La peur, notre pire ennemi

Au commencement, la peur était une émotion élémentaire de cet animal qu’est l’homme. Face à quelque chose qui l’écrasait – la menace d’une mort éminente due aux guerres, aux fléaux et aux calamités naturelles –, il avait peur. Comme chez les autres animaux, cette émotion avait un rôle protecteur : l’homme pouvait, par elle, prendre conscience du danger et le fuir à temps. Chez l’homme, elle avait un rôle supplémentaire et positif : elle permettait de garder souvenir de la source du danger et de s’en protéger la fois suivante. La civilisation dépendait de la capacité de l’homme à prévoir et à prévenir les dangers inhérents à son environnement. La peur a également provoqué le développement de la religion et des différents systèmes de croyance qui consolent. La peur est l’émotion la plus ancienne et la plus puissante de l’homme ; elle est profondément inscrite dans son système nerveux et dans son subconscient.

Mais au fil des âges s’est produit quelque chose d’étrange. Les terreurs justifiées auxquelles l’homme était jadis confronté ont diminué d’intensité au fur et à mesure que celui-ci améliorait sa maîtrise de l’environnement. Mais ses peurs, au lieu de s’atténuer dans la même mesure, se sont mises à pulluler. L’homme a commencé à s’inquiéter de son statut social : m’aime-t-on ? Suis-je intégré dans le groupe ? Il s’est inquiété de ses moyens d’existence, de l’avenir de sa famille et de ses enfants, de sa santé et de son vieillissement. À la place de peurs simples et intenses face à des dangers réels, nous avons développé une vague angoisse généralisée. Comme si les millénaires de peur face à la nature ne pouvaient s’effacer : il fallait trouver quelque chose, même dérisoire ou improbable, pour réorienter notre anxiété.

Dans l’évolution de la peur, un tournant décisif a été pris au xixe siècle quand les publicitaires et les journalistes ont compris qu’en enveloppant de peur leurs campagnes et leurs articles, ils pouvaient capter notre attention. La peur est une émotion que l’on a du mal à vaincre et même à maîtriser. Par conséquent, on nous fournit sans cesse de nouvelles sources d’angoisse : les problèmes de santé publique, l’insécurité, les gaffes que l’on peut commettre en société, les innombrables dangers de l’environnement.Avec l’aide de médias toujours plus élaborés et l’impact tripal de l’audiovisuel, on arrive à nous convaincre que nous sommes des créatures fragiles dans un milieu regorgeant de dangers... alors que nous vivons dans un monde infiniment plus sûr et prévisible que tout ce que nos ancêtres ont connu. Sous cette pression, nos anxiétés n’ont fait que s’aggraver.

La peur n’est pourtant pas prévue à cet effet. Son rôle est de susciter de puissantes réactions physiques, celles qui permettent à un animal de fuir à temps. Une fois le danger écarté, l’être vivant est censé se calmer.Un animal qui ne pourrait se débarrasser de sa peur une fois le danger passé aurait du mal à manger et à dormir. L’homme est aujourd’hui un animal incapable de se débarrasser de ses peurs; il en héberge une telle quantité qu’elles tendent à modifier la façon dont il perçoit le monde. Il est passé de la peur due à telle ou telle menace à une attitude généralement peureuse vis-à-vis de la vie elle-même. Il en vient à n’apprécier un événement qu’en termes de risque. Il exagère les dangers et sa propre vulnérabilité. Il se focalise immédiatement sur un malheur toujours possible. Ce phénomène est en général inconscient car on l’accepte comme normal. En temps de prospérité, on a le luxe de se tracasser à maints propos. Mais en période troublée, cette attitude craintive devient particulièrement pernicieuse ; dans des moments pareils, il faudrait résoudre des problèmes, affronter la réalité telle qu’elle est et aller de l’avant, mais la peur conduit à battre en retraite et à se retrancher.

Telle était la situation au moment où Franklin Delano Roosevelt est devenu président des États-Unis en 1933. La crise de 1929 avait commencé par un krach boursier et n’avait cessé de s’aggraver. Mais ce qui frappait Roosevelt n’était pas tant les facteurs économiques que le moral du pays : il avait l’impression non seulement que les gens s’inquiétaient plus que nécessaire, mais aussi que leurs peurs leur rendaient plus difficile le fait de surmonter l’adversité. Dans son discours inaugural, Roosevelt déclara qu’il n’allait pas ignorer la réalité évidente d’une économie en ruine, ni prêcher un optimisme naïf. Mais il implora ses auditeurs de se rappeler que la nation avait traversé de pires moments, par exemple pendant la guerre de Sécession. Ce qui avait sauvé les Américains à l’époque, c’était leur esprit pionnier, fait de détermination et de résolution. C’était ça, être américain.

Avec la peur, on entre dans un cercle vicieux : les personnes qui s’y abandonnent perdent leur énergie et leur élan. Leur manque de confiance en elles-mêmes se traduit par une apathie, laquelle les déconsidère encore plus à leurs propres yeux, et ainsi de suite. «Tout d’abord, déclara Roosevelt à son auditoire, permettez-moi d’affirmer que la seule chose que nous ayons à craindre est la peur elle-même : une terreur sans nom, irrationnelle et injustifiée, qui paralyse les efforts nécessaires pour transformer la retraite en avance.»

Ce que le président définissait dans son allocution est le fil du rasoir qui, dans la vie, fait toute la différence entre l’échec et le succès.Tout est affaire d’attitude, c’est celle-ci qui donne le pouvoir d’agir sur la réalité. Si l’on regarde tout par le petit bout de la lorgnette, on tend à rester dans une attitude de repli. Il n’est pas plus difficile de voir dans chaque crise et chaque problème un défi, une occasion de prouver son courage, une chance pour s’endurcir et se fortifier, ou un appel à l’action collective. En y voyant un défi, on transforme le négatif en positif par un simple processus mental qui entraîne lui-même des actes positifs. Concrètement, par la seule force de sa conviction, Roosevelt fut capable d’aider son pays à changer d’optique et à affronter la crise avec un esprit plus entreprenant.

Aujourd’hui, les États-Unis affrontent de nouveaux problèmes et des crises qui mettent à l’épreuve le courage de la nation. Mais comme Roosevelt avait comparé son époque avec des épreuves pires surmontées dans le passé, nous pouvons dire que la crise actuelle n’est pas aussi grave que celle de 1929 et des années qui sui- virent.En pratique,dans l’Amérique du xxie siècle,l’environnement physique est plus sûr qu’à aucun autre moment de son histoire. Le pays est le plus prospère du monde. Par le passé, seul un homme blanc de sexe masculin pouvait se lancer à la conquête du pouvoir. Désormais, des millions de femmes et de membres des minorités ethniques ont la faculté de descendre dans l’arène, et cela a changé pour toujours la dynamique de cette société, la plus avancée du monde à cet égard. Les progrès technologiques ouvrent toutes sortes d’opportunités nouvelles; les vieux schémas d’entreprise se dissolvent, ouvrant un large champ à l’innovation. Le moment est venu du bouleversement et de la révolution.

L’Amérique a également certains défis à relever. Le monde est plus concurrentiel; l’économie recèle d’indéniables fragilités qui appellent des inventions. Comme en chaque situation, le facteur déterminant sera l’attitude des individus, la façon dont ils choisissent de prendre la réalité. S’ils s’abandonnent à la peur, ils accordent une importance disproportionnée au négatif et créent les circonstances très défavorables qu’ils redoutent. S’ils prennent le chemin opposé et abordent la vie avec audace, attaquant chaque problème avec énergie et intrépidité, ils s’engagent dans une dynamique toute différente.

Comprenons-nous bien : nous avons tous trop peur de froisser notre voisin, de susciter des conflits, de nous démarquer de la masse et d’agir avec audace.Au fil des millénaires, notre attitude face à la peur a évolué : ce qui était une crainte primitive de la nature s’est transformé en angoisse généralisée vis-à-vis de l’avenir, et cette attitude peureuse nous domine à présent. En tant qu’adultes conscients et productifs, nous sommes appelés à quitter définitivement cette pente descendante et à dépasser nos craintes.


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L’intrépide
Mon tout premier souvenir d’enfance est une flamme, une flamme bleue qui a jailli d’une gazinière que quelqu’un venait d’allumer... j’avais trois ans... j’ai eu peur, vraiment peur, pour la première fois de ma vie. mais je me souviens avoir également ressenti le frisson de l’aventure, une sorte de joie étrange aussi. je crois que cette expérience m’a fait pénétrer dans un endroit de ma tête auquel je n’avais jamais accédé, je suis parvenu à une sorte de frontière, la limite peut-être de ce qui est physiquement possible... la peur que j’ai ressentie était presque comme une invitation, un défi à m’avancer dans quelque chose dont je ne connaissais rien; c’est là qu’a commencé ma vision personnelle de la vie... à cet instant précis. de ce jour, j’ai toujours estimé que ma progression devait être orientée vers l’avant, pour m’éloigner de la chaleur de cette flamme.
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Il existe deux attitudes par rapport à la peur : une passive, l’autre active. En mode passif, on essaie d’éviter la situation anxiogène : on diffère toute décision susceptible de chiffonner quelqu’un. Cela équivaut à choisir en toute chose le confort et la sécurité de notre vie quotidienne, afin d’en bannir tout désordre. Quand on choisit cet état d’esprit, c’est que l’on se sent fragile et que l’on redoute d’être abîmé par l’objet de notre crainte.

Le mode actif est une chose dont nous avons pour la plupart fait l’expérience à un moment donné de notre vie : une situation risquée ou difficile que nous craignions et qui a fait irruption dans notre vie. Il pouvait s’agir d’une calamité naturelle, de la mort d’un proche ou d’un revers de fortune qui nous faisait subir une perte. Souvent, dans des moments pareils, nous nous découvrons une force intérieure qui nous surprend. Ce que nous redoutions n’est pas si grave. Nous ne pouvons y échapper, alors il nous faut soit trouver le moyen de surmonter notre peur, soit en subir les conséquences réelles. Ces épisodes ont une vertu curieusement thérapeutique car, en définitive, nous sommes confrontés à un vrai problème et non à un scénario terrifiant projeté par les médias. Nous pouvons nous débarrasser de notre peur. L’ennui, c’est que des moments pareils tendent à ne pas durer, et ils ne se répètent pas très souvent. Ils perdent rapidement de leur valeur et nous retournons au mode passif, à l’esquive.

Lorsque nous traversons une période relativement confortable, nous ne sommes assiégés ni par des dangers manifestes, ni par la violence ; nos mouvements ne sont pas limités. Notre objectif principal est alors de conserver le confort et la sécurité dont nous jouissons ; et nous devenons plus sensibles au moindre risque susceptible de menacer notre statu quo. Nous avons de plus en plus de mal à tolérer les sentiments de peur parce qu’ils sont de plus en plus vagues et troublants : alors nous demeurons en mode passif.

Néanmoins, au fil de l’Histoire, des personnes ont vécu dans des conditions beaucoup plus éprouvantes, au milieu de dangers qui les menaçaient quotidiennement. Ces individus ont été conduits à affronter leurs peurs en mode actif de façon répétitive. Par exemple, leur apprentissage de la vie s’était déroulé dans une extrême pauvreté ; ou bien ils avaient frôlé la mort sur le champ de bataille, ou conduit une armée en temps de guerre ; ils avaient traversé une période révolutionnaire tumultueuse, ou occupé des responsabilités en période de crise ; ils avaient subi une perte, vécu une tragédie personnelle ou côtoyé la mort. D’innombrables personnes subissent ce genre d’épreuves et l’adversité brise leurs ressorts. Mais quelques-unes les surmontent. C’est une question de choix personnel : soit affronter et dominer ses peurs quotidiennes, soit se soumettre et se laisser entraîner vers le bas. Cela trempe le caractère et le durcit comme l’acier.

Entendons-nous : personne n’est héros de naissance. Il est contre nature de ne pas ressentir la peur. L’apprentissage du courage est un processus qui exige des défis et des obstacles. La différence entre ceux qui se couchent et ceux qui triomphent de l’adversité se creuse à force de volonté et d’appétit de pouvoir.

À un certain stade, la lutte pour surmonter les peurs passe du mode défensif au mode offensif, c’est-à-dire à l’attitude intrépide. Les personnes concernées apprennent non seulement à ne pas avoir peur, mais aussi à attaquer la vie dans un esprit d’audace et d’urgence ; par une approche non conventionnelle, elles créent de nouveaux modèles au lieu de se conformer aux anciens. Ces personnes constatent le grand pouvoir que cette approche leur confère, et elles en font leur état d’esprit dominant.

On en trouve des spécimens dans toutes les cultures et à toutes les époques, depuis Socrate et les stoïciens jusqu’à Cornelius Vanderbilt et Abraham Lincoln.

Napoléon Bonaparte est un véritable cas d’école. Il se décida pour la carrière des armes au moment où éclatait la Révolution française. À cet instant critique de son existence, il a fait l’expérience d’une des périodes les plus chaotiques et les plus terrifiantes de l’Histoire. Il a affronté des dangers sans nombre sur le champ de bataille au moment où apparaissait un type de guerre nouveau ; et il a su faire son chemin au milieu d’innombrables intrigues politiques, alors que le moindre faux pas conduisait à la guillotine.Tout cela l’a rendu intrépide et capable d’embrasser aussi bien le chaos de l’époque que les bouleversements en cours dans l’art de la guerre. Lors d’une de ses innombrables campagnes, il a donné un exemple qui peut servir à tous les intrépides.

Au printemps de l’an 1800, il se disposait à envahir l’Italie. Les généraux lui signalèrent que les Alpes étaient infranchissables à cette saison et lui recommandèrent d’attendre, même si cela réduisait ses chances de succès. Mais pour Napoléon, les Alpes n’existaient pas! Et, à dos de mulet, il prit lui-même la tête des troupes à travers les multiples obstacles d’un terrain semé d’embûches. C’est par la seule force de son caractère que toute son armée se fraya un chemin, prit l’ennemi complètement par surprise et l’écrasa. Pour une personne qui ignore la peur, les Alpes et autres obstacles n’existent pas.

Un autre spécimen de ce profil fut le grand écrivain abolitionniste Frederick Douglass, né esclave dans le Maryland en 1817. Il devait écrire plus tard que l’esclavage était un système qui reposait sur une peur intense. Douglass s’obligeait continuellement à choisir l’attitude opposée. Malgré la menace de sévères punitions, il apprit en secret à lire et à écrire. Quand son attitude rebelle lui valait le fouet, il se défendait physique- ment et constatait que, du coup, on le fouettait moins souvent. Sans argent ni relations, il s’enfuit vers le nord des États-Unis à l’âge de vingt ans. Il se fit le champion de l’abolitionnisme, sillonnant le nord et donnant des conférences sur les méfaits de l’esclavage. Les abolitionnistes souhaitaient qu’il continue à faire de la communication en répétant sempiternellement les mêmes histoires, mais Douglass voulait faire bien plus et, de nouveau, il se rebella. Il fonda son propre journal antiesclavagiste, du jamais vu pour un ancien esclave. Son journal connut un succès foudroyant..

Robert Greene

 
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