Parfois, tous les projets, tous les plans que l’on avait soigneusement bâtis pour le futur s’effondrent d’un coup. Difficiles moments où l’on a l’impression que tout est fini, que les efforts et les sacrifices consentis ont été vains. Et puis non, quelque chose demeure, une petite flamme têtue que l’on observe avec étonnement. « La vie continue », disent les proches. Au départ, cette phrase est plus agaçante qu’une rage de dents et puis... oui, la vie continue, différente de celle que l’on imaginait. Et finalement aussi belle, voire plus belle qu’avant. Comme un ciel encore plus limpide et lumineux après une tempête. Reconstruire une nouvelle vie après une épreuve, exprimer ce que l’on est pleinement, et au final, se rendre compte que cette traversée a été bénéfique, voire libératrice, c’est l’expérience que Sandra a vécue, après un long cheminement personnel et professionnel.
Tout a commencé par un banal reportage sur les chocolats de Pâques. À 35 ans, Sandra est une journaliste régionale reconnue. Avec son regard clair, ses tenues colorées, son dynamisme, son amour des mots, elle a réussi à se faire une place dans ce milieu. Mais depuis quelques mois, la jeune femme habituellement passionnée et enthousiaste ressent un vague malaise. Après huit ans en poste en Lorraine, elle a le sentiment d’avoir fait le tour de la question. Toujours les mêmes sujets, les mêmes fausses urgences... elle aspire à autre chose. Un jour, lors d’un énième tournage sur les chocolats de Pâques, elle est prise d’une sensation d’étouffement et doit s’asseoir. La caméra continue à tourner. En regardant les images, Sandra se voit, recroquevillée dans un coin, pâle comme la mort. « J’ai eu un électrochoc: il fallait que ça change », se remémore-t-elle.
Son conjoint, également journaliste, est basé à Paris. Elle décide de négocier une rupture conventionnelle et de le rejoindre, avec leur fille âgée de sept ans. La petite famille s’installe dans un nouvel appartement. La jeune femme pense avoir saisi l’origine de son malaise et souhaite s’investir dans un travail dans lequel elle retrouverait du sens. « Tout est ouvert, je me laisse le temps d’explorer différentes pistes professionnelles», raconte-t-elle. Nous sommes en juin 2013.
Mais en septembre, son compagnon lui annonce qu’il est amoureux d’une autre et qu’il part. Explosion de l’univers familier. Sandra se retrouve seule avec sa fille, sans travail, dans une ville qui lui demeure en grande partie inconnue. «En un temps très resserré, les repères fondamentaux de mon existence ont dis- paru: vie familiale et amoureuse, environnement géographique, social et professionnel. Mes bases se sont écroulées », explique-t- elle. Sandra est anéantie. Ballottée par des émotions violentes, elle a l’impression que tout lui échappe. « J’étais en couple depuis l’âge de 22 ans, installée dans une forme de sécurité ; cette trahison m’a atteinte dans des valeurs très importantes pour moi, poursuit-elle. Je me sentais complètement vulnérable. »
Comme souvent après une rupture, l’entourage change, une partie des amis du couple s’éloigne, effrayée sans doute par le spectre de la séparation. L’épreuve différencie, isole, fait peur. On a trébuché, on ne suit plus le chemin commun. «Quand tu n’as plus de conjoint, plus de job, tu sens encore davantage la pression de la société actuelle qui te renvoie que tu dois tout réussir. Peu de gens parlent de leur traversée du désert», constate Sandra. Mais malgré tout, et contrairement à ce qu’elle pensait, elle ne s’effondre pas. «Je fais face à la situation», raconte-t-elle. L’univers autour d’elle s’est écroulé mais elle reste debout. De plus, elle découvre qu’elle a aussi de « vrais » amis, qui resserrent les rangs.
Un jour, la jeune femme confie à l’une d’entre elles son tumulte intérieur. Son amie lui fait une suggestion étonnante : « Tu devrais faire de la peinture... » « Mais je ne sais pas peindre!» répond Sandra, interloquée. « Tu t’en fiches. Il ne s’agit pas de technique mais de lâcher prise», souligne son amie, elle-même de nature créative, qui sait combien il peut être bénéfique d’extérioriser ses émotions dans ces périodes agitées. Pourquoi pas, se dit Sandra. Elle achète donc toiles et pinceaux. Un jour d’octobre 2013, seule dans son appartement, elle met la musique à fond et se lance dans l’exercice. Des cercles rouges éclatent sur la surface blanche. Violence, rage, colère s’extériorisent soudain. « C’était une expérience physique, tout mon corps s’exprimait », raconte-t-elle. Une fois le tableau terminé, elle se sent apaisée. Elle regarde son œuvre. « C’est une photo de mon monde intérieur », commente-t- elle. Elle n’en revient pas d’avoir « ça » en elle.
Alors elle poursuit l’expérience. Régulièrement, elle se met devant son chevalet et peint, poussée par un trop-plein d’émotions qui l’oppresse. Nul exercice de volonté dans cette affaire.
«Cela se passe d’une manière que je ne décide pas», souligne- t-elle. Son corps lui sert d’indicateur. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’à l’instant où elle est envahie d’une sensation de calme et de bien-être, la toile est terminée. Peindre est aussi une manière de reprendre le contrôle sur ce qui lui arrive, de ne pas se laisser balayer ou anéantir. «De tout ce truc bien noir, je peux faire quelque chose, le transformer, produire une œuvre», constate-t- elle avec un étonnement mêlé de satisfaction. Au fil des semaines, les tableaux évoluent. Volcaniques et chaotiques, dominés par des rouges furieux et des jaunes flamboyants, ils intègrent petit à petit plus de douceur, de nuances, de nouvelles couleurs, du bleu, du vert.
Au bout d’un moment, elle se dit qu’il faudrait quand même songer à prendre des cours pour acquérir cette technique qui lui fait défaut. Elle s’inscrit donc à un atelier. Mais très vite, elle s’ennuie. Elle ne retrouve pas ces explosions de créativité qui la grisent telles des bulles de champagne. « La plupart des élèves s’entraînent à faire de la copie », constate-t-elle. Elle découvre en revanche de nouveaux ingrédients avec lesquels jouer pour obtenir des nuances ou des textures différentes. Elle s’en amuse en véritable petite chimiste. Puis elle quitte le cours, rebelle, elle qui fut pourtant une élève modèle toute sa vie. C’est une façon d’affirmer qu’elle entend désormais suivre son propre chemin.
Elle s’ouvre à d’autres univers, s’autorise à aller vers des personnes qui l’intéressent, plus fantasques et créatives. Elle fait alors une rencontre déterminante, celle de Manuel, un artiste italien qui peint depuis l’âge de 16 ans, autodidacte, alternatif. Le cœur battant, elle lui montre ses premières toiles. «Le figuratif, laisse tomber, par contre, dans l’art brut, ça vaut le coup d’aller plus loin, on sent l’énergie qui se dégage», lui déclare-t-il. Manuel se donne tout entier dans son art, refuse la compromission. Sa radicalité aimante Sandra, l’attire et la remet en question. Sans toujours partager les opinions de son ami, elle se rend compte qu’elle a en elle quelque chose de libre et de sauvage qui demande à s’exprimer. Manuel lui dit une phrase qui s’imprime au fer rouge dans sa tête: «Il faut peindre avec ce que l’on est.» La peur de faire une erreur, de ne pas savoir bien dessiner comme il faudrait disparaît devant cet impératif ardent. Le plus important n’est pas la technique, encore moins l’académisme, mais c’est d’essayer de transmettre ce que l’on sent en soi.
Sandra fait de plus en plus confiance à ce processus créatif. Les tableaux s’accumulent. Un chemin se dessine. En septembre 2014, elle a l’opportunité d’organiser sa première exposition dans une toute petite salle de théâtre du XVIIIe arrondissement, à Paris. Les toiles sont comme des balises de son évolution personnelle. L’exposition suscite échanges, débats, confidences ; Sandra prend tout, absorbe tout avec avidité et gourmandise. «J’aime partager avec d’autres ce voyage intérieur », explique-t-elle.
Cette exposition est l’occasion de faire un premier bilan de ce qu’elle a vécu depuis un peu plus d’un an. De l’effondrement de sa vie, quelque chose de nouveau, d’étonnant et de joyeux a émergé, à sa grande surprise. « Si, deux ans auparavant, on m’avait dit que j’allais exposer des tableaux, j’aurais répondu que ce n’était pas possible: ce n’était pas dans mes projets.» Elle a l’impression d’être en harmonie avec elle-même, ce qui ne lui était pas arrivé depuis fort longtemps, même bien avant sa séparation. « Je me sens alignée, à ma place», constate-t-elle avec un brin de stupéfaction. Comme si cette épreuve l’avait forcée à puiser à la source de son être et à retrouver une partie de sa personnalité jusqu’alors étouffée. « Mon âme d’artiste avait besoin d’espace pour s’exprimer. Je ne l’avais jamais vraiment écoutée, poursuit-elle. C’est dans ce moment de chaos qu’une certaine forme d’ordre a pu émerger en me ramenant à l’essentiel, à ce qui était important pour moi: m’exprimer et partager des ressentis. » Cela n’efface pas la souffrance et la difficulté de devoir faire le deuil de son ancienne vie, mais lui instille mine de rien une confiance nouvelle dans l’avenir.
Alors elle continue à peindre, sans se mettre la pression, juste pour ces moments de créativité pure qui la remplissent de joie. Parallèlement, elle fait des piges dans des médias pour gagner aussi un peu d’argent. Est-elle une artiste ou une journaliste ? La question la taraude, surtout qu’on la lui renvoie systématiquement. «Comment ça, tu es une artiste ? Tu exposes ? Tu vends ? » Ah, le regard des autres qui cherche systématiquement à coller des étiquettes, en particulier sur un métier qui véhicule tellement d’idées reçues et de clichés. Pas question de tout lâcher pour correspondre à l’image de l’artiste clochard céleste, ne serait-ce que parce que Sandra est aussi une maman responsable d’une petite fille. Mais pas question non plus de se priver de cette nouvelle forme d’expression, qui lui est devenue vitale en si peu de temps. Sandra finit par trouver ses réponses aux questionnements identitaires. «Je suis artiste à partir du moment où je peins. Une fois que je me suis dit cela, je me suis sentie libérée», explique-t-elle. Elle revendique aussi le droit d’être plurielle. «Je suis artiste et journaliste, je peux être multiple, avoir différents visages en fonction des moments et des envies», souligne-t-elle. Ce qu’elle a vécu lui donne la force de s’affirmer telle qu’elle est. Et tant pis si ça ne rentre pas dans les cases habituelles.
La jeune femme poursuit ses explorations. Elle aime partager ses œuvres, notamment sur les réseaux sociaux. Un jour, elle est contactée par Sébastien, un ami d’ami, qui lui demande combien elle vend ses tableaux. Sandra est stupéfaite et démunie, elle n’a aucune idée du prix à attribuer à son travail. Mais elle est heureuse. La perspective que ses tableaux puissent toucher d’autres personnes l’émeut profondément. Finalement, Sébastien, responsable RH d’une petite structure, va plus loin: il lui demande de créer une toile pour son équipe. L’idée n’est pas seulement d’habiller des murs de bureaux tristement blancs mais aussi de retisser, grâce à ce projet artistique, des liens dans une entité où les problèmes de communication sont pléthore. «C’est ma première commande! Me voilà donc lancée dans l’aventure de créer pour les autres », raconte Sandra. Elle invente sa propre méthode, mène des entretiens avec chaque membre de l’équipe pour comprendre sa personnalité, son rapport au travail, ses motivations. Elle note qu’aucun ne connaît vraiment le monde de l’art. Puis elle s’attelle à la création. Au bout de trois ou quatre mois d’essais divers, elle panique. Rien n’émerge vraiment. Je n’en suis pas capable, je ne suis pas légitime, se dit-elle. Heureusement, la phrase de Manuel lui revient en mémoire : peindre avec ce que l’on est, être fidèle à ce que l’on sent. « Tant que je suis vraie dans ce que je fais, le résultat ne peut qu’être juste. Je me mets au travail en me laissant inspirer », se remémore-t-elle. Quelque chose prend forme. Un jour, la jeune femme pose les pinceaux : le tableau est terminé.
Claire Aubé
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