QUAND LE MASQUE MUSÈLE LES ÉMOTIONS

 

Tous les psys sont d’accord pour dire que le confinement peut aujourd’hui être considéré comme un traumatisme responsable des comportements erratiques actuels de nombreux concitoyens. Après avoir été « enfermés dedans » pendant 55 jours, nous devons tous désormais porter un masque dans l’espace public, sous peine de verbalisation. Nous sommes maintenant « enfermés dehors ».       

Le masque est devenu un symbole qui signifie que le danger est partout. Nous devons nous protéger des autres car chaque personne est potentiellement dangereuse. Nous devons protéger les autres car nous sommes également dangereux !   

Si la menace est partout, alors chaque personne est « un risque » ou « à risque ». Un nouveau pictogramme nous rappelle que le masque est obligatoire dans les lieux de culte, obligatoire dans les dispensaires médicaux, obligatoire dans les grandes surfaces et … obligatoire dans les cabinets des psys !      


Il n’y a donc plus aucun espace « sécurisé » où pouvoir se réfugier.

 

Quelle que soit la pratique ou la méthode employée par le thérapeute, le face à face fait partie de la psychothérapie au même titre que l’alliance thérapeutique. C’était, il y a peu, le seul moyen de permettre au patient d’exprimer ses ressentis, ses émotions en parfaite transparence, dans une relation centrée sur l’écoute et la bienveillance du thérapeute.     
Cette démarche est-elle encore possible dans un contexte complètement imprégné par la peur de mourir ou de transmettre la mort ?

 

 

Le masque musèle les émotions

 

En interdisant l’expression des émotions, le masque oblige au dialogue à une patientèle pour qui, justement la verbalisation des émotions est douloureuse, voire impossible.

 


Dès la naissance, le bébé apprend ce que ressent son parent en regardant les expressions du visage. C’est à partir de ce signal qu’il adoptera un comportement en réponse. Cela explique que conduire une psychothérapie alors que le thérapeute et le patient sont tous les deux bâillonnés, muselés, relève de l’exploit.     

Comment interpréter les larmes et entendre les sanglots étouffés par ce morceau de tissus retenu par deux élastiques. Comment déceler la colère (ou la détresse) dans seul le regard (souvent fuyant) du patient sans avoir accès à la mimique, au rictus, qui devrait normalement l’accompagner…

Paul Ekman, psychologue américain professeur de psychologie à l’Université des sciences médicales en Californie affirme que les émotions sont indissociables des expressions du visage et ceci quelle que soit la culture de la personne. En 1972, il propose une première version de sa liste de 7 émotions de base et les expressions du visage correspondantes.

 

Émotion

Expressions du visage

Colère

Regard fixe, renfrognement du visage, serrement des sourcils
et de la mâchoire.

Mépris

Unique expression asymétrique : contraction d’une extrémité des lèvres.

Dégoût

Rétrécissement des yeux, grimace de la bouche, plissage du nez.

Surprise

Ecarquillement des yeux, ouverture de la bouche, relèvement des sourcils.

Tristesse

Abaissement des coins de la bouche, regard tourné vers le bas,
affaissement général des traits.

Joie

Plissement des yeux, ouverture de la bouche, rehaussement des joues

Peur

Ecarquillement des yeux, ouverture de la bouche, tremblement du visage, relèvement de la partie intérieure et abaissement de la partie extérieure des sourcils, pâleur, transpiration.

 

 

 

Le tableau ci-dessus confirme que les yeux et le regard sont les seuls indicateurs disponibles pour interpréter l’expression de l’émotion du patient. C’est bien peu.        
 

 

En situation de face à face, dans son cabinet, le thérapeute va devoir encourager le patient à verbaliser ses ressentis, faute de pouvoir les exprimer par son visage.
 

 

Parce qu’il cache le sourire, le masque génère de l’isolement social

 

Quelques heures après sa naissance, le bébé nous offre son sourire. Tous les êtres humains viennent au monde avec ce mécanisme social inscrit dans leur ADN. Même les aveugles de naissance sourient de façon automatique sans avoir jamais vu de sourire.  

La fonction du sourire est d’optimiser notre relation à autrui. Il nous permet de transmettre des émotions sans avoir besoin de parler. Paul Ekman a différencié jusqu’à 18 types de sourires, les émotions qui leur sont associées et les muscles faciaux qui sont impliqués dans leur formation.   

Bien qu’il puisse être signe de réconfort, de déception, d’ironie, d’agressivité ou d’autres sentiments négatifs dans d’autres contextes, le sourire est l’expression la plus universelle et la plus positive ; il indique en général différents niveaux de plaisir, de contentement ou d’amusement. D’après Emiliana Simon-Thomas (1), il existe six types de sourires.  

Il y a d'abord les sourires orientés vers soi-même, des sourires vrais, et sains, vrais sourires de bonheur formés non seulement par les muscles buccaux, mais aussi par les muscles oculaires. Vient ensuite le sourire séducteur, et faussement timide, celui où la personne nous regarde du coin de l'œil, la tête tournée. Et enfin, le sourire amusé, celui qui est provoqué par une bonne blague, et qui peut même nous faire renverser la tête en arrière.        

Mais il n'y a pas que des sourires tournés vers soi-même : il y a aussi les sourires sociaux, ceux qui souhaitent créer un lien avec autrui. Parmi eux, bien évidemment, le sourire d'amour : la tête penchée, et le regard doux. Mais aussi le sourire intéressé, qu'on exprime en levant les sourcils et en bougeant à peine les lèvres. Et enfin, le sourire embarrassé, mal à l'aise : on baisse le regard, et parfois même la tête.

Comme tout contact physique avec le patient est normalement interdit, en situation de face à face, en thérapie présentielle, le thérapeute masqué doit donc trouver un autre moyen que son sourire pour encourager le patient et lui montrer sa bienveillance.

 

L’expression verbale des émotions est souvent très difficile, surtout en début de thérapie pour la plupart des patients, et plus particulièrement les borderline. Comme ils ont également tendance à éviter de croiser le regard du thérapeute, la fonction contact est fortement impactée alors qu’il s’agit d’un élément indispensable à la création de l’alliance thérapeutique.           
 

 

En supposant que l’on dispose d’une parfaite transmission de l’image et du son, la téléconsultation est une alternative intéressante qui permet de voir les émotions exprimées par les visages des deux interlocuteurs, elle présente cependant d’autres inconvénients. 

 

  • La téléconsultation risque de conforter le patient dans son besoin d’isolement.
  • Les moments importants qui marquent le début et la fin de la consultation sont ici réduit à une simple pression sur la touche « Enter ». C’en est fini de l’invitation à s’assoir sur le fauteuil ou sur le canapé, fini l’accompagnement à la porte du cabinet !
  • Les deux partenaires ne sont pas physiquement incarnés.  Dans cette relation virtuelle, le thérapeute ne voit donc plus que le visage du patient au détriment des autres parties de son corps et des micro-gestes qui sont aussi d’importants vecteurs de la communication non verbale.

 

S’il n’entraîne pas la disparition des cabinets de psys, à plus ou moins long terme, le masque pourrait avoir des conséquences plus toxiques que le virus dont il est sensé nous protéger. Soyons vigilants pour cette nouvelle forme de confinement émotionnel ne devienne pas un autre traumatisme social générateur de stress qui réactive toutes les peurs et les frustrations archaïques enfouies dans l’inconscient collectif contre lesquelles la thérapie virtuelle risque bien d’être imuissante.

 

 

 

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A propose de Pierre Nantas

 

 

 

Pierre Nantas est psychothérapeute, spécialisé dans l’accompagnement des personnes borderline et de la souffrance au travail.

 

Il est l’auteur de trois ouvrages parus aux éditions de l’Harmattan :

 

  • La bienveillance, quand elle s’invite en psychothérapie
  • Changer de vie, « yes you can » (co-écrit avec J.A.Pinçon)
  • Le système borderline, histoires de familles. (co-écrit avec le Dr P.Menu)