Dépendance naturelle et immaturité dépendante



Comment savoir où aller, si on ne sait pas d’où l’on vient ?*

À l’origine, l’étymologie du mot « dépendre » signifiait « être suspendu à », au sens physique et concret du terme. On va retrouver ce sens premier dans la dimension psychologique et psychoaffective que nous allons étudier ici. Ne dit‐on pas d’une personne qu’elle est « pendue aux basques » de quelqu’un d’autre ?

Dans un sens psychologique, « dépendre » et sur‐ tout « dépendance » sont issus de l’ancien français « prendre de ». Ce sens illustre la dépendance affective dont nous allons parler, puisqu’il montre qu’il s’agit de prendre inconsciemment quelque chose à quelqu’un. La dépendance se joue donc toujours à deux : que l’autre soit une personne, une substance (tabac, alcool, nourriture...) ou même une excitation : jeux, achats, conduites à risques, etc.

Tout commence dans la dépendance
Une dépendance naturelle
Nous sommes des humains qui vivons en famille, en société et, ne pouvant subvenir à nos besoins primordiaux à la naissance, nous avons besoin de quelqu’un, au moins une mère ou son substitut, pour nous développer physiquement et psychiquement. Cette dépendance ordinaire s’installe du fait de l’immaturité du bébé humain qui naît vulnérable et le reste jusqu’à un âge très avancé, ce qui est exceptionnel pour un mammifère.

Cet âge de la maturité peut varier selon les cultures et les environnements : enfants soldats en Afrique ou enfants ouvriers dans les pays d’Asie, tandis qu’en Occident, au même âge, les enfants sont encore à l’école primaire.

Donald Woods Winnicott, le fameux pédopsychiatre anglais, disait très sérieusement : « Il n’existe pas de bébé sans mère », pour décrire la situation de dépendance absolue du bébé envers sa mère, ou envers une personne maternante et maternelle. Cette situation de dépendance naturelle est le socle sur lequel se construisent notre lien affectif et notre socialisation. Au cours de notre croissance psychique, nous passerons de cet état de dépendance à l’attention, l’intérêt et les sentiments vis‐à‐vis des autres, dans nos relations, et ce, tout au long de notre vie. C’est la mise en place d’une capacité de reconnaissance de l’altérité de l’autre.

Il s’agit donc ici d’une dépendance ordinaire, banale, « normale » pourrait‐on dire. En grandissant, l’enfant va se détacher de ses liens familiaux pour, devenant adulte, créer ses propres relations, au‐delà de sa famille. Souvent, il gardera une attache affective avec sa famille d’origine, qui sera plus distendue et, surtout, moins nécessaire en termes de survie psychoaffective.

Les formes de dépendance positives
Le développement psychique et affectif de l’enfant est donc basé sur le bienfait de la dépendance qui s’instaure avec ses parents, dont la figure de proue est la plupart du temps la mère, qui l’a porté et mis au monde. De ce duo de dépendance réciproque naîtra sa confiance en lui, acquise progressivement à partir de cet état de relation vivante. De même, à partir de ce duo, la mère et la famille vont apprendre à connaître l’enfant, ses capacités comme ses besoins et pourront mettre en place une confiance progressive, qui s’instal‐ lera au fur et à mesure qu’il évoluera vers la maturité. On voit donc que toute la démarche de relation affective (qui englobe l’attitude éducative vis‐à‐vis des jeunes enfants) tend à partager avec eux, et progressivement, la confiance dont ils auront besoin. Mais pour que leur enfant devienne de plus en plus autonome et puisse enfin prendre son envol du nid familial, il faudra également que les parents assument de faire confiance... à la confiance qu’ils lui ont don‐ née, et acceptent de le laisser partir.
C’est cette confiance qui fera naître chez les enfants devenus adultes le désir de fonder leur propre histoire de famille, différente de celles de leurs parents, mais dans la continuité de la chaîne humaine. C’est cette même confiance qui fera naître dans le même temps, chez les parents voyant leurs enfants quitter le nid, une forme de joie et de reconnaissance du rôle qu’ils ont joué dans cette acquisition.

Les formes de dépendance problématiques
Lorsque cette confiance n’a pas pu être suffisamment acquise, on verra que les comportements de dépendance qui s’installent à l’âge adulte trouvent bien souvent leur origine dans l’enfance.

Tout se passe alors comme si la dépendance constructive, qui ne s’était pas suffisamment exprimée cherchait, à l’âge adulte, à s’activer vis‐à‐vis de quelqu’un ou de quelque chose. De ces personnes, on dira qu’elles sont infantiles, immatures, et c’est une vraie critique qui leur est faite. Pourtant, en instaurant une position de dépendance à l’autre, elles nous disent clairement qu’elles n’ont pas les outils pour faire autrement. Nous devrons alors considérer cet état avec bienveillance, pour les accompagner dans leur maturation en devenir.

En résumé, on pourrait dire que dans les formes problématiques de dépendance qui nous intéressent, les forces innées de lien dont nous sommes équipés dès notre venue au monde ne parviennent pas à s’allier dynamiquement aux forces de différenciation, qui, elles aussi, nous sont innées. Parce que l’enfance et l’adolescence sont moins concernées par les formes problématiques de dépendance, à cause de l’immaturité psychoaffective constitutive de ces âges, nous parlerons surtout d’adultes.

La dépendance, lorsqu’elle est problématique, s’orgnise dans la vie relationnelle autour d’un besoin qui prend le pouvoir sur le sentiment, qui, alors, n’est plus le moteur affectif de la relation. Nous avons qualifié cette dépendance de problématique parce qu’elle n’est plus d’actualité à l’âge adulte. On peut donc la décrire comme une pathologie de la relation : on la considère comme une déviance de la gratuité du sentiment. Il n’y a plus d’échange, mais des stratégies inconscientes de troc.

En effet, comment comprendre, par exemple, que deux personnes ne résistent pas au besoin – on ne peut plus parler de plaisir – de communiquer par téléphones portables interposés plusieurs fois par jour, pour se dire « ce que je vois, ce que je mange », « ce que je pense, ce que je ne veux pas oublier de te dire. », etc. On ne peut pas parler de partage, mais d’arrosage d’informations en temps réel, comme sur les chaînes en continu. Tout se passe alors comme si la présence de l’autre n’était pas suffisamment ancrée en soi et qu’une puissante angoisse exigeait de vérifier sa permanence et sa disponibilité. Notons que ces comportements ne peuvent fonctionner qu’à la condition que les deux partenaires de l’échange soient dans la même tension d’attente l’un vis‐à‐vis de l’autre. La dépendance devient alors persécutrice quand l’attente du besoin n’est pas comblée. La liberté de dire oui ou non n’a en effet pas sa place dans la relation de dépendance, quelle que soit la fonction occupée dans le tandem, fonction dominante ou position de dominé.

Une maturation à poursuivre
Dès lors, on peut faire la théorie de la dépendance, parce qu’elle exprime l’inachevé du développement psychologique. C’est la raison pour laquelle une réflexion sur cette relation de dépendance – qui peut‐ être nous habite – peut nous aider à nous situer par rapport à l’autre et à faire évoluer notre position intérieure, c’est‐à‐dire nous aider à grandir à partir de notre immaturité reconnue et acceptée, simplement. En effet, ce qui n’a pas pu se développer en nous pour des raisons qui nous dépassent, alors que nous sommes devenus adultes, peut être remis en chantier dans notre monde intérieur. Il ne s’agirait pas tant de simplement comprendre « pourquoi » nous sommes comme ci ou comme ça, mais bien plus de mettre en œuvre les forces de transformation inutilisées qui sont restées en jachère dans notre psyché profonde. On découvrira alors que la relation de dépendance est une relation en miroir, à soi‐même dans l’autre. L’image mythologique du serpent qui se mord la queue, l’Ouroboros, pourrait illustrer ce mouvement psychique :

« Je crois que je m’adresse à quelqu’un d’autre, en fait il ne s’agit que d’une part de moi que j’attribue inconsciemment à quelqu’un, autrement dit, que je projette dans l’autre ».

Dans ce schéma en miroir, l’autre est supposé incarner ma partie forte, celle qui saurait résoudre tous les problèmes. Il peut aussi incarner ma partie sensible quand je ne sais qu’être dur... Cela permet à ma partie fragile, à mon immaturité inconsciente de recevoir les bénéfices dont elle a besoin : « on m’aime, on s’occupe de moi, j’existe inconditionnellement pour quelqu’un... ».

La dépendance affective inscrit donc la relation dans un rapport de complémentarité qui n’est pas gratuit, comme l’échange de sentiments peut l’être. Il y a du besoin, de l’attente, bref, du pouvoir qui marque toujours plus ou moins discrètement le rapport de dépendance.

On reconnaît là exactement les attentes du bébé, qui a besoin d’une présence maternelle inconditionnelle pour ne pas tomber dans un désespoir sans fond, qu’on appelle « marasme » en psychopathologie du nourrisson. Mais quand on est bébé, il est légitime de prendre le pouvoir sur sa mère pour qu’elle s’occupe de soi !

La dépendance problématique peut également s’inscrire en creux, au contraire de la complémentarité décrite ici. À ce sujet, on évoquera la dépendance à la non‐dépendance, chez des personnes qui craignent tellement d’établir un lien qui les emprisonnerait ou les ferait souffrir, qu’elles sont capables de vivre sans l’autre, dans un détachement et une solitude supposés choisis. Cette phobie de la dépendance met mal‐ gré elles ces personnes dans un lien fantasmatique à l’autre qui se représenterait majoritairement par son versant négatif, hostile, prédateur ou persécuteur, sans que puissent être suffisamment fantasmées la beauté et la bonté d’une relation à un autre.

Notre étude va donc concerner l’observation, la description et l’analyse des schémas, ces patterns* de comportement, enracinés dans notre inconscient qui dessinent l’impossible séparation/différenciation d’avec celui ou celle qui est investi comme porte‐ parole de la sécurité qui me manque, et donc comme porteur de ma confiance.

 

Brigitte Allain-Dupré

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