Entre promotion de la vie et offense à la vie, toute la dualité de l’homme



Chacun devrait honorer les autres religions pour différentes raisons. En faisant ainsi, il aide sa propre religion à grandir, tandis qu’il rend service aux religions des autres. En agissant autrement chacun creuse la tombe de sa propre religion, tandis qu’il nuit aux autres religions. Quiconque honore sa religion et condamne les autres insulte sa propre religion gravement. La concorde est bonne. Écoutons tous et soyons attentifs aux doctrines professées par d’autres. Empereur AShokA, il y a 2300 ans en Inde.

Que répondre à un enfant qui nous interroge sur les raisons du malheur ? Avec la candeur qui lui est naturelle, cette notion lui est étrangère, tout au moins s’il n’est pas déformé par la dizaine de meurtres quotidiens que lui déverse la télévision ou qu’il commet lui-même avec sa « gameboy » ! Comment lui expliquer, avec des mots simples, la raison des maux qui accablent une grande partie de l’humanité dont les besoins les plus élémentaires ne sont pas satisfaits, alors qu’une petite minorité jouit du confort matériel, voire de l’opulence ? Comment justifier l’agonie d’un enfant, qu’elle provienne de la guerre, de la faim ou de la maladie ? Que lui importe que le mal soit souvent l’argument massue des athées qui ne manquent pas de relever la contradiction qui existe entre la notion d’un Créateur parfait et les imperfections que chacun semble constater dans son œuvre ?
À son niveau, pas de questions métaphysiques ou philosophiques. Le monde est simple, il y a les bons et les méchants, les gendarmes et les voleurs. Tout aussi simples sont ses questions. « Pourquoi sont-ils méchants ? Pourquoi lui font-ils mal ? Pourquoi est-il malade? Pourquoi a-t-il faim ? » Et alors là, tout se complique. Certes, je pense pouvoir lui démontrer aisément que les guerres sont les conséquences des activités perverses des hommes, sans toutefois pouvoir lui en donner la raison. Mais que dire des cataclysmes naturels, tremblements de terre, éruptions volcaniques ou tempêtes qui ravagent régulièrement notre planète et apportent leur lot de destructions et de douleurs ? Passe encore que le Bengale soit une nouvelle fois submergé par les eaux du Gange ou que l’Afrique subsaharienne soit toujours victime de la sécheresse tant notre inconscient collectif s’est habitué aux fléaux qui touchent le tiers-monde, mais qu’en quelques secondes, les plus accomplies de nos constructions humaines soient réduites à néant par quelques secousses telluriques, en Turquie ou en Italie, ou récemment au Japon... Comment justifier que nous sommes capables d’envoyer un cosmonaute sur la Lune ou de concevoir les ordinateurs les plus sophistiqués, mais que nous sommes incapables d’éradiquer les imperfections ou les maux les plus flagrants de notre monde ? Plein de confiance et de générosité, l’enfant ne comprend pas que nous ne puissions nourrir et prodiguer à tous les soins les plus élémentaires, que nous soyons capables de trouver des financements extravagants pour des armes de plus en plus sophistiquées mais que nous soyons incapables de mobiliser des moyens équivalents pour entrer résolument en guerre contre la misère. Finalement, s’il m’est facile de décrire toutes les facettes du mal, je suis dans l’incapacité d’en mettre en lumière les racines.

Les réponses du philosophe et du religieux
Bien évidemment, j’aurais aimé pouvoir répondre à la question posée par l’enfant avec assurance en m’appuyant sur les conclusions des brillants esprits qui, depuis des millénaires, se sont penchés sur l’énigme du mal. Mais, le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne sont pas d’accord ou qu’en tout cas, ils n’ont pas apporté de réponse convaincante ! Sinon, je suis certain que les chercheurs que nous sommes seraient depuis longtemps apaisés ! Certes, on pourrait m’objecter que n’étant ni philosophe et encore moins théologien, je ne suis pas en mesure d’apprécier la finesse de leurs analyses ! Bien que je puisse pourtant vous assurer avoir consacré beaucoup de temps à les lire et mis beaucoup de bonne volonté à tenter de les comprendre, j’accepte bien volontiers cette objection. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai décidé de vous épargner le détail fastidieux et pédant des connaissances que j’ai parcourues, tant elles me semblaient finalement confuses et contradictoires.

Que la vie ne soit qu’une succession de situations opposées. Qu’une vision dualiste prétende que la création matérielle et le mal qui y est associé soient attribués à Satan, puisque le Créateur, étant parfait, ne peut produire que des œuvres parfaites à son image. Ou, pour le mystique dominicain Maître Eckhart, « que la souffrance soit le cheval qui nous porte le plus rapidement vers la perfection », ou encore pour Voltaire – qui, dans Candide, se moque de la fameuse maxime de Leibniz « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes » –, que le mal ne soit toléré par Dieu que pour avoir l’occasion de faire apparaître un plus grand bien. Ou, enfin, que tout cela ne soit qu’absurdité ou simplement le fruit du hasard : chacun y est donc allé de sa petite musique, mais, finalement, rien de bien convaincant n’en ressort.

Toutefois, si la recherche philosophique me semble être dans une impasse, je ne me satisfais pas davantage des voies impénétrables du Seigneur ! Pourtant, étant profondément croyant, c’est avec un regard bienveillant que j’ai abordé les différentes religions. J’escomptais que, spécialistes reconnues en matière de bien et de mal, elles pourraient livrer au moins sur ce point une réponse consensuelle ! Malheureusement, il n’en est rien, et je partage finalement les conclusions de l’historien britannique Arnold Joseph Toynbee (1889-1975) qui, après avoir étudié la vie des civilisations, confronta les principales religions qui comptent au xxe siècle. Il essaya de comprendre comment chacune, qui affirme d’ailleurs détenir La Vérité, explique et concilie l’existence de Dieu et la présence du mal. Il conclut de son investigation qu’aucune religion n’a pu fournir une explication claire, logique et convaincante, et que le problème ou le mystère du mal reste entier4. De plus, aucune ne répond davantage à cette interrogation élémentaire qui trouble un enfant, naturellement enclin à la justice et à l’équité. Pourquoi des personnes bonnes, selon les critères de la morale la plus consensuelle, sont-elles touchées par le mal, tandis que d’autres, apparemment moins bonnes, selon ces mêmes critères, sont elles épargnées ?

De plus, et pour être objectif, je suis aussi obligé de convenir que les conceptions proposées par les religions ont bien souvent varié depuis leur origine. Si l’on se concentre, par exemple, sur les religions judéo- chrétiennes, on ne peut que constater que leurs rapports avec le mal a considérablement évolué dans le temps. Ainsi, pour les juifs, la coutume, lors de la fête des expiations, était d’amener au grand prêtre un bouc, sur la tête duquel il étendait les mains en le chargeant, avec des imprécations, de tous les péchés d’Israël. Ce bouc était ensuite chassé au milieu des cris de tous les assistants, d’où l’expression de « bouc émissaire » devenue proverbiale.

Dans les premiers livres de la Bible, Dieu sanctionne l’homme dans sa descendance, mais à la suite de la déportation à Babylone du peuple juif, la sanction devient individuelle, chacun recevant le châtiment qu’il mérite. Enfin, au retour de l’exil, une nouvelle conception se fait jour : le châtiment interviendra désormais dans l’au-delà où les méchants seront punis et les justes récompensés.

L’interprétation de la crucifixion du Christ contribua à élargir le fossé entre les juifs et les premiers chrétiens. En effet, il était aberrant pour les juifs et les païens que le Christ, s’il était le Messie, et donc d’essence divine, ait pu être cloué sur une croix. Afin de répondre à cette objection, la doctrine chrétienne développa le dogme du sacrifice du fils de Dieu, qui, s’incarnant sur terre et mourant sur la croix, rachète ou lave avec son sang les transgressions des lois divines par tous les humains. Sa résurrection témoignerait alors de la victoire que Dieu remporte sur la souffrance. Cette conception et le mystère qui s’y rattache sont quand même, avec tout le respect qu’on leur doit, troublants à plus d’un titre. D’une part, puisque selon l’évangéliste Jean, le Christ affirme : « Moi et le père nous sommes un5. » Nous comprenons mal comment Dieu, offensé par les actes des hommes, aurait pu, en quelque sorte, fournir lui-même la réparation, à la place des pécheurs dans l’incapacité de se racheter. Qui plus est, en sacrifiant son propre fils, c’est-à-dire une partie de lui-même. Ce qui revient à dire que Dieu ne serait pas seulement celui à qui est due la réparation mais également celui qui la fournit ! D’autre part, quand bien même le Christ aurait-il pris sur lui tous les péchés du monde, on pourrait à l’extrême rigueur admettre qu’il le fasse pour ses fautes passées. Mais alors, qu’en est-il pour les fautes futures, sauf à donner à l’être humain un chèque en blanc ! De plus, si ce sacrifice avait pu réconcilier l’humanité pécheresse avec Dieu, force est de constater que cette dernière ne semble pas s’être améliorée depuis ! Enfin, mon simple bon sens est heurté par le fait qu’il me faut admettre que les péchés d’un homme qui, sa vie durant, aurait bafoué les lois de la Création, puissent lui être remis parce qu’il se repentirait au dernier instant sur son lit de mort ! De même suis-je incapable d’expliquer que quiconque ayant vécu en honnête homme et qui rendrait l’âme sans se confesser ne puisse au mieux qu’escompter un séjour dans un purgatoire hypothétique, tandis qu’un mécréant qui recevrait, in extremis, l’absolution pour ses fautes monterait directement au paradis ! Que la grâce, qui doit être l’expression de la perfection divine, puisse être soumise au respect de formalités ou de rites purement terrestres me laisse perplexe ! En définitive, envisager d’une part que Dieu soit parfait et de l’autre qu’il intervienne arbitrairement, ou que l’on puisse marchander avec lui afin de suspendre la perfection de ses lois, me semble contradictoire.

J’admets bien volontiers que tout ceci soit un peu court et caricatural. Mais puisque, comme beaucoup, je n’ai trouvé aucune réponse satisfaisante à la question du mal, tant dans l’approche philosophique que dans l’approche religieuse, il me paraît opportun de ne pas épiloguer davantage. J’ajouterais même que cela fait plus de 2 000 ans que nous tournons en rond et il nous faut reconnaître que nous n’avons pas avancé d’un pouce. Si je devais encore vous en convaincre, je reprendrais les propos que l’apologiste chrétien Lactance (341-270) mettait dans la bouche d’Épicure. Ils me paraissent toujours d’actualité et constituent finalement un excellent, et somme toute assez drôle, résumé de la perplexité qui saisit tout chercheur sincère !

« Ou bien Dieu veut supprimer les maux, mais il ne le peut pas. Ou bien Il le peut, mais ne le veut pas.

Ou bien Il ne le peut ni le veut...
S’Il le veut et ne le peut pas, Il est mauvais, ce qui est contraire à Sa nature.

S’Il le peut et ne le veut pas, Il est mauvais, ce qui est également contraire
à Sa nature.

S’Il ne le veut ni ne le peut, Il est à la fois mauvais et faible, c’est-à-dire qu’Il n’est pas Dieu...
Mais s’Il le veut et le peut, ce qui seul convient à ce qu’Il est, d’où vient donc le mal et pourquoi ne le supprime-t-Il pas6 ? »

Puisque les analyses traditionnelles sont vaines, peut-être faut-il changer d’approche ou de paradigme ? C’est ce que je me propose de faire en suivant la piste suggérée par Arnold Toynbee. Il conclut en effet son analyse en soulignant que le seul point qui fasse l’unanimité entre les religions est que les fautes de l’homme seraient à l’origine de sa souffrance. Il se trouve, d’ailleurs, que son opinion me semble corroborée par la parabole du bon grain et de l’ivraie selon laquelle le royaume des cieux serait comparable à un homme qui aurait semé de la bonne semence dans son champ. Quand les serviteurs s’étonnent de l’apparition de l’ivraie et interrogent le propriétaire : « Seigneur, n’est-ce pas de la bonne semence que tu as semée dans ton champ ? Comment se fait-il qu’il y ait de l’ivraie ? », celui-ci leur déclare : « C’est un ennemi qui a fait cela. » D’après cette parabole, relatée dans l’évangile de Matthieu, Dieu, le Créateur, ne sème que de bonnes semences tandis que les mauvaises, donc le mal, sont semées par un ennemi. Mais quel est-il ?

L’hypothèse selon laquelle l’homme, lui-même, serait cet ennemi, et qu’il serait à l’origine de ses propres maux m’apparaît dès lors plausible. Tout d’abord parce que cette conception est simple et compréhensible par tous. Même par un enfant, ce que chacun peut aisément vérifier. En second lieu, parce que cette conception tend à valoriser l’homme en le mettant devant ses responsabilités, ce dont il ne peut sortir que grandi. De plus, rien ne s’oppose conceptuellement à cette approche qui me semble n’être aucunement en contradiction avec la plupart des philosophies et théologies dans lesquelles je n’ai pas trouvé d’arguments à lui opposer. Enfin, il me suffit d’observer dans mon intimité comment, à chaque instant, je dispose de la libre décision de faire le bien ou le mal. Ce qui est d’ailleurs une des premières choses que l’on apprend à l’enfant, par le biais de l’éducation, lorsqu’il commence à se socialiser.

À ce stade, j’avoue être irrésistiblement attiré par la pensée socratique. Elle a pour moi le grand mérite d’être simple et accessible à tous, tout en nous proposant une vision optimiste de l’homme. Ainsi, au-delà du mal, il me semble important de souligner que, si l’homme est à l’origine du mal, il se doit de l’être tout autant du bien. Mais alors, s’il en est ainsi, je pourrais proclamer avec Socrate que le but ultime de l’homme est bien le bonheur et que la Vertu en demeure le meilleur guide. Pour cela, il est important de prendre connaissance des faits, puis de ce qu’en pensent les grandes traditions religieuses et les courants spirituels avant de soumettre le tout à notre expérience et à notre ressenti personnels, pour finalement exprimer notre conviction profonde.

                                                                                       

  Christophe Queruau Lamerie  

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Reincarnations et lois cosmiques