Sexe : la « nature » féminine n’existe pas

Je reçois chaque jour des hommes, des femmes. Ils ont décidé de faire une analyse. Chaque fois qu’ils s’allongent sur le divan, ils vont s’efforcer d’obéir à la règle, terriblement exigeante, de dire tout ce qui leur passe par la tête. Ils vont parler d’eux, de leur relation à l’autre, que cet autre soit réel ou imaginé. Ces hommes, chacun à leur façon, parleront d’une femme, qu’elle soit mère ou amante, sœur ou épouse, copine ou collègue, ils parleront de leur ignorance de cette femme, ou de leur savoir théorique qui ne coïncide pas avec les faits. Ils se demandent ce qu’est une femme. Ce qu’ils sont, eux, en face d’elle. Ils se sentent souvent exclus d’un état, d’une vérité particulière attribuée aux femmes et dont elles garderaient jalousement le secret. Ils compensent parfois ce sentiment inconfortable d’être « hors du coup » en se persuadant de leur supériorité. Mais dans l’intimité du cabinet et de la relation analytique, cette autopersuasion s’effrite. Le mode d’emploi des femmes qu’ils côtoient leur échappe. Ils ont peur de rater, d’être à côté, de dire ou de faire ce que surtout il ne fallait pas dire ou faire.
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Je reçois chaque jour des hommes, des femmes. Ils ont décidé de faire une analyse. Chaque fois qu’ils s’allongent sur le divan, ils vont s’efforcer d’obéir à la règle, terriblement exigeante, de dire tout ce qui leur passe par la tête. Ils vont parler d’eux, de leur relation à l’autre, que cet autre soit réel ou imaginé. Ces hommes, chacun à leur façon, parleront d’une femme, qu’elle soit mère ou amante, sœur ou épouse, copine ou collègue, ils parleront de leur ignorance de cette femme, ou de leur savoir théorique qui ne coïncide pas avec les faits. Ils se demandent ce qu’est une femme. Ce qu’ils sont, eux, en face d’elle. Ils se sentent souvent exclus d’un état, d’une vérité particulière attribuée aux femmes et dont elles garderaient jalousement le secret. Ils compensent parfois ce sentiment inconfortable d’être « hors du coup » en se persuadant de leur supériorité. Mais dans l’intimité du cabinet et de la relation analytique, cette autopersuasion s’effrite. Le mode d’emploi des femmes qu’ils côtoient leur échappe. Ils ont peur de rater, d’être à côté, de dire ou de faire ce que surtout il ne fallait pas dire ou faire.

Ce qu’ils ne savent pas, ou qu’ils ne croient pas quand elles le leur disent, c’est que les femmes elles-mêmes ignorent qui elles sont et quelle est leur définition. Je ne parle pas, bien sûr, de la définition physiologique de la féminité. Une définition qui pourtant, dans sa formule expéditive et grivoise, porte en elle les germes de nombreux quiproquos : la femme est celle « qui n’en a pas ». Par opposition à l’homme qui, lui, en a. Et qu’il en ait un (phallus) ou une paire (de testicules), il se définit par ce plus, qui manque aux femmes.

Ce raccourci, tellement courant, n’offre pas une définition autonome de la féminité : une femme est femme parce qu’elle n’est pas un homme. Voilà qui ne résout pas le problème ainsi posé : qu’est-ce qui définit la féminité, en dehors de ses caractéristiques génitales, biologiques ? Qu’est-ce qui la définit indépendamment de la masculinité ?

Qu’est-ce que la féminité ?
Qu’est-ce qui fait qu’une femme se sent femme ? Se sait femme ? Car ce n’est pas le corps qui, dans leur tête, dans leur façon d’être, assure les femmes de leur identité. Combien sont-elles à porter leurs attributs – seins, fesses, hanches – comme des signes encombrants de leur « nature » ? Des signes qui, en dépit de toute logique, ne leur sont pas si naturels, des signes qu’elles portent quelquefois comme des boulets plutôt que des avantages. Elles ont l’air femmes, mais les mots qu’elles laissent échapper du divan révèlent leurs doutes quant à cette féminité, quant à ce qu’elle est réellement, au-delà des apparences.

Les femmes questionnent sans cesse leur féminité.
Elles la questionnent d’autant plus que, dans la vie de tous les jours, dans les conversations qu’elles ont, dans les discours qu’elles entendent et les pensées qui circulent, elles sont femmes et « ça se voit ». Et comme cela se voit, ce n’est pas à contester, ni même à discuter. Ces questionnements ne sont permis qu’aux hommes qui, eux, restent à la porte du grand mystère féminin.
Mon fantasme ? Être un homme. Ressentir ce qu’il ressent quand il est dans moi, comment ça fait de bander et d’éjaculer. Juste une fois...

Nous aimerions tant, nous femmes, être définies par notre nature. Nous sommes si peu sûres de cette féminité que nous incarnons, que nous sommes les plus virulentes à revendiquer cette nature féminine qui serait la nôtre. N’imputons pas aux seuls hommes, et aux sociétés à dominante masculine dans lesquelles nous vivons, l’entière responsabilité de ce recours à la nature féminine, comme alibi.

Les femmes que j’écoute se débattent avec cette nature. Cette nature qui serait la leur. Elles se débattent car dans la réalité de leur vie, les caractéristiques de cette dite « nature » se dérobent et ne fonctionnent pas. Ce qu’elles disent d’elles, en tant que femmes – telles que les définit cette nature – ne colle pas à ce qu’elles éprouvent en tant que personnes. Elles sont troublées, quelquefois perdues, de ne pas correspondre à des critères qu’elles ont elles-mêmes invoqués, et qu’elles tiennent pour vrais.

Les femmes qui parlent de leur féminité s’approprient passionnément les principes qui circulent à leur sujet. Elles le clament : oui, elles sont ainsi puisqu’elles sont femmes ! Et elles sont désespérées, aussi, de ne pas y arriver, de ne pas réagir comme elles auraient dû, de ne pas avoir fait comme elles sont censées savoir faire.

« C’est celui qui dit qui est » chantonnent les enfants. Des femmes, sans cesse, disent ce qu’elles sont, comme femmes. Mais elles ne vivent pas et ne font pas ce qu’elles disent, ce qu’elles sont convaincues d’être, ce qui leur a été dit et répété, auquel elles essaient désespérément d’adhérer. Leur analyse, particulière à chacune, révèle au fil des séances ce gouffre entre ce qu’elles disent être, ce qu’elles sont, et ce qu’elles font. Un gouffre qui va s’avérer vital pour qu’elles inventent, chacune à leur façon, leur féminité.

Lieux communs sur « les femmes »
Que dit-on des femmes ? Quels sont les fantasmes qui circulent à leur sujet ? Des fantasmes dont le « ménage » est à faire avant de visiter les fantasmes de ces femmes.

Quelles sont ces qualités, ou défauts, réputés propres aux femmes, auxquels hommes et femmes souscrivent ? Quels sont nos fantasmes de ce qu’est la féminité ? Je n’en ferai pas ici la liste complète. Car j’en oublierais certainement. Mais considérons quelques-unes de ces « vérités ». Entendons comme elles sont acquises, comme elles font figure d’évidence. Même si, dans le concret de nos vies, ces évidences pâlissent.

Commençons par une qualité souvent rapportée entre mes murs et qui circule largement au-dehors. Ce fait, considéré comme incontestable, que les femmes sont polyvalentes et que les hommes ne le sont pas.

Les femmes sont « polyvalentes »
Les études sociologiques confortent ce fait : les femmes travaillent aujourd’hui et s’occupent en même temps du ménage, des courses, des enfants, de l’organisation familiale et des loisirs de tous. Des protestations, féministes en général, s’insurgent contre cette mauvaise répartition des tâches. Le prix à payer par les femmes pour être, professionnellement, les égales des hommes.
Mais ces contestations s’étiolent face à la conviction qu’ont les femmes elles-mêmes d’être, dans le couple, les seules capables d’en faire tant. Elles ne reconnaissent aux hommes aucune aptitude à mener plusieurs affaires de front. Quand ils travaillent – disent-elles – ils s’absorbent tout entiers en leur tâche et ne sont disponibles pour rien d’autre. S’ils gardent les enfants, ils ne penseront pas à mettre en route la machine à laver. Ils ne peuvent, dans le même temps, faire les courses et décider des menus. Et s’ils sont en réunion, ils oublieront à coup sûr qu’ils doivent être à la crèche avant dix-huit heures trente.

Entre le constat social et la révolte, il y a cette résignation, qui freine toute évolution : les femmes sont ainsi faites. Elles peuvent gérer trois choses à la fois, les hommes ne le peuvent pas. Elles sont donc obligées d’assurer cette gestion et de subir cette division bancale des tâches.

Les femmes sont « entières »
On dit les femmes plus entières. On dit qu’elles ne s’encombrent pas d’à peu près, qu’elles détestent les compromis. Au contraire des hommes qui, dans leur vie privée, ne tranchent pas, ne choisissent pas. Ils gardent les épouses et les maîtresses. Ils attendent d’être virés d’un côté pour s’engager de l’autre. Tandis que les femmes, si elles aiment ailleurs, n’aiment plus où elles sont « basées ». Elles sont pluridisciplinaires au quotidien, mais pas en amour. Elles aiment ou n’aiment pas. Et quand elles n’aiment plus, elles s’en vont, en dépit des pertes et fracas.

Les femmes sont « maternelles »
Toutes les femmes sont maternelles. Féminité et maternité sont indissociables. L’épanouissement de leur féminité passe forcément par ce désir d’enfant qu’elles vont satisfaire, par cette aventure merveilleuse qu’elles vont vivre et porter. Une femme qui ne peut avoir d’enfant est bien sûr malheureuse. Une femme qui ne veut pas en avoir est forcément suspecte.

Les femmes sont « pacifiques »
Si le monde était dirigé par des femmes, il n’y aurait plus de guerres car elles sont naturellement pacifiques. Elles ne supportent pas la violence, elles ne comprennent pas la brutalité des hommes, leur soif de sang et de vengeance. Les femmes sont douces. Elles n’aiment pas ce qui heurte, ce qui blesse, ce qui vocifère.

Les femmes sont « bavardes »
Les femmes parlent. Beaucoup. Les hommes sont dans l’action, les femmes réclament des mots. Elles aiment dire, mais elles aiment aussi qu’on leur parle, qu’on leur murmure des mots tendres, qu’on leur répète l’amour qu’elles inspirent, qu’on les rassure sans cesse. C’est un truc de femme, la discussion sur le couple, sur son état des lieux. C’est même son défaut. Elle déniche des problèmes là où il n’y en a pas, quand l’homme, lui, ne cherche pas midi à quatorze heures et que pour lui tout va plutôt bien.

Les femmes parlent aussi beaucoup entre elles, elles sont de redoutables commères. Elles critiquent leurs copines, sont impitoyables. Mais en même temps, elles se confient davantage, font plus facilement l’aveu de leurs faiblesses. Contrairement aux hommes qui se croient obligés de « tenir », fiers et droits malgré les poids supportés. Jusqu’à ce qu’ils tombent.

Les femmes sont « intuitives »
On attribue aux femmes une intelligence particulière, une perspicacité par-delà les mots et les faits. On parle d’ailleurs d’intuition féminine. Elles sont censées deviner les chagrins refoulés, les mal-être inavoués. Elles sont de redoutables psychologues : à leur sixième sens, personne ne peut échapper. Elles devinent les mensonges, elles flairent les trahisons, on ne peut les duper longtemps. C’est à cause de cette qualité qu’elles furent autrefois traitées de sorcières et brûlées sur les places publiques. Elles ne sont plus sorcières, mais elles ont gardé ce don.

Sexuellement, elles ont moins de « besoins »
Aborder les fantasmes des femmes, c’est aborder leur sexualité. Une sexualité qui, comme on le dit partout et comme elles le répètent souvent, est beaucoup moins impérieuse, beaucoup moins importante que celle des hommes.
Les hommes, comme chacun sait, sont susceptibles toujours d’être « menés par la q... », c’est pourquoi il est difficile de leur faire confiance. Les femmes, elles, pensent d’abord amour, tendresse, échange. Elles sont sensibles à l’humour et à l’intelligence davantage qu’aux biceps ou aux supposées prouesses sexuelles de celui qui les courtise.

Et quand on ne dit pas que la sexualité des femmes est moins importante, on dit qu’elle est plus fragile, plus compliquée que celle des hommes. Que les hommes, eux, ont des « besoins », que leur sexualité est plus basique et mécanique que celle des femmes. Que chez elles, ça passe par la tête, et que chez les hommes, ce sont les glandes et les hormones qui font la loi.

Chez l’homme, c’est supposé fonctionner au doigt et à l’œil : par le doigt d’une caresse ou par l’œil excité par les images qui alimentent ses fantasmes. Chez les femmes, c’est long, c’est lent, c’est compliqué. Et elles n’ont pas, pour les aider, cette même aptitude à fantasmer que les hommes. Paraît-il...

Autant de facteurs qui justifient la fidélité légendaire des femmes : puisque le sexe ne les obsède pas, leur appétit ne déborde pas du cadre de leur union légitime. Et si, malgré tout, elles quittent ce cadre, c’est parce qu’elles sont fidèles à leur intégrité, c’est parce qu’elles n’aiment plus ici qu’elles vont aimer ailleurs. Une échappée qui n’est qu’accessoirement motivée par le sexe.

Voilà quelques lieux communs – puisqu’ils seraient communs à toutes les femmes – qui tentent de répondre à la question : « qu’est-ce qu’une femme ? ». Et j’ai choisi ceux-là car je les entends souvent, tant par la voix des hommes que par celle des femmes.

Les femmes s’accrochent à ces fantasmes d’elles. Elles apportent sur le divan ces assertions en espérant qu’elles seront définitivement validées, sûres enfin que tout cela est vrai, que ce qui se dit d’elles est bien ce qu’elles sont.

Mais si ces « principes féminins » sont sans cesse invoqués, c’est parce qu’ils ne fonctionnent pas. Les mots des femmes ne cessent de les contredire, de les démentir. Leurs vies ne cessent de trahir ces principes, d’en prouver l’inanité. Mais elles continuent de s’y référer désespérément. Parce que si je ne suis pas ça : si je ne suis pas fidèle, polyvalente, aimante et intuitive, qu’est-ce que je suis donc ? Par quoi vais-je remplacer ces définitions ? Quelle serait donc ma féminité ?

Sophie Cadalen

 
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