La peur comme un appel salutaire au changement



Se tourner vers la littérature et la philosophie peut être une aide pour réfléchir à nos peurs. La littérature fantastique offre son cortège d’histoires qui donnent le frisson, elle fait trembler des pieds à la tête, donne des sueurs... En effet, la peur se vit plein corps, elle s’éprouve avec le corps. Elle serait une réaction à ce qui est incompréhensible, face à des repères devenus flous. Elle serait le résultat de ce qui dérange, parfois, pour notre bien. Apparitions étranges et phénomènes anormaux, fruits d’une imagination qui nous joue des tours, pourrait dire Pascal. De Gautier à Maupassant ou Nodier, que de récits où la raison perd la tête, où le corps manifeste la montée et la progression de ce sentiment, de ce malaise :
J’essayais de me raisonner. Je me sentais la volonté bien ferme de ne point avoir peur, mais il y avait en moi autre chose que ma volonté, et cette autre chose avait peur. Je me demandais ce que je pouvais redouter ; mon moi brave railla mon moi poltron, et jamais aussi bien que ce jour-là je ne saisis l’opposition des deux êtres qui sont en nous, l’un voulant, l’autre résistant, et chacun l’emportant à son tour.
Guy de Maupassant, Sur l’eau.

Le narrateur ne parvient pas à décrocher son ancre, un soir, dans son bateau, pour repartir dans le brouillard et est piégé par son imagination qui invente des fantômes. Victime de ses élucubrations donc. Rappelons que la littérature fantastique s’écrit toujours en des périodes d’incertitudes, en des temps d’entre-deux dans la société. La montée de la peur, pour un individu, pourrait fonctionner de la même façon : elle serait le signal que quelque chose est en train de se transformer, et que l’inconnu attire mais déroute. Elle nous signalerait qu’il y a lieu de se remettre en mouvement pour se transformer, soi ou sa vie. Il y aurait donc tout intérêt à l’écouter et à la décoder.

Faire la guerre à nos erreurs de jugement...
Faisons un petit tour du côté de l’Antiquité... Les stoïciens ont des choses intéressantes à nous dire sur la peur. Il s’agit pour eux d’apprendre à poser sur la vie un regard plus fondé, plus ajusté, pour éviter que ne se fabriquent nos craintes. Faire la peau au jugement faux, donc. Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius, nous apprend à déconstruire notre peur de la mort, basée sur la fausse idée que nous en avons. Il rappelle simplement que « nous mourons tous les jours ». Autrement dit, nous devons progressivement modifier la manière dont nous nous représentons les choses, et déjà la crainte en elle-même, qui fait d’ailleurs peur à l’humain quand elle se présente. Premier acte, donc : refuser de considérer la crainte comme une bête malfaisante, poser un autre regard sur elle, et découvrir que derrière l’apparence de la bête, se cache quelqu’un d’autre. La prendre comme un bienfait qui pousse à se questionner, à comprendre ce qu’elle a à dire. Au programme, donc, dépoussiérage, remise en question de nos façons de considérer la vie, la mort, les autres et nous-mêmes. Invitation à une révision des idées reçues, des pensées préfabriquées parfois injectées en intraveineuse par les autres, la famille ou les discours ambiants. Se demander si nos pensées nous appartiennent en propre, ou si nous sommes restés imprégnés du « prêt-à-penser » familial ou sociétal. Chasse à la fabrique de la peur.

Naissance de la peur dissimulée sous le costume de la haine...
La peur peut offrir des apparences parfois trompeuses... Gageons que dans nos craintes, il arrive que ce soit la détestation, la haine qui soit à l’œuvre. Écoutons les mots de Nietzsche, dans Le Gai savoir : « La haine par contre égalise, met face à face, dans la haine il y a de l’honneur, dans la haine enfin, il y a de la crainte, une grande, une bonne part de crainte. » Cette haine qui sévit, individuellement et collectivement, doit être attaquée à la racine : avançons que dans la détestation de l’autre, c’est de la peur de soi qu’il est question. Bien des conflits individuels, et bien des guerres peuvent s’expliquer ainsi : l’autre étant considéré inconsciemment comme une menace, il s’agit de l’abattre, ou de posséder son territoire, pour tuer la peur de soi, basée sur l’absence de repère et l’insécurité intérieure. Haine de l’autre, d’une idéologie, de l’étranger, de tout ce qui est différent : ce n’est autre que le masque d’une insécurité douloureuse et d’une volonté de toute- puissance. Il importe ainsi de s’interroger sur soi-même, sur son degré de sécurité intérieure et donc de confiance et d’estime de soi, pour comprendre certaines peurs. Sinon, la haine pourra être leur costume d’emprunt, derrière lequel elles se dissimuleront. L’histoire illustre dramatiquement les carnages auxquels peut aboutir ce sentiment destructeur.

Définir ce qu’est une peur non pathologique
Une bonne mère protectrice
Arrêtons-nous un instant sur les mots qui nomment la peur, avec un degré d’intensité croissant : appréhension, inquiétude, crainte, peur, effroi, frayeur, épouvante. Spinoza, dans L’Éthique, nous rappelle que l’inquiétude naît quand on craint qu’un objet disparaisse. La peur surgirait au moment où l’objet serait prêt à être ôté. Enfin, à ses yeux de philosophe, si nous sommes privés de l’objet de façon subite, nous basculons dans l’épouvante... En tout cas, il y a un monde entre l’appréhension et la frayeur phobique qui déforme la réalité et engage à éviter systématiquement une chose, un objet, une personne. La peur non maladive est celle qui fonctionne comme une alerte signalant un danger, avons-nous dit. À partir de l’instant où la cause qui la déclenche est circonscrite, elle relève de l’instinct de préservation de soi. C’est Céline qui dit, dans Voyage au bout de la nuit : « Ahuris par la guerre, nous étions devenus fous dans un autre genre : la peur. L’envers et l’endroit de la guerre. » Dans une situation extrême, elle est alors une vraie bonne mère qui nous permet d’anticiper pour nous protéger, elle relève de l’instinct de survie. Elle n’est pas un raz de marée émotionnel qui déstabilise. Elle n’est pas non plus le symptôme d’un autre problème qui stagne, à régler, enfoui, et qu’elle pointe. Par exemple, la vue d’un taureau qui charge dans un champ clos produit dans le corps la fameuse adrénaline qui démarre au quart de tour et entraîne des modifications corporelles. Cette peur qui consiste à se prémunir d’un danger objectif réel n’empêchera pas de vivre normalement en fonction de visées fixées : elle n’aura pas d’effet handicapant sur les actions de la vie ordinaire.

                                                                                   Yvonne Poncet-Bonissol  

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