L’adaptation hédonique, un mécanisme bien huilé
Imaginez un étudiant sans le sou. Il vit chichement et tente tant bien que mal de joindre les deux bouts. Grâce à quelques économies réalisées, il peut acquérir un vélo qui lui permet de gagner du temps lors de ses déplacements. La bicyclette achetée d’occasion n’est plus toute neuve : sa peinture est abîmée, quelques pièces sont attaquées par la rouille, un grincement se fait entendre lorsqu’on pédale, etc. Mais l’essentiel est là : il roule et notre étudiant en éprouve une grande satisfaction. Tous les matins, lorsqu’il enfourche son engin, il se répète à quel point ce véhicule lui est utile et améliore sa qualité de vie.
Une vingtaine d’années ont passé. L’étudiant d’autrefois est maintenant devenu un entrepreneur à succès : il a réussi dans son métier et est devenu très riche. Suite aux avertissements de son médecin, il décide de se remettre à l’activité physique pour lutter contre les effets délétères de la sédentarité. Il opte pour un magnifique vélo de course. Après discussion avec le concessionnaire, il acquiert un modèle dernier cri muni de tous les avantages conférés par les matériaux et les technologies de pointe. Seulement voilà, dès qu’il reçoit son nouveau vélo, il ne peut s’empêcher de remarquer une petite griffure sur le cadre ainsi qu’un léger grincement lors du freinage. Ces désagréments l’insupportent et il s’en plaint auprès du vendeur : il n’est pas normal, d’après lui, qu’un vélo de ce prix affiche de tels défauts !
Entre l’étudiant démuni d’hier et l’entrepreneur fortuné d’aujourd’hui, le niveau de vie a fortement évolué. Et il s’est adapté à ses nouvelles conditions, entraînant ses exigences à la hausse. Chacun d’entre nous s’habitue à son niveau de vie, de sorte que celui-ci devient sa ligne de base : nous ne prenons pas comme point de comparaison un état antérieur où nous disposions de moins de ressources, mais bien notre état présent. Ce qui signifie que le niveau d’exigences augmente à mesure que nous nous habituons à notre nouveau train de vie. En d’autres termes, si nous nous laissons prendre au piège, il en faudra toujours plus pour que nous soyons satisfaits.
La même réflexion s’applique au couple. Le célibataire rêve simplement de ne plus être seul et d’avoir quelqu’un dans sa vie pour partager les bons moments. Une fois cette personne trouvée, sa solitude rompue, il attend maintenant de son ou de sa partenaire de la disponibilité, de l’attention, de la sollicitude, de la tendresse. Si la relation devient officielle, il pourra exiger certains comportements, comme renoncer à sortir avec des amis ou changer de travail. Il lui fera même des scènes si l’autre ne se conduit pas comme souhaité... Bien lointaines sont maintenant les aspirations simples et les satisfactions faciles du célibataire !
L’élévation du niveau d’exigences rend compte du paradoxe discuté précédemment : une personne en pleine santé considère que son état est normal et n’en éprouve donc pas une satisfaction particulière. Par contre, une personne malade aspire à la guérison; si celle-ci survient, son état de santé recouvré est alors perçu comme une occasion de réjouissance et elle se dira effectivement plus heureuse... le temps de s’habituer à son nouvel état. Même les personnes qui ont frôlé la mort et qui voient leur vie complètement bouleversée suite à cet événement (accident, attentat, problème cardiaque, etc.) finissent par oublier si elles n’y prennent garde.
La psychologie positive a baptisé le mécanisme à l’œuvre derrière cette asymétrie : adaptation hédonique. Notre cerveau s’adapte en permanence à ce que nous vivons : nous n’entendons pas le bruit du moteur de la voiture que nous conduisons, nous ne sentons pas la pression des lunettes qui reposent sur notre nez, nous ne sentons pas l’odeur particulière du logement dans lequel nous habitons, etc. S’adapter signi- fie dans ces cas que le stimulus (son, pression, odeur) n’atteint plus la conscience, qu’il est traité automatiquement. L’adaptation entraîne par conséquent l’inconscience. Et le bonheur, c’est bel et bien une affaire de conscience...
Le plaisir est le résultat de stimuli spécifiques : si ceux-ci ne sont plus traités consciemment, il n’est plus au rendez-vous. C’est la raison précise pour laquelle un objet nouvellement acquis procure du plaisir à son propriétaire les premiers temps, et qu’ensuite il diminue au point de disparaître. Cette adaptation hédonique est parfaitement connue des instigateurs de la société de consommation
logement dans lequel nous habitons, etc. S’adapter signifie dans ces cas que le stimulus (son, pression, odeur) n’atteint plus la conscience, qu’il est traité automatiquement. L’adaptation entraîne par conséquent l’inconscience. Et le bonheur, c’est bel et bien une affaire de conscience...
Le plaisir est le résultat de stimuli spécifiques : si ceux-ci ne sont plus traités consciemment, il n’est plus au rendez-vous. C’est la raison précise pour laquelle un objet dans laquelle nous vivons : à peine un désir est-il satisfait et le plaisir qu’il a brièvement procuré disparu qu’un autre vient le remplacer, qu’il faudra aussitôt assouvir.
Sommes-nous pour autant prisonniers de ce cercle infernal, condamnés à chercher encore et encore la satisfaction qui nous fuit à mesure que nous l’éprouvons? Il se trouve heureusement que non. La psychologie positive a en effet non seulement identifié les mécanismes entravant notre bonheur, mais aussi les moyens de les contrecarrer. Plusieurs pistes ont été mises en évidence2 pour contrer l’adaptation hédonique, dont les principales sont l’esprit de gratitude, la générosité et la pleine conscience des petits plaisirs du quotidien.
Remercier rend heureux
L’esprit de gratitude résulte de la prise de conscience de tous les bienfaits dont nous jouissons. Celle-ci est intimement liée à la pensée que ces bienfaits pourraient ne pas être présents, ou disparaître sans crier gare : ils sont éphémères, nous sommes chanceux d’en bénéficier temporairement, alors que d’autres en sont privés. La santé, un travail, un toit, l’aisance financière, tout cela peut dis- paraître le temps d’un claquement de doigt. En réalité, il s’agit de cadeaux, en aucun cas de dus, quant bien même nous avons travaillé dur pour les obtenir.
Le secret pour entretenir cette conscience de l’éphémère consiste à exprimer de la gratitude pour tous ces bienfaits. Remercier la vie, un dieu si nous y croyons, les personnes qui contribuent à notre bien-être, etc. La tenue d’un journal de gratitude, deux fois par semaine, dans lequel nous indiquons trois motifs de reconnaissance, entraîne une élévation du bonheur ressenti. C’est ce qu’ont prouvé des études rigoureuses 3.
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2.Plutôt que de citer les sources des études sur lesquelles s’appuie cet ouvrage, le plus souvent des revues scientifiques rédigées en anglais et accessibles uniquement en bibliothèques spécialisées, j’ai opté pour les références indirectes : j’indique les livres grand public où se trouvent décrites et résumées ces études, soit par une note en bas de page, soit dans les suggestions de lecture qui suivent chaque chapitre.
3.Notamment celles menées par la professeure Sonja Lyubomirsky et détaillées dans son livre Comment être heureux... et le rester, Marabout, 2013.
Yves-Alexandre Thalmann
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