Relations mères / filles : des difficultés inédites

Les femmes qui élèvent seules leur fille sont de plus en plus nombreuses, qu’elles soient en couple ou pas, les pères ne jouant que le rôle de figurant. Une situation qui crée des difficultés inédites.
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Les femmes qui élèvent seules leur fille sont de plus en plus nombreuses, qu’elles soient en couple ou pas, les pères ne jouant que le rôle de figurant. Une situation qui crée des difficultés inédites.

De la ménagère à la femme libérée
Pour comprendre le nouveau lien mère-fille, il nous faut remonter en arrière. Avant les années soixante-dix, la femme était essentiellement centrée sur sa fonction de génitrice. Elle devenait mère – jeune, bien souvent, sans transition entre sa place de fille au foyer et celle de femme mariée –, élevait ses enfants et s’occupait de la maisonnée pendant que son mari travaillait à l’extérieur. Cette répartition des rôles a duré pendant des siècles. Grandir pour une fille revenait alors à apprendre de sa mère comment devenir une bonne maîtresse de maison, notamment savoir faire le ménage,
la lessive et la cuisine, puisque c’étaient là ses atouts majeurs.
Le mouvement de mai 1968 a profondément modifié la donne. Il a lutté pour transformer les mœurs, mettre à bas une société patriarcale, où le père et le mari avaient presque tous les droits, où la domination masculine ne se discutait pas. Qui se souvient que, jusqu’en 1965, une femme n’avait pas le droit d’accepter un travail ni d’ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de son mari ? Cette génération a prôné l’égalité des hommes et des femmes, bousculant un ordre millénaire, à savoir une femme en retrait de la sphère sociale, soumise aux désirs des autres.

Bienheureuse contraception
En libérant les femmes d’une grossesse involontaire, la contraception leur a permis une vie sexuelle plus épanouie. La plupart aujourd’hui travaillent et ne dépendent plus du salaire de leur mari. Tous ces facteurs font de la femme d’aujourd’hui une figure bien différente de celle d’hier. Toutefois, cette indépendance féminine, glorieusement acquise, a fait surgir de nouveaux enjeux, et à ce propos, il n’est pas rare d’entendre en consultation des questionnements autour de cette nouvelle féminité. « Parfois, j’ai l’impression qu’être une femme était plus simple pour mon arrière-grand-mère que pour moi», confie Clotilde. En effet, aujourd’hui, la femme doit conjuguer bien des rôles différents: ses vies de femme et de mère doivent être menées de front, ce qui soulève parfois des tensions. Peut-être, comme le dit Clotilde, qu’auparavant on se posait moins de questions, le chemin étant tracé d’avance. Pour autant, la vie avait- elle la même saveur ? Pas sûr. Les femmes ont gagné une précieuse liberté, toujours plus difficile car elle suppose des choix, et donc des responsabilités... Aujourd’hui, la fille n’est plus obligée de marcher dans les pas de sa mère, peut inventer son itinéraire, sa manière d’être au monde, et on ne peut que s’en réjouir. Pour autant, d’autres contraintes pèsent désormais sur ses épaules, notamment celle de tout réussir. La société brandit un idéal de compagne – sexy bien sûr, aventurière, si possible – un idéal de mère – disponible, aimable et aimante –, un idéal de femme au travail – disponible encore et toujours, rapportant un vrai salaire. Comment parvenir à respecter ces exigences, dont certaines sont contradictoires, ou demandent des prouesses dont peu de femmes sont capables ?

Des divorces en hausse
Par ailleurs, l’indépendance des femmes a entraîné des modifications au sein du couple et l’a fragilisé. La femme peut s’en aller si elle n’est pas heureuse, un homme ne se sent plus en devoir de rester, puisque celle-ci s’assume. Faut-il regretter le temps où homme et femme devaient se supporter jusqu’au bout le divorce étant socialement mal vu ? Pas sûr non plus... Mais cette augmentation des divorces, du fait souvent d’une plus forte exigence, a entraîné un nombre important de femmes qui élèvent seules leurs enfants, et donc leur fille. En apparence, cette femme indépendante qui mène sa vie n’aurait besoin de rien ni de personne, en apparence seulement... En cas de séparation, beaucoup de mères et de filles se retrouvent en tête-à-tête, entretenant peu de liens avec l’extérieur. Et les pères sont souvent absents. Par lâcheté ? Par peur ? Un enfant est le fruit d’une rencontre passée, et il n’est pas si facile pour eux de maintenir le lien avec un enfant lié à une histoire d’amour terminée. Les mères seules peuvent vite se retrouver dépassées et faire appel à leur propre mère. À ce moment, un trio se forme, autour d’un maternel qui convoque plusieurs générations, nous allons y revenir. Comment la petite fille va-t-elle pouvoir trouver sa place ? Comment va-t-elle percevoir la figure masculine, si son entourage n’est constitué que de femmes ?

La tentation de l’identique
Dès sa conception, le bébé est lié au corps de la mère, relié concrètement par le cordon ombilical, dont il est totalement dépendant pour se développer. À la naissance, c’est encore d’elle dont il dépend, elle qui le nourrit, le materne, bref lui apporte tous les soins nécessaires à sa survie. La mère est donc le repère sensoriel, affectif et psychique. Mais ce qui rend la relation mère-fille complexe et soulève des problématiques particulières est le fait que les deux sont du même sexe. Pour la mère, le fantasme d’avoir mis au monde son double n’est jamais loin. La petite fille porte dès le début de sa vie une ressemblance physique avec sa mère. Comme le souligne Jacques André*, la tentation – et la menace – de l’identique sont en jeu dès les premières heures de sa vie. Durant les premières semaines, petite fille et mère ne font « qu’un », et cette étape de fusion est essentielle pour le développement du nourrisson. La mère est entièrement dédiée aux besoins de son bébé, de façon quasiment animale: elle le comprend, anticipe ses besoins à tel point que l’on parle même de folie maternelle! C’est sur cette sécurité psychique et vitale que la petite fille va s’appuyer pour se différencier ensuite. Cette période de «folie», où mère et bébé ont tendance à ne faire qu’un, est vécue parfois difficilement par le père, qui se sent mis à l’écart, mais elle est pourtant essentielle. Son rôle sera de soutenir la mère durant ces semaines de maternage, avant d’entrer en scène pour faire cesser cette fusion qui peut, elle aussi, si elle ne se termine pas, devenir folle.

Une séparation nécessaire
Pour grandir, il faut se séparer, il n’y a pas d’alternative. Cette nécessaire distance va faire partie intégrante de la relation mère-fille et peut s’avérer plus problématique que lorsqu’il s’agit d’un garçon, du fait de cette même identité sexuée. Dans bien des cas pourtant, la séparation va s’établir petit à petit, au jour le jour. Le bébé, la petite fille, l’adolescente, puis la femme vont s’appuyer sur ce socle de sécurité de la fusion pour avancer tout au long de la vie. La métaphore de l’escalade peut nous aider à comprendre ce processus : au début mère et fille sont toutes deux aux pieds de la paroi. La petite fille commence à expérimenter le jeu de la corde, grimpe petit à petit. Quand elle tombe, elle se raccroche à la corde, toujours tenue solidement par sa mère. Parfois, elle redescend juste pour reprendre des forces et pouvoir remonter plus haut, de plus en plus haut. Puis, un beau jour, la petite fille devenue adolescente, peut se passer de corde. La mère peut maintenant monter d’autres parois, ce qu’elle n’a d’ailleurs cessé de faire par moments en laissant à d’autres, en qui elle a toute confiance, la gestion de l’assurance.

Quand le lien est de qualité, il reste souple, élastique, et la fille sait qu’elle pourra toujours retourner auprès de sa mère dans les moments difficiles de sa vie – divorce ou séparation douloureuse – pour y trouver un réconfort psychique. Si la relation est équilibrée, elle s’y ressourcera sans risque; mais si elle est plus complexe, il sera plus difficile pour la petite fille devenue femme d’y avoir recours.

Devenir femme à côté de sa mère
À l’adolescence, le processus de séparation prend une nouvelle forme. La jeune fille entrant dans la sexualité de plain-pied, il y a désormais deux femmes à la maison... Et tout à coup, la mère prend conscience que sa petite fille d’hier peut désormais être en rivalité avec elle, notamment sur le plan de la séduction. La métaphore dans le conte de Blanche Neige en est l’illustration. Pour ne pas choquer les mères, les versions actuelles en font des belles-mères, mais c’est bien de rivalité mère- fille dont il s’agit et qui peut se résumer à la question: « Miroir, dis-moi qui est la plus belle ? » À cette étape de la vie encore, le complexe d’Œdipe se réactive, et la jeune adolescente va vouloir, comme à trois ans, séduire son père et rivaliser avec sa mère. La plupart du temps, sa tentative est mise en échec – d’où l’importance d’un lien parental solide et de l’absence de possibilité de séduction du père avec sa fille – lui ouvrant la possibilité de se tourner vers d’autres garçons. Mais qu’en est-il quand la mère jalouse sa fille, quand le père joue les Don Juan ? Ils entravent sérieusement son épanouissement. À ce sujet, Caroline dira en consultation: «Lorsque j’avais 6 ans et que je mettais une robe que l’on m’avait offerte, ma mère me lançait un regard noir... J’ai longtemps pensé que ce n’était pas de mon âge, mais en réalité il s’agissait de me montrer que la féminité n’était pas pour moi. J’ai mis des années à accepter mon corps de jeune fille, et à 40 ans, je ne m’offre toujours pas de robe. Ce n’est qu’après la rencontre avec mon mari que mon regard sur mon corps a pu changer.» Au-delà de l’idée que l’on se fait de la féminité, qui n’en passe pas évidemment que par le port de vêtements, on voit ici que l’attribut féminin reste problématique dans la construction psychique de Caroline depuis l’enfance. Cet interdit énoncé par la mère est repris à son compte et reste une difficulté dont elle souffre encore actuellement.

Je t ’aime, Je ne t ’aime pas
La période de l’adolescence est le moment le plus mouvementée dans la relation mère-fille. L’agressivité de la fille qui cherche sa place entraîne de nombreux conflits. Pour la mère, il s’agit de se décaler de cette position de rivalité que la fille entretient pour supporter cette tension poussée parfois à l’extrême. Comment y parvenir ? En mobilisant sa mémoire lorsqu’elle a été elle-même une jeune femme. Toute mère n’a-t-elle pas eu alors une envie de « meurtre psychique » vis-à-vis de la sienne ? N’a-t-elle pas eu le désir de la voir disparaître? Ah, si elle n’était pas là, tout irait mieux, pense tout bas l’adolescente. Que les mères se rassurent: elles l’ont peut-être oublié, mais elles sont elles aussi passées par ce rejet nécessaire à tout petit bout de femme en devenir. Lorsque sa fille devient adolescente, il faut accepter cette ambivalence, au cœur de toute relation affective, qui fait dire dans un même temps «je t’aime» et «je ne t’aime pas». Il n’empêche, certaines mères ont du mal à le supporter et préfèrent s’enfermer dans un duo fusionnel qui ne laisse place à personne, se réfugier dans l’intimité partagée, ou laisser le père récolter les fruits de la colère, lorsque cela est possible... Ce qui n’empêchera pas d’ailleurs les conflits à terme, là encore nous y reviendrons. Pourtant, cette révolte de l’adolescente est tout à fait constructive. Elle doit trouver d’autres chemins que ceux indiqués par ses parents et elle ne pourra le faire que s’il n’y a pas de confusion possible entre elle et sa mère. Or, c’est là souvent que le bât blesse...

Telle mère, telle fille ?
Les séries télévisées offrent toujours un bon miroir d’une époque. Que met en scène la série Mère et fille, diffusée par Disney Channel® ? Une adolescente de 14 ans, qui vit seule avec sa mère, jeune femme de 39 ans, divorcée, belle, exubérante. Chaque épisode relate avec humour leur quotidien, et les difficultés inhérentes à ce tête-à- tête. Un épisode le résume bien : un soir, sa fille attend de pied ferme sa mère qui rentre saoule à minuit : « C’est à cette heure-ci que tu rentres ? » Prise en flagrant délit, la mère s’embrouille dans ses explications pour ne pas se faire gronder par sa fille furieuse. Mais la série se veut pédagogique... Malgré sa soirée trop arrosée, la mère retrouve ses esprits et ordonne à sa fille d’aller se coucher immédiatement. Je suis ta mère, c’est moi qui commande ! La fille a essayé de bousculer les places, a testé sa mère et a trouvé sur son chemin un obstacle rassurant : cette dernière l’a remise gentiment mais fermement à sa place. Poussée à l’extrême – nous sommes dans le registre de la comédie –, l’épisode pointe néanmoins une confusion des rôles de plus en plus fréquente. Les mères séparées sont souvent des jeunes femmes qui retrouvent une liberté qu’elles entendent bien savourer, rien de plus normal. Mais que peut penser la fille adolescente en voyant sa mère organiser des soirées pyjamas avec ses copines, passer des heures au téléphone ou pianoter sur son portable à table, au point d’être parfois rappelée à l’ordre par sa fille de 13 ans ? Quand mère et fille sont toutes deux à la recherche d’un petit ami, cette dernière peut avoir du mal à s’y retrouver. Naturellement, il ne s’agit pas pour la mère de se priver de la possibilité de rencontrer un autre homme, c’est même souvent une très bonne chose pour la fille, quand la fusion menace. Mais elle doit être consciente qu’en adoptant un comportement adolescent, elle gène terriblement l’évolution de sa fille.
le « syndrome comptoir des cotonniers® »

À l’instar des séries télévisées, la publicité raconte un pan de la société. En misant sur la ressemblance des mères avec leur fille, cette marque de vêtements met en éclairage une problématique actuelle, à savoir la confusion des générations, liée au « syndrome du jeunisme », qui brouille les places de chacun. Ce déni n’est en fait qu’un déni du temps qui passe. Ne voit-on pas dans ces images une idéalisation d’une enveloppe corporelle qui ne prendrait pas une ride? Mais cette représentation est totalement mortifère puisqu’un corps qui ne se transforme plus est un corps qui ne vit plus. Paradoxe tout de même, car c’est bien l’angoisse de mort qui engendre ce phénomène de brouillage générationnel.

La mère est tellement jeune qu’on la confond avec sa fille, les photographes prennent d’ailleurs soin de choisir des mères et des filles qui se ressemblent physiquement. Une récente publicité met en en scène Charlotte Gainsbourg et sa fille de 14 ans, et il faut scruter à la loupe les affiches pour détecter la mère de la fille. Comment être en conflit avec le même que soi? Comment parvenir à être différente si rien ne nous distingue ? Quel trouble pour une jeune fille de ne voir en sa mère que le miroir d’elle-même...

Est-ce le signe qu’elle n’a pas assez de valeur elle- même pour être différente ? Ces images favorisent la confusion, et la jeune fille risque d’avoir l’impression de trahir psychiquement sa mère si elle s’éloigne d’elle. La culpabilité n’est jamais loin et elle devient dépendante affectivement de ce lien fusionnel, qui n’est confortable qu’en apparence, même si elle peut avoir tendance à s’y conforter. Pourquoi ? Parce que l’inconnu auquel doit faire face l’adolescente – nouveau corps sexué, enjeux autour des études – lui fait toujours un peu peur, la dérange. Se réfugier dans le cocon de la relation maternelle peut être plus rassurant que quitter le nid. Sauf que ce lien empêche la jeune fille de déployer ses propres ailes pour aller vers la vie. En jouant au jeu du miroir avec leur fille, ces mères ne se rendent pas compte qu’elles freinent ce processus de séparation, que leur fille, en devenant femme, traversera des moments d’angoisse face à la vie tumultueuse qui les attend et à laquelle elles ne sont pas préparées. La ressemblance physique entre mère et fille ne fait qu’accroître le sentiment de ces mères de voir leur fille comme le prolongement d’elles- mêmes. Ni l’une ni l’autre ne sont prêtes à lâcher cette place irremplaçable qu’elles occupent l’une pour l’autre, même si c’est au prix d’une grande souffrance partagée. Bien sûr, il ne s’agit pas de s’habiller en tailleur gris pour marquer la différence ! Mais que se passe-t-il autour de ces vêtements qui circulent entre la mère et la fille ? Est- ce que la mère se réjouit de voir sa fille si jolie avec son pull, et finit par lui donner car elle trouve qu’il lui va mieux qu’à elle ? Ce plaisir vient normalement compenser la perte narcissique d’une certaine séduction, qui commence peut-être à s’émousser avec l’âge. Ou bien peste-t-elle parce qu’elle se sent boudinée dans le jeans que sa fille enfile sans être obligée de rentrer le ventre ? En se plaçant sur la même marche, la question de la rivalité féminine s’invite dans une relation où elle n’a pas forcément lieu d’être.

Rappelons-le avec force: psychiquement, la fille ne peut trouver son propre destin que si la différence de génération entre elle et sa mère est bien établie, écart qui permettra à chacune de trouver son désir. À cette dernière de supporter d’être has been comme le souligne âprement un certain nombre de jeunes adolescentes à leur mère...



  Sonia Prades        
                                                                              

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