La colère : un sentiment tabou


Si l’on considère les quatre émotions de base, force est de reconnaître le statut particulièrement intéressant de la colère. En effet, cette dernière est interdite, elle exprime alors l’impensable, l’intolérable, l’inacceptable tant elle évoque la perte de contrôle de soi. Ce faisant elle va « court-circuiter » la pensée au profit de l’action. Ce constat de la prévalence de l’action sur la pensée est probablement la source des positions stoïcienne et bouddhiste vis-à-vis de la colère. Voilà pour les philosophes de la sagesse et les pacifiques de tout poil de bonnes raisons de la déconsidérer et de la bannir. Mais cette position toute idéologique ne condamne-t-elle pas, toujours déjà, une émotion dont chacun est en mesure de reconnaître qu’elle appartient à la nature humaine ? Cette position discutable nous ne la partageons pas, car elle revient à nier un aspect de ce que nous sommes, c’est-à-dire un aspect biologique viscéral dont l’expression est aussi nécessaire à notre vie que bien d’autres fonctions vitales.

Dès l’enfance, la colère est sanctionnée par l’éducation car socialement elle dérange. Pourtant elle a un rôle à jouer. En effet, elle révèle un aspect inné de notre nature animale, elle nous aide par exemple à signifier notre désaccord. Elle va alors notifier à l’autre ses débordements et permettre ainsi le retour de l’équilibre rompu. Reconnaissons cependant que contenir, apaiser une colère qui pourrait se manifester à tout instant, est socialement indispensable. Ce qui ne signifie pas pour autant que toutes les colères doivent être étouffées et empêchées de s’exprimer. D’autant plus que la colère va exprimer une émotion (comme nous l’avons déjà souligné) qui ne se conjugue qu’au présent : « J’étais » ou « Je serai en colère » n’est plus la colère. Car la colère est l’émotion du présent et de l’action, dans le sens où le présent est un temps actif par essence. Sa fonction est donc double : préparer à l’action et communiquer. En effet, la colère présente des signes visibles et décodables pour autrui. Elle peut aussi servir à intimider, et par conséquent éviter que les choses aillent plus loin et dégénèrent. L’expression de la colère est aussi marquée par ce que nous percevons de l’intentionnalité de l’acte commis. À titre de comparaison en matière de traumatisme, si l’origine du trauma est un individu, l’impact est plus important que s’il s’agit d’un événement naturel, comme si une intentionnalité possible aggravait la situation et le ressenti afférent. La colère s’exprime aussi lorsqu’il y a heurt de notre système de valeurs, c’est-à-dire lorsque le comportement de l’autre va à l’encontre des croyances que l’on prend pour référence. Parfois même, ne pouvant exprimer notre colère directement, nous avons recours au « déplacement », en donnant, par exemple, des coups de pied dans un mur. Mais socialement, nous l’avons bien compris, les colères ont pour vocation d’être retenues. En effet, leur « libre expression » est incompatible avec une vie en société. Elles restent donc non exprimées, enfouies et émotionnellement intactes. Ce qui aura pour conséquence un possible surgissement inopiné, ce qui ne va pas sans poser problème. Car, majoritairement, elles vont viser une mauvaise cible.

Le « lien élastique » explicité précédemment va trouver ici tout son sens parce qu’il révèle une dissonance émotionnelle entre le vécu et la réaction à ce vécu. Ainsi, une colère née à l’âge adulte lors de l’abus de pouvoir d’un supérieur va donner à une colère d’hier, par exemple une injustice parentale qui était enfouie et en apparence oubliée, une occasion de se faire enfin jour, mais elle ne touche pas la bonne cible, l’abus de pouvoir de ce supérieur n’étant que le révélateur d’une colère primaire oubliée par le sujet, que seul le thérapeute sera à même d’identifier comme étant la colère racine, celle qui n’a pas pu se faire jour et exister dans l’enfance à cause des interdits parentaux, moraux, sociétaux, religieux, etc. Nous savons tous par expérience, que, dès le berceau, l’enfant va manifester de la colère. Mais ses pleurs — que nous prenons souvent pour de la colère — relèvent majoritairement d’un inconfort ou d’une douleur, et par conséquent n’ont rien à voir avec de la colère. Mais cela ne veut pas dire pour autant que l’enfant ignore ces mécanismes, puisque ceux-ci peuvent devenir un mode d’expression. En effet, l’enfant se met physiquement en mouvement dès le stade pré-verbal et ici, pas besoin de mots, le comportement est à lui seul porteur d’un message. Notons cependant que si l’on accepte cette forme d’expression chez le tout-petit, ceux qui éduquent risquent à leur tour de se positionner sur le même registre, « Attention je vais me fâcher, me mettre en colère », la menace ayant pour finalité d’arrêter le processus. Pour l’enfant, c’est l’adulte, c’est-à-dire le représentant de l’autorité, qui va focaliser sa colère. Aussi, pour le tout-petit, manifester sa colère relève-t-il de l’interdit absolu, celui que l’enfant ne peut a priori pas franchir. La tradition judéo-chrétienne ne dit-elle pas que la colère (ira en latin) appartient aux sept péchés capitaux et que par conséquent elle relève de la faute, de l’interdit moral ?

Naissance de l’émotion colère
L’émotion colère est innée, c’est-à-dire qu’elle vit en chacun de nous au même titre que les autres émotions. Elle s’exprime ou se manifeste lorsque l’individu ressent un déséquilibre, une perturbation émotionnelle vécue sur un « mode irritation ». Elle témoigne alors de l’existence d’un déséquilibre et d’une frustration à laquelle il va falloir apporter une réponse afin de renouer avec cet équilibre perdu. Car même si la nature des émotions relève de l’innéité, c’est le vécu et ses traces qui dirigent l’adulte, leur métabolisation faisant qu’il pourra ou pas selon les cas (toujours individuels) les exprimer pleinement ou les réprimer. Force est alors de reconnaître que le vécu antérieur a une incidence majeure sur l’expression des émotions et de la colère dans le quotidien de chacun. Aussi tous nos comportements sont-ils déterminés par notre environnement et les interactions qu’il aura avec les évènements passés et présents.

À ce propos, Jacques Van Rillaer relate l’expérience suivante : lorsqu’un rat reçoit une décharge électrique douloureuse en présence d’un congénère, il peut se retourner contre lui. Ici le contexte joue un rôle primordial, car la réaction agressive dépendra de la grandeur de la cage : elle sera absente si les animaux peuvent facilement s’échapper. Il convient également ici de souligner le rôle des expériences antérieures. En effet, les rats qui ont subi de nombreux chocs sans pouvoir s’échapper n’attaquent pas les congénères, tandis que ceux qui ont appris à faire cesser le choc se montrent plus combatifs. « Lorsque les expériences ont induit un sentiment d’impuissance, les réactions agressives diminuent, que ce soit chez le rat, le singe ou l’homme1. » C’est pourquoi lorsqu’il y a sentiment d’injustice et d’iniquité, il y a forcément un lien étroit à découvrir entre colère et sentiment d’impuissance dans l’expérience des déceptions, des rejets, des blessures existentielles qui naissent des interdits moraux ou religieux. À ce propos, Gary Chapman2 va considérer que le péché excite la colère divine3.

Il est clair que face aux évènements, l’homme sain garde un sens moral. « Ce n’est pas juste » est une réflexion présente dans l’enfance comme à l’âge adulte, et est souvent source de révolte. La colère va naître alors de ce qui est perçu comme mal, comme injuste. Ici le sentiment d’injustice est un moteur important, car dans ce contexte, il s’agit d’« inciter (l’individu) à prendre des mesures constructives lorsqu’il est victime de la méchanceté ou de l’injustice4. » On peut alors parler de colère « juste » ou « bonne ». Mais, soulignera également Chapman, il existe majoritairement des colères injustes ou faussées, « provoquée(s) par la déception, un désir non comblé, un effort vain ou toute sorte de réactions qui n’ont rien à voir avec une transgression morale1. »

Dès le début de la Genèse, nous découvrons Abel et Caïn, fils d’Adam et Ève, Caïn est agriculteur, son frère Abel est quant à lui éleveur. Les deux frères apportaient régulièrement des sacrifices au Seigneur, Abel un animal et Caïn des produits de la terre. La Genèse précise à ce sujet au verset 4.4-5 : « L’Éternel porta un regard favorable sur Abel et son offrande ; mais Il ne porta pas un regard favorable sur Caïn ni sur son offrande. Caïn fut très irrité, et son visage fut abattu2. » En première lecture, selon Chapman, on pourrait imaginer la colère de Caïn légitime, sauf que Dieu aurait clairement explicité qu’il attendait une offrande animale. C’est pourquoi, nous dit-il : « La colère de Caïn contre Dieu n’était pas légitime. Elle ne procédait pas d’une injustice objective commise par Dieu envers Caïn, mais de la perception que celui-ci en avait3. »

Nous y voilà. Un mot-clé vient d’être prononcé : perception
C’est bien elle qui est à la source de nos sensations et de nos émotions, c’est bien elle qui fait que nous vivons individuellement et personnellement chaque événement. Car nous percevons le monde d’abord sous forme de sensations, puis nous construisons une représentation à l’aune de ce que nous sommes et de ce que nous connaissons. C’est pourquoi la différence entre une colère légitime et illégitime tient au fait que l’une est provoquée par une « faute objective et bien réelle » tandis que l’autre naît d’une faute qui n’existe que dans notre pensée, et qui par conséquent est relative car elle n’existe que pour nous.

Cette conception est à mes yeux limitative voire erronée. En effet, tout événement va nécessairement amener ceux qui vont le vivre à l’interpréter d’une manière singulière. Cette interprétation se fera donc en fonction de la situation, mais aussi du vécu de chacun qui est indubitablement singulier. La résultante exprimera ou pas, selon les cas et les individus, une possible colère. Celle-ci, légitime ou non, norme un débat purement intellectuel, qui ne peut se concevoir que dans l’optique défendue par Chapman qui, rappelons-le, est pasteur. C’est pourquoi sa lecture de cet épisode biblique ne peut relever que d’une interprétation religieuse. Par conséquent, je pense que celui qui est confronté « au sentiment colère » doit absolument dépasser cette lecture biblique pour ne plus se considérer dans l’illégitimité la plus absolue.

Outre cela, quoi qu’en dise et pense Chapman, Caïn subit une injustice avérée, car même si elle ne correspond pas aux attentes de Dieu, son offrande reste une offrande d’amour. On peut comparer analogiquement cet épisode à l’histoire d’une mère qui rejetterait l’offrande « collier de nouilles » de la Fête des mères sous prétexte que son attente serait celle d’un collier de perles... C’est pourquoi une réflexion sur l’essence du don s’impose : qu’est-ce qui est le plus important, la nature du don ou le don lui-même ?

La colère : une émotion interdite
Il est communément admis que la colère est mauvaise conseillère. Pourtant elle fait partie intégrante de notre humaine condition.

Alors, pourquoi ne pas l’accepter et reconnaître son importance dans notre manière d’être au monde ? Admettre tout simplement qu’elle a et qu’elle joue un rôle majeur dans notre existence, même si l’éducation a toujours fait en sorte d’interdire l’expression de cette émotion essentielle ? En effet, elle est intrinsèque à l’équilibre des tensions, bien que née des frustrations, réelles ou imaginaires, que nous ressentons tous.

C’est pourquoi la colère est un mode de réaction qui appartient à l’expression de la vie même. Ainsi, quand le jeune enfant ressent des tensions, il ne peut les évacuer que par la colère, les cris et les chaudes larmes, seules « armes » à sa disposition. Et l’adulte-parent semble l’accepter tant que l’enfant est nourrisson. La réponse consistera alors à lui offrir des éléments de digression pour calmer ses tensions. Nous connaissons tous l’effet bénéfique du bercement pour calmer les larmes ou la colère d’un nourrisson. Mais rapidement ce mode d’expression va être perçu comme intolérable. Par conséquent, l’adulte va chercher à le restreindre, voire l’empêcher par tous les moyens, car les colères enfantines sont déstabilisantes pour les parents qui, désarmés, impuissants, vont tout faire pour les « tuer dans l’œuf ». L’enfant comprendra donc très vite les signaux de désapprobation émis par les parents. Il va rapidement constater l’inadéquation de ses réactions avec leurs attentes. Dès lors, il s’efforcera — dans la majorité des cas — de ne plus les laisser s’exprimer librement. Pourtant, même non exprimées, les tensions restent bel et bien présentes. L’enfant se trouve alors dans une situation sans issue, il est en quelque sorte obligé d’apprendre à retenir, à refouler ses tensions et leurs expressions. Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’en se fermant à l’émotion colère, il se ferme aussi aux autres émotions.

L’enfant perçoit bien que l’expression de la colère le rend peu, voire pas « aimable ». Il a donc intrinsèquement besoin de résoudre ce dilemme avec les moyens qui sont les siens, en concluant — dans une fausse implication — que s’il ne se met pas en colère, alors il sera forcément aimé. Mais ces colères qui n’auront jamais trouvé d’issue, vont au cours des années s’accumuler et s’exprimer sur d’autres cibles, ou bien être refoulées et conduire à une attitude de résignation permanente et d’impuissance avérée. C’est pourquoi cette colère, extériorisée ou non, risque de se détourner de la situation ou de la personne qui l’a provoquée, en se reportant sur une autre personne ou un autre objet.

Une colère non digérée n’atténue donc absolument pas la colère initiale ; car son intériorisation va être motivé par une peur de la confrontation (c’est le cas de l’enfant face à l’adulte investi de son autorité), la résultante étant la métabolisation de cette idée : l’interdit du sentiment colère et de son expression marquée du sceau de la culpabilité. « On ne se met pas en colère ; cela ne se fait pas, ne se montre pas, sinon... »

Dès lors, le sujet va masquer sa colère en la niant derrière un discours rationalisé du type « je suis frustré, je suis déçu, etc. », ce qui se traduira par un comportement « passif-agressif ». La colère sera alors transférée sur un autre objet et s’exprimera par des manifestations de stress physiologiques et psychologiques. Elle générera également du ressentiment, de l’amertume, parfois même de la haine, ce qui conduira le sujet à extérioriser cette colère retenue dans des actions violentes.
L’adulte quant à lui, serait « plus raisonnable » — sachant toujours déjà qu’il n’a pas le droit de laisser ses colères se faire jour. Il vit dans un monde où la colère est socialement interdite, dans un monde où elle n’a pas le droit de s’exprimer ni de se montrer. Notons également que le comportement de l’enfant vis- à-vis de cet interdit se fera en réponses adaptatives aux attentes parentales et sociales. Mais il peut aussi refuser de se laisser aller à son expression, pour avoir été soumis, témoin ou victime des colères parentales, familiales, etc. Cet interdit traumaugène va alors pousser le sujet dans une attitude d’évitement face à la colère. Il va tout faire alors pour ne pas la reproduire. Mais les traces traumatiques qu’elle va provoquer vont — chez de tels sujets — engendrer une peur disproportionnée et irraisonnée face à ses surgissements, et cela même s’il n’y a pas de menace particulière.

La colère : un sentiment protecteur et nécessaire
Comme la peur et la douleur, la colère possède une double identité. En effet, son versant positif est de nous mettre en garde, de nous alerter afin de pouvoir nous protéger au mieux. Il n’y a que dans sa version maximale, lorsqu’elle devient paralysante et phobique, qu’elle devient un frein, un empêchement à vivre et à exister. Dans le même registre, la douleur possède également cette fonction de protection et de mise en alerte, en nous signalant que notre corps souffre. Elle va donc nous interpeller pour nous inviter à l’action. Mais lorsqu’elle laisse la souffrance se faire jour, elle devient alors très vite intolérable. Pour la colère, nous sommes dans une approche similaire. En effet, face à une menace physique, la colère va être mobilisatrice, tant sur le plan physique que sur le plan psychologique. Elle nous permet alors de mobiliser nos défenses, afin de pouvoir nous mettre en action ; qu’il s’agisse d’une simple réaction face à un événement inacceptable, ou tout simplement de prendre la fuite lorsque nous n’avons pas d’autre solution immédiate. Dans ce contexte, c’est l’absence de mobilisation qui va engendrer à coup sûr la sidération et par extension le traumatisme. Outre cela, elle va également intervenir lorsque nos limites ne sont pas respectées, généralement dans des situations de transgression et d’abus, lorsque la demande de l’autre est manifestement exagérée ou son comportement intrusif.

Selon la psychologue américaine Harriet Goldhor Lerner, la colère marque un mécontentement important et résulte d’une frustration perçue comme injuste. Dans ce cas, nos besoins et désirs ne sont pas respectés, et cela va engendrer de la colère puisque c’est le seul mode d’expression « efficace » à ce moment-là. Ici encore elle va pouvoir mobiliser les ressources nécessaires pour signifier les limites du tolérable, de l’acceptable ; étant source d’affirmation de soi, elle va nous permettre de développer notre capacité à refuser les demandes excessives. Elle est également utile pour aider à franchir un processus de séparation et d’individuation, comme par exemple, les difficultés de certains enfants à sortir de l’ombre de parents envahissants et abusifs. Elle peut aussi représenter une aide pour affirmer ses besoins, ce qui n’est pas si évident, car nombreux sont ceux qui ont du mal à les exprimer.

À la lumière de ces explications, nous comprenons bien maintenant que la colère est source de mouvements, et que face aux blocages et aux multiples sentiments d’impuissance qui en découlent, elle va nous permettre de poser des limites, et au minimum, de nous exprimer corporellement. Car on sait que physiologiquement, elle prépare le corps à la réaction et au mouvement. Par conséquent, la transformation physique de celui qui est sous son emprise ne trompe personne. Elle est bien visible, souvent elle met hors de soi comme pour obliger à franchir ses limites afin d’exiger un changement. L’autre versant de la colère, quant à lui peut être source de créativité. Elle prend alors la forme d’une « colère résiliente » ; fille de l’injustice et de l’insatisfaction, elle peut donner naissance au désir d’action en permettant l’émergence d’idées, de créativité.

Mais le point le plus délicat et aussi le plus légitime de son expression relève de ce que nous définissons par l’abus sexuel, psychique ou physique de l’enfant. Notons que la maltraitance sexuelle se produit majoritairement dans l’environnement proche, parents, amis, voisins, etc. Swan Nguyen partage avec nous l’idée que cette colère est nécessaire car salvatrice. « La colère est mal considérée. Pourtant, c’est la violence qui est mal, pas la colère. Il est normal de se mettre en colère quand quelqu’un vous a fait du mal (...) Alors pourquoi pas après un viol ? Raison de plus après un viol1 ! »
C’est pourquoi, toute forme de maltraitance, qu’elle soit chronique, physique, verbale, affective reste une expérience destructrice. Car subir de tels traitements dans l’enfance va engendrer chez les adultes concernés une souffrance et une colère abyssales. « Pour espérer guérir, les survivants de tels abus doivent laisser les sentiments refoulés de leur enfance remonter progressivement à la surface : d’abord la souffrance, l’humiliation et la conscience d’avoir été abusés. Ensuite, lorsqu’ils réaliseront que leur enfance a été bafouée, ils éprouveront un vif sentiment de colère, enfin, une sensation profonde de souffrance1. » Ici, les termes « légitime », « justifié » ou « approprié » prennent tout leur sens. Aussi, les enfants victimes d’abus devront-ils, dans un environnement thérapeutique approprié, exorciser de façon cathartique cette souffrance et cette colère. Car il est clair que la seule façon de « tourner la page » sera d’entrer en contact avec l’enfant victime qui est en soi. Et c’est à cette seule condition qu’il pourra enfin « ouvrir les possibles » d’une autre vie, d’une autre histoire.

Les colères : un iceberg
Les colères sont à l’image d’un iceberg, il y a celles qui sont visibles — dont chacun peut être témoin à un moment ou un autre — et toutes celles qui ne disent pas leur nom, et qui, lorsqu’elles sont identifiées se cachent sous des termes bien caractérisés d’addictions, à savoir : boulimie, anorexie, etc. Nous sommes convaincus que ces addictions expriment des colères qui n’ont trouvé pour issue que de se retourner contre celui qui n’a pu ni les extérioriser, ni les dépasser. Nous distinguerons donc deux grands types de colère sur le modèle de l’iceberg : les visibles et les invisibles. Dans les visibles, il y a « la volcanique », la visible par excellence. Nous en connaissons bien l’expression caricaturale, l’individu est alors vociférant et agité. On la qualifie souvent comme un trait de personnalité, comme une caractéristique individuelle. On va dire alors : « C’est un coléreux, il a la tête près du bonnet ». Il y a chez ce colérique un besoin de se faire entendre, d’exister, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que sa méthode n’est pas la meilleure. D’ailleurs, l’essentiel des ouvrages consacrés à la colère traite principalement de cette forme de colère. Ils constatent alors l’effet destructeur — pour ne pas dire dévastateur — de cette émotion, qui va malmener vie de couple, vie de famille, vie professionnelle. Mais ce que l’on oublie de dire, dans ces rapides analyses, c’est que l’expression de cette colère conduit le plus souvent son auteur à manifester de la violence physique et verbale, de la maltraitance donc, vis-à-vis de son entourage. Aussi les auteurs expriment-ils fréquemment cette forme de colère dans un environnement clos, soumis et terrorisé. Elle appartient alors au monde du « secret ». Le silence des femmes et des enfants battus sont là pour en témoigner. Et la honte, la culpabilité, l’impuissance, la crainte des représailles viennent renforcer le silence. Je suis toujours surprise de constater l’étonnement de mes patients lorsque je leur demande s’ils ont vécu dans leur enfance de la violence. Les réponses sont variables selon les maltraitances avérées. S’il y a violence physique, et puisque je pose la question, la reconnaissance des faits semble plus aisée, parfois minimisée par un « c’était pour mon bien ! » Par contre, il faut insister pour que la violence verbale soit reconnue. Sa présence dans la vie familiale semble plus habituelle et relèverait donc d’une normalité sociale... Car se faire traiter de « putain », de « connasse », de « nul », de « bon à rien », etc., est rarement assimilé à de la violence. Et pour les mêmes raisons, il est difficile de reconnaître ces colériques maltraitants comme des êtres abusifs et violents. Il est clair cependant que ces êtres colériques manifestent dans ces violences verbales toute leur détresse et leur impuissance. Ils/elles sont probablement des victimes devenues bourreaux à leur tour. Ainsi, ce qui va caractériser ce mode d’expression de la colère, c’est son côté récurrent. On pourrait imaginer que l’expression d’une bonne colère ait un côté salutaire, salvateur, puisqu’elle pourrait libérer définitivement les tensions. Mais force est de constater qu’il n’en est rien. Car une fois la colère achevée, le soulagement va se substituer à la tension sans que rien ne soit résolu pour autant.

Pourquoi donc cette « bonne colère » exprimée reste-t-elle impuissante ? Posons donc l’hypothèse suivante : nous pensons que les sujets qui expriment leur colère sous cette forme ont eux- mêmes vécu des situations dans leur enfance qui ne leur ont pas permis d’exprimer leur colère. Et devenus « adultes » — plus par l’âge que par l’évolution des émotions — ils s’arrogent le droit, à leur tour, d’exprimer ces colères encapsulées au fond d’eux. Et lorsqu’ils sont confrontés aux frustrations du quotidien — qui évoquent celles de l’enfance restées en jachère, non réglées — ils se trouvent alors transportés émotionnellement dans le temps d’avant, ce temps où ils ne pouvaient ni exprimer ni montrer leurs colères. Par conséquent, lorsqu’ils sont confrontés à des frustrations identiques, porteuses de la même impatience, ils réagissent comme ils auraient aimé pouvoir le faire par le passé, mais mal à propos. Aussi analyser l’expression de la colère avec cet éclairage nous permet-il de mieux comprendre l’efficacité apparente et fugace de ces colères. Car elles expriment un processus d’autodestruction qui ne dit pas son nom. Outre cela, la manifestation de ces colères est souvent en corrélation avec des attitudes addictives, comme par exemple l’alcoolisme, qui en favorisent l’expression, et vont alors entraîner un accroissement de la violence.

 
Corinne  Van Loey

 

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