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« Franchement je ne sais pas ! », voilà ce qu’a répondu en toute simplicité le créateur de la Communication Non Violente, Marshall Rosenberg, en 1998, à un journaliste qui l’interviewait avant une conférence à l’Unesco et qui voulait une définition succincte de la communication non violente. Voici néanmoins des éléments de réponse pour vous expliquer de quoi il s’agit.
La communication non violente, est-ce un processus, une démarche, une approche, une pratique ? Il s’agit d’un peu tout cela à la fois, mais c’est avant tout une manière d’être et de se relier aux autres, qui permet à chacun d’exprimer sa vraie nature, de vivre et d’interagir en accord avec ses valeurs, de se connaître et de découvrir ses aspirations à être en lien avec autrui dans une rencontre authentique parce que libérée de la peur de l’autre. C’est aussi un changement de conscience radical, en lien avec la représentation du monde et de nous-mêmes. La toute première révolution est de se rendre compte – et de ne pas l’oublier en chemin – que l’autre ne perçoit pas, ne pense pas et ne ressent pas la même chose que soi. C’est un choc salutaire qui ouvre à l’acceptation de la différence.
La communication non violente est basée sur l’idée, paradoxale en apparence, que tous les êtres humains ont les mêmes besoins, bien qu’ils soient à la fois différents et semblables. L’autre me révèle à moi-même. Il stimule ma curiosité, par son étrangeté, si je ne cherche pas à le réduire à ce que je projette sur lui.
La communication non violente a été développée par Marshall Rosenberg, docteur en psychologie clinique, à partir des années 1960 aux États-Unis. Depuis, les fondements et les bienfaits de la communication non violente ont été maintes fois confirmés par tous les travaux sur le cerveau. L’être humain se construit progressivement par couches successives.
Notre réalité se fabrique avec les pensées, les croyances, les expériences passées, un système de valeurs qui ne nous appartient pas en propre. Nous ne choisissons pas notre famille, ni notre milieu, ni la couleur de notre peau. Nous sommes le résultat de nos interactions avec notre environnement, nos parents, l’école, le travail. Faute de clarifier d’où nous viennent nos représentations, nous sommes capables d’endosser des « guerres » qui ne sont pas les nôtres. Nous n’avons pas – au moment de la construction de notre personnalité – la possibilité de trier des éléments qui nous viennent de l’extérieur. Et notre système de représentation de notre monde est en relation avec notre besoin d’être accepté, aimé, reconnu et marque la dépendance de notre état d’être social. C’est pourquoi nous n’avons pas la distance nécessaire pour remettre en question nos fonctionnements habituels que nous imaginons normaux ou naturels.
« Vos croyances engendrent vos pensées, vos pensées engendrent vos paroles, vos paroles engendrent vos gestes, vos gestes engendrent vos habitudes, vos habitudes engendrent vos valeurs et vos valeurs engendrent votre destin. » Gandhi
La force de la communication non violente est de déplacer notre regard en mettant en lumière les conditionnements éducatifs et culturels, qui contribuent à la violence en alimentant la peur de l’autre. Nos conditionnements clivent le monde entre ce qui est bien et ce qui est mal, entre le juste et le faux, nous font croire à la justesse de nos représentations et nous rendent aveugles à la multiplicité des points de vue. Nous sommes éduqués au conformisme, ce qui freine notre capacité créative, comme si un plafond de verre – invisible – devenait une prison à l’expression de notre vitalité. Lorsque nous repoussons l’autre parce qu’il n’a pas les mêmes codes sociaux que nous, la même religion, qu’il n’appartient pas à la même caste, la violence et la discrimination jaillissent de nous et se propagent comme une évidence qui vient conforter les systèmes de domination existants.
La communication non violente offre un chemin pour prendre conscience des mécanismes souterrains qui « nous » agissent, pour les comprendre comme autant de processus de protection qui ont joué leur rôle et pour s’en libérer.
« N’oublie pas que ta parole est un acte. »
Antoine de Saint-Exupéry
Le processus communication non violente met l’accent sur la force de notre langage comme révélateur de notre inconscient. Notre langage est violent parce qu’il amène de la fixité à notre communication. Notre façon de nous exprimer devrait pouvoir illustrer la vie, c’est-à-dire le mouvement, la plasticité, être capable de suivre les méandres de notre pensée, refléter l’impermanence de nos états intérieurs. Tout au contraire, notre langage fixe des états, permet des raccourcis et, de ce fait, ne reflète pas l’épaisseur de ce que nous éprouvons réellement.
Grâce à une structure en quatre points, « OSBD » (observations, sentiments, besoins, demandes), nous pouvons toucher plus finement notre expérience intime – ce qui nous fait différent d’un autre. Face à une situation, je suis stimulé, j’éprouve des sensa- tions et, à travers mes cinq sens, j’ai une conscience de l’extérieur, des perceptions qui m’indiquent si je ressens du bien-être ou du désagrément et tout cela forme une émotion.
La communication non violente nous permet de développer notre conscience de cet échange à double sens entre le monde qui nous entoure et notre être. Elle nous permet de rendre conscient le lien entre le ressenti corporel en écho au mental. La CNV a pour vertu d'enrichir la palette de notre vocabulaire par des distinctions qui élargis- sent le répertoire de nos perceptions et sensations. Et par cet aller-retour, ce dialogue incessant entre perceptions et pensées, nous développons notre capacité à nous libérer de nos routines basées sur des schémas qui ne nous appartiennent pas.
Le développement de la conscience communication non violente nous permet de repérer nos anciens modes de réaction, qui font plutôt appel à des réactions épidermiques, instinctives sur le mode retrait, agressivité, fuite (mécanismes de défense décrits par Henri Laborit1). La nouveauté, avec ce processus, consiste à ancrer un espace réflexif et conscient entre le stimulus déclencheur et la réaction-réponse. L’action sera bien plus adaptée : elle prendra en compte ce que je souhaite obtenir, plutôt qu’une rupture de contact, pour me protéger de moi-même ou des autres.
« J’ai décidé d’être heureux, parce que c’est bon pour la santé. » Voltaire
La communication non violente est un outil qui permet également de se réjouir du vivant et de développer les ingrédients du bonheur. Le vivant, dans ce sens, c’est ce qui advient, c’est-à-dire ce qui est la réalité de ce que je traverse, au moment même où cela m’ar- rive. Cette expérience est relayée par notre corps. Autant notre mental, nos pensées, nous permettent de naviguer dans le temps, passé, futur, autant, se raccrocher à notre corps, respiration, perception, observation de notre fonctionnement, nous amarre à ce moment où je vis une expérience totale.
La communication non violente nous invite, de plus, à accepter ce qui est, et concentre ainsi notre énergie non sur des regrets stériles (cela devrait être autrement, cela n’aurait pas dû, il ne devrait pas...) mais sur le moment présent et sur une action qui devient la meilleure stratégie pour sortir du ressassement, du regret, des remords, de la culpabilité et toutes sortes d’habitudes qui nous empêchent de déployer notre énergie. Grâce à la prise de conscience que nous nous accrochons à des récits de vie auxquels nous attachons beau- coup d’importance, nous nous libérons en même temps de notre fixité qui nous enchaîne et nous récupérons notre capacité à accueillir la réalité. Nous devenons « le changement que nous voulons voir dans le monde » (référence à la célèbre citation de Gandhi). Quand nous comprenons que la clarté de notre intention va nous guider vers une justesse dans nos attitudes, nous rendons à chacun sa responsabilité et son pouvoir d’agir, en l’amenant à répondre à la question fondamentale du sens, au « pourquoi » je fais les choses ?
La communication non violente s’intègre et se comprend d’autant mieux en la partageant, car elle nous fait évoluer et réfléchir à nos modes de fonctionnement en collectif. Au-delà d’une démarche de développement personnel, de communication, la communication non violente vient en effet interpeller la manière dont nous exerçons le pouvoir et dont les organisations sont structurées et fonctionnent. Ainsi, la communication non violente vise à libérer et transformer cette culture de la violence et les systèmes qui la perpétuent.
La communication non violente se définit comme « spiritualité laïque ».
Les valeurs humanistes qui sont prônées comme l’accueil de l’autre dans toutes ses dimensions, le respect de la vie, l’empathie, l’équivalence entre les individus et leur interdépendance, le présupposé de la liberté, sa responsabilité et sa capacité à évoluer, n’ont rien à voir avec le fait d’être croyant ou non.
Ces fondements font naître de nombreuses résistances, tant il est difficile de se libérer de la croyance que les autres sont responsables de notre malheur. La communication non violente permet d’ouvrir le dialogue en interrogeant nos représentations, nos modèles. Nous savons que nous ne faisons pas réellement des choix. Ils sont conditionnés par notre histoire individuelle et collective. Il est difficile de retrouver les motivations de l’individu quand celui-ci porte les valeurs d’une communauté d’appartenance à laquelle il adhère tellement qu’il n’y a pas de possibilité de le déplacer pour aller sur une autre colline que la sienne. Nous vivons certains événements comme les attentats avec cette ambiguïté : certaines actions violentes, passages à l’acte, sont le résultat d’une logique interne d’un groupe et nous nous sentons démunis quand l’interdit lié au respect de la vie d’autrui est bafoué. Retrouver l’humanité de l’autre, c’est aussi pouvoir distinguer ses actes du socle des valeurs qui les ont motivés. Et pour autant, sans excuser. Un élément essentiel de la communication non violente est de montrer un chemin vers la responsabilité et l’action.
Comprendre, se relier à soi, se libérer des conditionne- ments et des croyances qui ne correspondent pas à ce que nous voulons est un pas nécessaire mais insuffisant. La puissance de la communication non violente est de faire le lien entre le développement de notre conscience individuelle, qui apporte la paix intérieure, et l’action qui prend en compte les besoins de chacun dans notre environnement, dans les structures, les groupes.
La communication non violente est de plus en plus attractive pour des publics divers. Nous traduisons cet appétit comme une volonté de changer les modèles basés sur la soumission, de réduire les risques psycho- sociaux et la souffrance au travail, un espoir de propager l’harmonie et la joie dans des environnements variés.
Pour nous, il est important de proposer les principes de la communication non violente sans l’imposer comme un nouveau dogme. En réalité, la communication non violente ouvre vers une émancipation des êtres humains, quel que soit l’âge, vers de nouveaux modèles d’éducation pour limiter les formatages à partir des anciens conditionnements, vers un management collaboratif pour le bien-être des salariés et des entreprises, vers un modèle de relation homme-femme basé sur l’équivalence et la mutuelle reconnaissance.
Penser les relations économiques, écologiques et politiques à partir d’une conscience globale et la conscience de l’interdépendance des besoins est une contribution à part entière à la paix dans le monde. Au fond d’eux, la plupart des êtres humains aspirent à plus d’humanité, de liberté et d’expression de leur créativité. Alors les générations actuelles, pour prendre soin de leurs enfants et de la planète, se doivent de faire évoluer l’ancien modèle de relation dont les bases sont porteuses de violences. Cette conscience est essentielle pour mener des actions qui contribuent au changement social.
La communication non violente se vit en groupe et se partage : c’est la raison d’être de l’Association Communication Non Violente (ACNV), fondée en novembre 1990 pour promouvoir le processus et faire connaître son auteur en France. À l’origine, l’association avait pour objet la diffusion de la communication non violente et l’organisation des séminaires de Marshall Rosenberg. Elle a largement contribué à créer une communauté de personnes qui partagent la vision et les valeurs de la communication non violente. Depuis 2013, l’objet de l’association confirme sa volonté d’œuvrer à un changement social. Elle réaffirme sa fidélité au message de Marshall Rosenberg (« créons un peuple de médiateurs ») et se retrouve aux côtés des acteurs qui œuvrent dans ce sens dans un esprit d’ouverture citoyenne.
L’ACNV fait la promotion des ouvrages et supports qui parlent de la CNV. Elle soutient les groupes de pratique et coordonne leur mise en réseau. L’ACNV a promu également des outils et méthodes qui convergeaient avec l’esprit du processus. Elle a contribué à introduire dès 2005 la Sociocratie (modèle participatif de gouvernance) ; elle a initié des séminaires autour de l’éducation, la parentalité, la médiation ; elle facilite la rencontre en France avec des formateurs étrangers ; elle est présente aux côtés des organisations et institutions qui œuvrent pour la paix et la non violence et de tous les groupes qui cherchent à vivre des valeurs humanistes, de solidarité et de coopération. Au sein de l’association, le développement d’initiatives de groupes de formateurs a débouché sur des entités autonomes telles que : l’école des médiateurs communication non violente (EM-CNV), l’association Déclic dans le domaine de l’éducation (Déclic CNV-Éducation), l’association A-CERTIF (organisme de formation de futurs formateurs pour l’espace francophone), et l’Association française des formateurs (AFF-CNV). Ces deux dernières garantissent la qualité de la transmission du message de Marshall Rosenberg.
Ce livre paraît à l’occasion des vingt-cinq ans de l’ACNV, pour honorer le travail de celles et ceux qui ont contribué à faire vivre l’association, passionnés du processus, praticiens, formateurs, associations, amis, à diffuser et consolider la vision des bâtisseurs de paix que Marshall Rosenberg nous confie en héritage, que ce soit dans l’espace francophone et avec l’ensemble du réseau CNV dans le monde, pour poursuivre notre rêve de contribution à un monde de paix.
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À propos De Marshall Rosenberg
Né le 6 octobre 1934 à Détroit, dans le Michigan aux États-Unis, Marshall Rosenberg est mort le 7 février 2015. Avant de se lancer dans des études de psychologie, enfant déjà, il observait et se questionnait sur les différences de comportements qu’il observait : entre ceux qui prenaient visiblement plaisir à contribuer au bien-être d’autrui et ceux qui semblaient jouir de faire souffrir les autres. Cette qualité d’observation et cette curiosité ne l’ont jamais quitté et il n’a eu de cesse de confronter et de partager ses hypothèses et ses découvertes avec d’autres chercheurs en sciences sociales et humaines. On peut citer parmi ses sources d’inspiration Carl Rogers (avec qui il a collaboré un temps), Eugène Gendlin, à l’origine du Focusing dont il était imprégné, Fritz Perls, créateur de la Gestalt- thérapie, Manfred Max-Neef pour sa réflexion sur les besoins, Martin Buber, Walt Whitman...
Devenu docteur en psychologie clinique, discipline qu’il trouvait la plus proche de la mission qu’il prévoyait d’accomplir, il s’est d’abord intéressé aux difficultés d’apprentissage chez l’enfant, et a quitté le confort de son cabinet pour rendre le fruit de ses recherches accessible au plus grand nombre. Son engagement social a déterminé ses choix tout au long de sa vie. Il a préféré quitter un poste de psychologue clinicien dans un hôpital, dans lequel il était submergé par les tâches administratives, pour conduire un taxi de nuit et assurer les besoins matériels de sa famille (il a eu trois enfants). Il faisait un maximum de dons pour diminuer ses impôts et ainsi éviter de contribuer par ses impôts au financement de la guerre du Vietnam. La cohérence de ses choix est au cœur de l’apprentissage qu’il propose et des changements radicaux qui en découlent – modéliser le changement que l’on veut voir advenir dans le monde. Il a créé le Centre international pour la Communication Non Violente (CNVC)1 en 1984, qui ne comptait initialement que trois personnes. Il n’a cessé de sillonner le monde, mobilisant ce qu’il appelait des breeding giraffes, des « girafes fécondes », c’est-à-dire des personnes impliquées dans le champ social, désireuses de contribuer à faire évoluer les structures qui ont besoin de l’être, et aujourd’hui la CNV est connue et pratiquée dans le monde entier.
Il a été invité en Suisse dans les années 1980 et a formé une première équipe en Europe. À partir de là, des formations y ont été organisées, notamment en France et en Belgique. Plusieurs de ces pionnières, Anne Bourrit, Laurence Bruschweiler, Vilma Costetti et Hélène Domergue Tappolet, ont largement contribué au développement de la communication non violente dans les pays francophones.
Côté religions, si Marshall Rosenberg s’est intéressé à toutes les religions et a transmis la CNV, tant auprès de juifs, de musulmans, de soufis, de bouddhistes, il a gardé une grande méfiance vis-à- vis de toutes les interprétations erronées justifiant la violence. Il a été marqué par les travaux de Milton Rokeach (The Nature of Human Values, 1973), montrant que des personnes appartenant aux huit grandes religions avaient moins de compassion que les autres. Néanmoins, au sein de ces religions, une minorité (12 %) a plus de compassion que les personnes n’ayant aucune pratique religieuse.
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Geneviève Bouchez Wilson / Pascale Molho
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