Et si la première nourriture et la première éducation de l’homme avaient une influence sensible sur son tempérament et son caractère

Par le Docteur Adrian Serban
Pédiatre et psychothérapeute


Il est difficile d’imaginer que notre espèce, Homo sapiens, n’a pas ou a très peu changé depuis qu’elle existe, à savoir depuis presque 200 000 ans. En fait, si on avait une machine à remonter le temps et qu’on pouvait ramener un de nos ancêtres d’il y a 100 000 ans dans le présent, il pourrait, après une période d’adaptation, qui dépendrait essentiellement de son âge, apprendre à utiliser un ordinateur ou un smartphone, à conduire une voiture ou à se servir d’un lave-vaisselle. On a par exemple récemment retrouvé des traces montrant que nos ancêtres cousaient des vêtements il y a plus de 100 000 ans. Notons que, s’il a fallu 100 000 ans pour inventer la machine à coudre, il a fallu moins de 100 ans pour délocaliser l’industrie du textile à l’autre bout du monde !

Ce qui a dramatiquement changé, ce n’est pas notre espèce, mais son mode de vie. Ce changement a eu lieu il y a très peu de temps : il date de la découverte du pastoralisme et de l’agriculture, il y a environ 12 000 ans.

Avant, donc pendant 95 % de son existence, l’humanité a vécu en petits groupes de chasseurs-cueilleurs, une société que les anthropologues appellent « immediate return society1 » : il n’y avait pas de cumul de richesses, mais tout était consommé tout de suite. L’impact sur l’environnement de ces sociétés était inexistant, ils n’ont donc laissé aucune trace. Nous avons pu néanmoins connaître leur mode de fonctionnement à travers des études réalisées par des anthropologues dans les années 1970-1980 auprès des peuples indigènes qui avaient gardé leur mode de vie ancestral dans certaines régions reculées. Ainsi ont-ils pu constater des traits communs qui caractérisent le mode d’organisation économique et sociale de ces sociétés indépendamment de leur localisation géographique sur les différents continents, dont les plus marquants sont l’égalitarisme, le partage et la liberté individuelle.

Melvin Konner, médecin et anthropologue, a consacré une grande partie de son œuvre à l’étude de l’enfance chez les chasseurs-cueilleurs. À partir de sa propre expérience auprès du peuple Kung en Afrique et des publications de ses collègues anthropologues, il a mis en évidence les traits communs du comportement des parents envers leurs enfants dans les différentes cultures de chasseurs-cueilleurs, parmi lesquels l’allaitement par de brèves tétées (2,5 minutes en moyenne) mais très fréquentes (toutes les 15 minutes en moyenne) pendant les quatre premiers mois, pratiqué jusqu’à l’âge de 2 à 4 ans, tient une place centrale2.

Ce type d’allaitement intensif et extensif est une caractéristique commune à tous les peuples de chasseurs-cueilleurs organisés sur un mode égalitaire, fondé sur le partage universel et la liberté individuelle. Il s’associe à un contact physique permanent entre la mère et le bébé, le partage du lit durant la nuit et une attitude très indulgente envers les enfants. Cela nous apprend ainsi que les clés d’un allaitement réussi dès le début de la vie, durant les quatre premières semaines post partum, sont le contact permanent entre la mère et le bébé et les tétées brèves et très fréquentes.

On retrouve aujourd’hui, dans les pays où l’allaitement est traditionnellement encouragé, une organisation démocratique de la société comme c’est le cas des pays scandinaves. Le lien entre l’allaitement et l’organisation sociétale est modulé par la position de la femme dans la société.

Dans certaines zones reculées, des chasseurs-cueilleurs cohabitent avec des agriculteurs comme c’est le cas des Aka et des Ngandu en Afrique centrale, les deux groupes appartenant au même peuple des Pygmées. Cette proximité géographique et ethnique a permis de mettre en évidence les interactions entre le mode de gestion des ressources et l’organisation sociale, les Aka en tant que chasseurs-cueilleurs nomades n’accumulant pas de richesses (« immediate return society ») et les Ngandu en tant qu’agriculteurs étant des créateurs de richesses (« delayed return society »). Alors que les Aka forment une société égalitaire, fondée sur le partage, non violente et monogame, dans laquelle la femme est considérée comme égale de l’homme, la société des Ngandu est hiérarchique, marquée par la suprématie de l’homme sur la femme. La richesse y est répartie de façon inégale, la violence est fréquente pour stabiliser cette inégalité, la polygamie apparaît. La femme est soumise à l’homme et doit se rendre disponible pour travailler. Son nouveau statut affecte le mode d’éducation des enfants, qui se reflète déjà dans le mode de l’allaitement : durant les trois ou quatre premiers mois, la femme Aka passe plus de temps à allaiter que la femme Ngandu (14,2 % de la journée versus 11,5 %). Chaque tétée est plus brève : 2,3 minutes versus 3,9 minutes, et plus fréquente : environ quatre fois par heure versus deux fois par heure3.

Cela a des conséquences sur le comportement des enfants : les bébés Aka sont moins accrochés à leur maman et pleurent moins que les bébés Ngandu4.

Au fil des millénaires, le cumul de richesses et les inégalités vont croître et avec eux la nécessité pour la femme de se rendre disponible pour le travail. On apprend à travers le Mémoire sur la conservation des enfants5, lu devant l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon en 1778 par Prost de Royer, lieutenant de police, que la très grande majorité des nouveau-nés dans les grandes villes de France, comme Lyon et Paris, étaient confiés dès leur naissance à des nourrices mercenaires à la campagne, mal formées et mal payées. La conséquence était une mortalité infantile élevée.

Humaniste, Prost de Royer écrit dans son ouvrage que « la première nourriture et la première éducation de l’homme ont une influence sensible sur son tempérament et son caractère. C’est la base de l’édifice. C’est alors que l’homme éprouve les premières sensations, bégaie les premiers mots, a les premières idées, combine les premiers raisonnements. L’éducation domestique et l’éducation publique détruisent difficilement ces impressions premières ».

À travers ces constats, ce grand humaniste anticipe la « théorie de l’attachement » qui a été développée par le psychiatre britannique John Bowlby dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Issu du courant psycho-analytique, Bowlby a démontré, à travers une étude réalisée auprès de jeunes délinquants, qu’une large partie d’entre eux avait été privée d’affection maternelle pendant une longue période, avant l’âge de 5 ans6. La théorie de l’attachement affirme que la qualité du lien qui se développe entre le bébé et la personne qui s’occupe de lui la plupart du temps (« primary caregiver ») est déterminante pour le développement de la capacité de l’enfant à apprendre, à créer des liens, à développer sa créativité, capacités qui forment l’intelligence émotionnelle.

Mandaté par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour réaliser un état des lieux concernant la santé mentale des enfants dans l’Europe d’après-guerre, Bowlby arrive à la conclusion que « le nourrisson et le jeune enfant doivent vivre une relation chaleureuse, intime et continuelle avec sa mère (ou son substitut permanent) dans laquelle tous deux trouvent satisfaction et plaisir7 ».

Il a ainsi élaboré l’hypothèse que le style d’attachement que l’enfant développe à travers les expériences sociales de la première année de vie reste stable jusqu’à l’âge adulte. Bowlby avait une approche pluridisciplinaire et il s’est intéressé aux travaux des éthologues (scientifiques qui étudient le comportement des animaux) comme ceux de Konrad Lorenz, qui a consacré toute sa vie à l’étude des oies sauvages. Il a été un des premiers à décrire le phénomène appelé « imprinting » : le petit oisillon se lie de façon indélébile au premier objet qui se déplace qu’il va apercevoir à un certain moment après l’éclosion de l’œuf, que ce soit sa mère, Konrad Lorenz lui-même ou un simple appareil.

La stabilité des styles d’attachement a été confirmée par des études prospectives longitudinales. En 2020, Waters et ses collaborateurs ont publié une étude qui a porté sur 50 personnes, suivies sur vingt ans, de l’âge de 1 an à 21 ans : 72 % d’entre elles présentaient le même style d’attachement ; pour les 28 % restants, il avait été modifié par les événements de la vie 8.

1. Woodburn J., « Egalitarian societies », Man, Vol 17, No 3, septembre 1982, p. 431-451.
2. Konner M., « Hunter-Gatherer Infancy and Childhood: the !Kung and Others», Hunter-Gatherer Childhoods, 2009, tableau 2.6.
3. Fouts H. N., Hewlett B. S., Lamb M. E., « A Biocultural Approach to Breastfeeding Interactions in Central Africa », American Anthropologist, mars 2012.
4. Hewlett B. S. et al., « Culture and Early Infancy among Central African Foragers and Farmers », Developmental Psychology, septembre 1998.
5. Prost de Royer A. F., « Mémoire sur la conservation des enfants », Assemblée publique de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres & Arts de Lyon, mai 1778.
6. Bowlby J., « Forty-Four Juvenile Thieves: Their Characters and Home-Life », The International Journal of Psychoanalysis, 1944.
7. Bowlby J., Maternal Care and Mental Health, World Health Organization, 1951.
8. Waters E. et al., « Attachment Security in Infancy and Early Adulthood: A Twenty-Year Longitudinal Study », Child Development, mai 2000.

 
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