L’anorexie mentale est une pathologie dont les déterminants sont encore mal compris, expliquant les nombreux débats et commentaires animés quant à sa causalité, au sein d’une société complexe qui privilégie l’information spectacle et l’expression des controverses les plus revendicatrices émanant des groupes de pression et/ou d’écoles de pensée les plus dogmatiques. Il est donc parfois difficile de trouver des réponses mesurées aux questions simples que peuvent se poser tant les jeunes femmes qui souffrent de cette maladie que leurs parents ou leurs amis, souvent désemparés par ce comportement alimentaire.
L’objectif de cet ouvrage est d’exposer les bases des connaissances médicales qui sous-tendent aujourd’hui la prise en charge de l’anorexie mentale et de partager les quelques éléments de compréhension de cette conduite qui touche essentiellement les jeunes filles. Bien que ce comportement ait aussi été décrit chez le garçon, je n’aborderai pas ici cette forme clinique, beaucoup plus rare, dont je n’ai pas l’expérience.
Pour illustrer les différents chapitres et les rendre plus facilement compréhensibles, quelques situations cliniques ont été décrites à titre d’exemples et placées en exergue dans un petit encadré à côté du texte. Bien entendu, afin d’éviter toute identification, les noms de ces jeunes femmes ont été occultés, leur prénom modifié et leur profession volontairement dissimulée. Du reste, connaître celle-ci n’a pas eu d’intérêt pratique dans leur prise en charge, puisqu’elle n’intervenait ni dans la causalité de la maladie, ni dans l’approche thérapeutique proposée. Ces jeunes filles et jeunes femmes étaient issues de divers milieux socioprofessionnels : lycéennes, étudiantes, institutrices, vendeuses en confection, aides maternelles, secrétaires, biologistes, infirmières, mères au foyer, cadres du secteur tertiaire... Par ailleurs, la description de leur histoire a été parcellisée pour éviter une identification par le dessin d’un parcours de vie trop précis, ne retenant pour les besoins du contexte que les épisodes susceptibles d’éclairer au mieux les problématiques théoriques énoncées.
Cet ouvrage est dédié à une jeune patiente dont l’attitude m’a permis de prendre brutalement conscience que les certitudes médicales doivent être régulièrement rappelées à plus de modestie. Avec le recul, je pense que mon seul mérite avec cette jeune femme est, peut- être, d’avoir simplement freiné l’installation de complications orga- niques. Quant au reste, j’allais presque dire quant à l’essentiel, je ne sais pas bien quel fut mon apport. J’ai longtemps cru que nos discussions régulières en consultation, parfois proches du recul analytique dans certains domaines, lui avaient permis de progresser efficace- ment dans la prise de conscience de ses problèmes intimes... jusqu’au jour où elle me rapporte a posteriori que durant nos échanges, l’idée de mourir avait insidieusement germé dans son esprit sans qu’elle ait jugé utile de m’en parler. Si, bien sûr, la mort est une évanescence qui plane toujours sur le suivi d’une patiente anorexique, ce qui m’a préoccupé dans cette situation précise, c’est de constater que même après deux années d’accompagnement attentionné, cette jeune femme n’a pas eu l’envie de partager avec moi ses pulsions morbides. Dès lors, a dû se poser pour moi la question du réel contrôle des risques que peut détenir un thérapeute et, en filigrane, sa capacité à rester lucide pour percevoir les dangers potentiels susceptibles de se dessiner au cours d’un suivi. Aux fins d’éviter d’être involontairement délétère, j’ai donc préféré confier cette jeune femme à une autre expertise médicale pour qu’elle puisse bénéficier d’une approche différente, éventuellement capable de répondre mieux à ses attentes.
Signaler ainsi en préambule cette situation clinique particulière, c’est tenter d’illustrer toute la difficulté de la prise en charge de ces jeunes femmes anorexiques dont certaines étapes difficiles du suivi ont parfois besoin d’être franchies à l’aide de regards différents. Aussi déplaisant que soit ce constat pour l’égo du thérapeute, il reste une ouverture alternative lors de la perception d’une résistance ou d’une réticence inconsciente de la patiente à la prise en charge proposée. La diversité des offres thérapeutiques et des soutiens psychologiques permet dès lors la poursuite de l’accompagnement le plus adapté possible.
Afin de conclure cet avant-propos sur une note plus enjouée, soulignons pour l’anecdote que sont volontairement utilisées dans cet ouvrage deux orthographes du même terme que sont les mots « anorectique » et « anorexique ». En effet, si le terme « anorexie » n’apparaît dans la nosologie médicale mondiale qu’en 1584, son adjectif « anorectique » ne figure dans la littérature française que deux siècles plus tard, trouvant racine dans la locution latine anorectus signifiant « sans appétit ». C’est le xxe siècle qui consacre progressivement l’adjectif « anorexique » au détriment « d’anorectique » sous la pression des publications américaines qui, utilisant le terme latin anorexia nervosa pour désigner la maladie, emploient le terme anorexic comme adjectif. Dès lors, la domination culturelle et médicale exercée par les États-Unis sur la France a donné naissance au néologisme de « franglais » anorexique, que nous utilisons tous. L’emploi de ces deux orthographes n’est donc qu’un dernier petit clin d’œil à nos anciens maîtres, Marcé, Lasègue, Huchard ou Charcot, qui, décrivant le comportement « anorectique » de leurs patientes, ont donné leurs lettres de noblesse à la psychiatrie française.
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