Naître, pour apprendre à vivre, c’est-à-dire à rester en mouvement, et donc renaître, à la façon d’un phénix, de ses cendres, pour qu’elles soient, tout au long de la vie, cet engrais où pousseront, comme dans la nature, nos nouveaux élans, projets, engagements. C’est au prix des deuils nécessaires, offrant de nombreux visages avec lesquels nous avons rendez-vous, tout au long de notre cheminement sur la terre, que nous pourrons donc rester vivants : cela pour nous-mêmes, pour les autres, afin de ne pas nous fossiliser. Il est courant d’entendre circuler, aujourd’hui, d’une bouche à l’autre, l’expression « faire son deuil », sans que chacun pourtant prenne conscience qu’il s’agit d’un vrai processus évolutif, et que ce « chemin de croix » nécessaire pour passer à autre chose relève d’un travail inconscient. Le deuil, ce serait la modification qui transformerait la relation que nous avons eue avec quelqu’un, un projet, un idéal, une maison : il s’agirait de digérer, d’assimiler, d’accepter de dire adieu, pour continuer sa vie autrement, en se remettant en mouvement. éviter que le sang, à l’intérieur, coagule, lui permettre de circuler, comme l’énergie, le Qi chinois, dans le corps.
Qui dit deuil, renvoie, évidemment, à la disparition d’êtres chers, réalité à laquelle chacun est confronté, et pour laquelle nous devons nous préparer : tout est impermanence, mouvement, nous enseignent les taoïstes aussi bien que Montaigne ou Plutarque. Lâcher prise, en intégrant l’idée que l’humaine condition relève de cette programmation : naître, c’est être condamné à mourir, et à voir mourir autrui, autour de soi. Aussi avons-nous à apprendre, à « apprivoiser la mort », même si elle est seulement une désorganisation de notre âme et de notre organisme : au regard des philosophes atomistes, la bonne nouvelle est que les atomes, eux, demeurent. Certes. Pourtant, convenons, comme La Rochefoucauld l’a si bien énoncé au xviie siècle, que : « Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face. » En effet, la mort d’autrui, de ceux que nous avons chéris, famille, élu du cœur, enfant, constitue un arrachement sans nom qui nous renvoie à notre propre destin d’humain mortel, et vient faire résonner une très archaïque perte : en chacun frémit la mémoire de la première maison sensorielle, ce ventre tiède et tendre de la mère qui nous a portés, jusqu’au premier cri de la naissance : celle-ci nous sépare d’elle. Radicalement. Dès ce moment, il faut apprendre à grandir, à aller vers l’autonomie, tout en nous reliant aux autres, car ce qui définit l’être humain est bien sa nécessité à s’attacher. À se relier. En là résiderait tout notre malheur, laissent entendre les bouddhistes qui nous engagent à renoncer au désir, source de souffrance. Certes. Ce serait ainsi une manière de se préparer au deuil de l’autre, comme par anticipation, en se disant que rien ne dure, et qu’il faut, en quelque sorte, vivre l’instant présent qui nous invite au carpe diem. Gageons pourtant que la possibilité, durant l’enfance puis l’adolescence, de construire un équilibre affectif et donc une autonomie psychique est ce qui nous permet de dépasser, par l’entrée et la sortie du deuil, la douleur de la séparation des êtres auxquels nous nous lions. Vivre, c’est, l’avons-nous dit, nous risquer au sentiment, à l’attachement, à un homme, une femme, un enfant, un père, une mère, un ami : nous n’avons pas d’autre choix, si nous voulons rester vivants. Sans ce sang du cœur en mouvement que sont les émotions et les sentiments partagés, nous serions transformés en « rêve de pierre » baudelairien, à trop regarder en face les yeux terribles de la méduse, horrible Gorgone. Nous serions coupés de la vie, qui est devoir « d’aimer », disait Camus. Tel est notre destin tragiquement paradoxal ; nous n’avons pas d’autre choix que de prendre le risque d’aimer et donc de souffrir : « Plus nous aimons plus nous souffrons », rappelle le psychanalyste Nasio ; et pourtant, l’autre, dans un instant, un mois, des années, peut mourir, ou se séparer de nous, nous confrontant alors à une « petite mort » qui fait entrer en douleur, vivre le manque viscéral, l’affliction.
Dans les cas de « deuils ordinaires », avec lesquels nous avons tôt ou tard tous rendez-vous, il est question de modifier ce lien tissé avec le disparu. Tout un processus évolutif, avec ces étapes qui mènent à ressusciter, à renaître, se met en branle. Nous ne sommes malheureusement pas tous égaux devant le deuil, même si « la mort nous rend tous égaux », disait Mme de Sévigné. De l’état de choc à l’acceptation profonde qui permet à éros de triompher de Thanatos, les marches de l’escalier à gravir sont nombreuses. Il arrive que certains chutent en route, que les choses se grippent, se rouillent, se figent. C’est alors qu’Orphée, qui a montré trop d’impatience à vouloir regarder son aimée Eurydice, est condamné à errer parmi les bêtes, dans des forêts obscures, sans jamais se remettre en vie, en amour, en mouvement. Ce sont alors des deuils retardés, ajournés, prolongés, éternels. Certains font caisse de résonance, quand une disparition de « jadis et naguère », une blessure ancienne n’a pas été dépassée. Pire, certaines pertes font basculer, au point qu’il est question de deuils maladifs. « La vie s’est arrêtée à Eboli », pourrait-on dire. Les cendres de l’éruption du Vésuve figent à jamais les vies des habitants de Pompéi, corps arrêtés dans leur mouvement, comme sculptés par un invisible artiste.
Engageons-nous donc à comprendre ce que « faire son deuil veut dire », à réfléchir aussi à tous les visages que la perte peut prendre. Tentons de voir comment, par le tunnel des temps obligés de cette épreuve à vivre, nous pouvons rester debout, en ayant réussi à mettre à une autre place ces êtres, ces projets, ces idéaux que la vie nous a arrachés, un jour, d’un coup de patte.
Entrer en deuil : comment approcher cette épreuve humaine ?
Du côté de la métamorphose intérieure...
Vivre un deuil reviendrait à nous placer du côté de la métamorphose, c’est-à-dire de la crise, au sens de changement. Ce serait, paradoxalement, parce que nous apprenons, par la force des choses, à perdre, que nous pouvons continuer à grandir, à gagner en maturité psychique, à tout âge de la vie. Ce trajet, qui nous mène à l’assimilation de la disparition d’un être, d’un projet, d’un travail, d’un idéal, est jalonné d’étapes : chacun va les traverser avec ce qu’il est, à un temps T de son histoire singulière. Autrement dit, si ce travail qu’est le cheminement vers l’acceptation passe par des phases, un peu comme on traverserait plusieurs villes, lors d’un voyage, avant d’arriver à destination, il est à la mesure de l’histoire passée de chaque individu. Le deuil ressemblerait à un couloir sombre qu’il faudrait traverser, ce serait comme un sas, un « entre deux mondes », où l’on passerait, nécessairement, quand la vie confronte à la disparition. Il est une épreuve qui vient nous donner rendez-vous avec nous-mêmes. Rappelons l’étymologie latine du mot « deuil » : « dolere » qui signifie « souffrir ». Nous sommes ainsi renvoyés à notre propre destin, qui est d’avoir à endurer la disparition d’un autre : y faire face, ne pas y sombrer, se relever.
Mourir et voir mourir, ce n’est pas à la mode...
Cette épreuve est d’autant moins évidente à vivre, aujourd’hui, nous le verrons, du fait de la modification des rituels d’obsèques, de la médicalisation de la mort. De plus, la tendance va, en Occident, à l’éliminer comme une chose qui fâche. Nous nous divertissons, au sens de Pascal, de cette réalité, c’est-à-dire que tout est fait pour nous en détourner. Au fond, il s’agit de poser un masque, un pansement, de ne pas affronter, comme nous y convie Ronsard dans ses Derniers vers, la réalité en face. La peur d’être renvoyé à sa propre mort, car c’est ce qui mord l’estomac, n’est alors pas conscientisée. Preuve en est cette volonté de vouloir rester jeune à tout prix : ce sont des pépites d’or pour ceux qui l’exploitent. Chirurgie esthétique comme panacée, vertige des créatures virtuelles, nouvelles déesses, après la mort déclarée de Dieu, après le « crépuscule des idoles », tentation du clonage... On pense au roman La Possibilité d’une île de Houellebecq, ou autres expériences d’apprentis sorciers à la Frankenstein. Pensons aussi à tous ces mots en forme d’euphémismes qui évitent d’appeler un chat un chat ; la société ne veut pas exposer sur le devant de la scène ce qui fait monter l’angoisse : les personnes âgées sont devenues, par la magie des mots qui contournent l’obstacle, le troisième âge, les grands vieillards, le quatrième âge. Courage, fuyons, donc. échappons, échappons, d’autant plus que le monde globalisé où tout va vite, où chacun zappe, court pour être économiquement rentable, n’a pas de temps à consacrer à la mort, à ses morts. Il faut que cela aille vite, et cela compromet fortement le travail du deuil pour celui qui doit le vivre. Cela arrange tout le monde, d’être dans le déni, et de fuir, avec les moyens sophistiqués enfantés par la société de la haute technologie. Pourtant, malgré toutes ces possibilités de s’illusionner, la mort, ce squelette qui court dans la campagne, tenant ferme sa faux entre ses doigts durs, nous rattrape. Les vanités, ces tableaux où une grenade entamée et un sablier évoquent le caractère éphémère de l’existence humaine, nous rappellent que le temps nous est compté. Un jour, quelqu’un meurt, dans notre entourage immédiat. C’est alors une fracture, un monde qui s’ouvre en deux. Ce que nous avions passé des années à éviter, par le divertissement pascalien, occupations diverses, affaires, travail, amour, loisir, politique ou guerre, remonte en pleine lumière. Thanatos terrasse le soleil artificiel de nos courses folles, tous azimuts, pour nous placer face à l’évidence : les aiguilles, sur la grande horloge, ont tourné. Voici venue l’heure de la confrontation avec la douleur. Quelqu’un se décroche de vous, il rend son dernier souffle...
Yvonne Poncet-Bonissol
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