semble souvent ailleurs, « dans son monde » dit-on, sourd à nos propos, nos demandes... Nous avons tous connu des demandes telles que venir à table, aller se coucher, aller faire une course, restées sans réponse comme si l’on s’adressait à des malentendants ou que nous leur parlions dans une langue étran- gère. Que nenni ! L’enfant est bien là, présent, trop peut-être à notre goût... mais à autre chose. À ce propos, Sampiero Sanguinetti écrit : « Les enfants, il est vrai, investissent le présent d’un appétit de vivre qui engloutit tout le reste, qui se moque du futur, qui ignore le passé. Ce que sera la vie des décennies plus tard les tracasse très peu. La vie est tellement forte, heureuse ou douloureuse à cet instant précis, qu’elle suffit amplement à occuper tout l’être...1 » Évidence ! Pour- quoi ne pas y avoir pensé ? D’autant que, lorsque je demande à mes patients ce qui, à leurs yeux, a marqué, leur vie, leur histoire depuis le début, force est de constater que la majorité des bons ou mauvais souvenirs se trouvent précisément dans les premières années de leur vie jusqu’à l’adolescence. Dans cette relation du temps historique, je constate deux cas de figure principaux. Soit une conjugaison de bons et de mauvais souvenirs, une sorte de tissage heureux et doulou- reux, soit une amnésie exprimée par : « je ne me souviens de rien », « comme tout le monde », sorte de fin de non-recevoir. Ces expres- sions ne signifient pas qu’il ne s’est rien passé. Bien au contraire. Dans un cas comme dans l’autre, le point commun est que ces passés sont et restent présents, parfois de façon insaisissable ou non actualisable, enfouis dans une mémoire du corps ou ailleurs, mais néanmoins agissants, en terme de douleur, de mal-être ou, dans le meilleur des cas, sous forme de ressources. On peut dire qu’ils ont échappé au cerveau gauche et sont stockés dans le cerveau droit où ils restent sournoisement agissants sans que nous en ayons conscience.

L’absence apparente de ces présents, marquée par l’absence de souvenirs actualisables, génère souvent une sensation de vide. Le vide ne permet ni d’être à soi, ou à ce que l’on fait, ni même de s’investir, tant la sensation d’être présent est dépourvue de sens. Il conduit même parfois à la perte de l’« appétit de vivre », perte que ceux qui la subissent cherchent désespérément à combler. Tant il est douloureux de se sentir coupé d’une partie de soi. Dès lors, pour être un, tous les moyens sont jugés bons, jusqu’à et y compris, dans une tentative désespérée de se réunifier, s’adonner aux conduites addic- tives de toutes natures. En effet, c’est probablement la force de vie de ces instants particuliers, force douloureuse ou heureuse, qui donne à ces présents une puissance telle qu’ils se maintiennent au-delà du temps qui s’écoule. Je dis souvent que le traumatisme – ou tout événement, même anodin, vécu comme tel – est un arrêt sur image, quelque chose qui se bloque, se fige. Qui se fiche du temps qui passe, parfois par décennies successives, et qui fait que le passé reste présent. De sorte que le présent ne peut exister. Il ne peut exister en tant que tel tant il est pollué, contaminé, consciemment ou non, par ce passé resté présent...
 

Corinne Van Loey    
                                                                              

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