Art d'être communicant - Avec les autres et soi même

 Vous pouvez lever les yeux de votre lecture et regarder autour de vous : vous percevez alors le décor qui vous entoure. Celui-ci cons- titue un « paysage » que vous pouvez regarder et vous avez la sensation de voir la réalité. Cette perception est notre « paysage extérieur ».

Vous pouvez lever les yeux de votre lecture et regarder autour de vous : vous percevez alors le décor qui vous entoure. Celui-ci constitue un « paysage » que vous pouvez regarder et vous avez la sensation de voir la réalité. Cette perception est notre « paysage extérieur ».

Bien sûr, lorsque nous regardons autour de nous, nous voyons effectivement quelque chose. Mais quand nous croyons que ce que nous voyons est le paysage qui est réellement autour de nous, nous avons un peu tort. Nous pouvons nous poser la question de savoir si ce que nous voyons peut être nommé « réalité » (pareillement à René 6 Descartes s’interrogeant sur la réalité de son corps ). Ce paysage que je vois est-il réellement celui qui est autour de moi ? En fait, oui et non. Et peut-être même plutôt non que oui.

L'objectivité
Il n'existe pas de monde objectif au sens donné habituellement à « objectif » : objectif s'oppose à subjectif. Le premier est le réel, l'autre est déformé par l'interprétation. Mais qu'est-ce que le monde réel ?

La réalité extérieure ne peut vraiment être perçue, car nous ne voyons que ce que nous en faisons en nous. Nous ne pouvons voir que « dedans » et jamais « dehors ». Concernant le mot « objectif », no- tons que l'objectif, en photo, est ce par quoi on voit. Le monde objectif est alors non pas ce que nous voyons, mais ce par quoi nous voyons.

Par cet « objectif » nous voyons la « réalité »... la réalité intérieure. Le monde extérieur nous sert d'objectif pour mieux voir à l'intérieur de nous-mêmes !

Nous pouvons même remarquer que, lorsque dans la vie nous avons des objectifs, cela change notre vision du monde. Poursuivre un objectif nous conduit à percevoir la vie à travers un filtre particulier. Celui dont l'objectif est important, ne voit plus la vie qu'à travers ce but. Il ne s'agit pas ici de jouer sur les mots, mais de découvrir que la 7 différence de sens des homographes « objectif » est non seulement cohérente, mais aussi nous renseigne sur la nature de la réalité.

Afin de comprendre pourquoi nous ne pouvons voir qu'un monde intérieur et relatif, nous devons bien cerner le mécanisme de la perception. C'est à travers nos perceptions que nous constituons notre « paysage intérieur » grâce aux informations venant de notre environnement.

Ayant tout de même besoin de l'environnement extérieur pour se produire, nos perceptions s'élaborent cependant avec les éléments déjà contenus dans le paysage intérieur. Plus le paysage intérieur est riche, plus les perceptions sont nuancées, et plus il y a de perceptions nuancées... plus le paysage intérieur s'enrichit.

Passer un peu de temps sur cette explication est important, car cela va permettre de comprendre les difficultés de communication que nous rencontrons, alors que nous savons pourtant communiquer.

Cela révélera aussi pourquoi la relation (décrite au chapitre précédent) produit des distorsions qui peuvent être compensées par la communication. Cela apportera également des réponses essentielles sur les causes de la non-communication, malheureusement si fréquente.

Mécanisme de la perception
Lorsque nous regardons un objet, nous croyons le voir réelle- ment. En fait, il n'en est rien. Si vous regardez une voiture, vous ne la voyez pas : vous ne voyez que son image et c'est la seule chose dont vous pouvez être sûr. Ce n'est pas la voiture qui pénètre vos yeux (heureusement pour vous !), mais seulement son image.
Quand on regarde quelque chose, ce quelque chose émet ou ré- fléchit de la lumière, et notre cristallin (l'objectif) recevant cette lumière l'ajuste sur la rétine (le récepteur) pour y concrétiser une image. Cette image n'est pas du tout l'objet de départ. Vous avez déjà entendu dire « la carte n’est pas le territoire ». Vous connaissez sans doute aussi cette peinture de René Magritte représentant une pipe et où il est inscrit « ceci n’est pas une pipe ».

Rien ne prouve même que cette image reflète la réalité, bien que nous l'ayons effectivement au fond de notre œil. Cela pourrait être un mirage : le rayon lumineux dévié par un phénomène de diffraction nous fait croire que l'image vient d'un endroit alors qu'elle provient d'un autre. C’est, par exemple, le cas d’un caillou au fond de l'eau que l'on voit décalé et plus gros qu'il n'est, ou de la paille dans un verre qui semble brisée alors qu'elle est droite (figure 28 et 29 p.241 et 242). Ainsi, vous comprenez aisément que l'image ne corresponde pas for- cément à la réalité et que déjà, à ce stade, l'adage « Il faut le voir pour le croire » n'est plus une référence.

Mais ce n'est pas tout. Ce serait trop simple ! Qu'il s'agisse d'un mirage ou pas, à partir de cette image notre rétine produit des influx nerveux qui vont propager, par le nerf optique, des informations codées jusqu'à notre cerveau et à notre mental. Là, grâce à l'expérience déjà contenue en mémoire, cette nouvelle perception sera comparée et interprétée de façon aussi cohérente que possible.
Si on imaginait un hypothétique instant zéro où le paysage intérieur est encore vierge, la première information reçue n'aurait alors aucun sens. La multiplicité des informations suivantes, et les liens qui s'établissent entre elles, par la cohérence des différents canaux sensoriels, feraient que la signification prendrait progressivement naissance. Il n'est ni démontré ni probable qu'il y ait un tel instant d'information zéro. Par contre, au « début » (mais où est le début ?) l'information a, au minimum, été moins riche.

Ainsi, le mental va-t-il construire une nouvelle image qui va s'ajouter à notre paysage intérieur. Celle-ci, fabriquée à partir des éléments déjà contenus dans notre histoire ou nos expériences antérieures, est une image personnelle dont la finesse sera d'autant plus nuancée que nos vécus auront été riches.

Aucun autre individu ne peut avoir exactement la même image que soi, car son histoire est différente de la nôtre. D'autres peuvent avoir des images similaires, mais elles seront toujours différentes. Cela signifie que chacun de nous a un paysage intérieur qui lui est propre et qu'un même environnement ne sera pas perçu de la même façon par tout le monde.

C'est justement cette différence qui justifie la communication. Si nous avions tous le même paysage intérieur, il ne servirait à rien de communiquer. Voici aussi notre difficulté: c'est parce que nous croyons avoir le même paysage que nous ne communiquons pas !

En réalité, même très utile, l'image est peu de chose. Elle est si peu de chose que certains aveugles de naissance pouvant bénéficier des progrès techniques de la chirurgie ont, dans certains cas, trouvé (et non pas retrouvé) la vue. Quand ils ont vu pour la première fois, on aurait pu croire que c'était merveilleux. Eh bien, pas tout à fait ! Car ils ne comprenaient pas ce qu'ils voyaient ! Ils étaient obligés de toucher ou entendre pour identifier ces images visuelles, pour eux dé- pourvues de sens, parce que dépourvues de références. On rencontre quelque chose de similaire avec des sourds de naissance qui, paradoxalement, souffrent quand on leur permet chirurgicalement d'en- tendre (il ne faut pas confondre ces cas avec ceux où la perte du sens est survenue plus tard).

Pour comprendre que nous ne voyons pas la même chose face à un même objet, vous pouvez encore considérer le cas d'un expert examinant un tableau. II n'aura pas la même perception qu'un profane. La finesse de sa vision s'est forgée avec l'expérience. Il n'en a pas for- cément pour autant développé une perception poétique et sa vision sera également différente de celle d'un artiste. Un autre cas d'expert est celui d'un connaisseur de chevaux qui, là où nous voyons un merveilleux pur-sang, percevra immédiatement un animal sans performances. Nous pourrions multiplier les exemples dans tous les domaines : médecine, architecture, poésie, littérature, maçonnerie, mécanique, habillement, agriculture, sport...
Vous avez sans doute également constaté que lorsque vous retournez sur un lieu que vous avez connu autrefois, indépendamment des changements réels qui se sont produits, vous ne reconnaissez pas vraiment ce lieu. Ou, plus simplement, lorsque vous partez en vacances et que vous rentrez chez vous après une longue absence, pendant un moment, vous trouvez votre logement un peu « différent ». Ce n'est pas lui qui a changé, mais seulement le regard que vous portez dessus.

Ce regard neuf est même exploité dans le milieu professionnel où on demande à quelqu'un d'étranger au service de dire ce qu'il voit car, plongé dans le bain des habitudes, certains détails nous échappent.

Nous ne voyons donc pas tous la même chose. La richesse et la nature de la perception dépendent de nos acquis antérieurs (et de ce qu'on en a fait).

Comportement face à la différence
Nous tenons là une des causes majeures des difficultés de communication: la croyance en un paysage commun. C'est une croyance très répandue. Nous sommes tous d'accord (intellectuelle- ment) pour dire qu'il existe des avis différents, que les goûts et les couleurs ne se discutent pas... apparemment, nous en avons conscience ! Mais ce n'est qu'une apparence. Si nous le savons, ce n'est qu'intellectuel.

Prenons un exemple : vous allez au cinéma avec un ami. Je dis « un ami » afin d'éviter toute distorsion que provoquerait la cohabitation avec quelqu'un que vous n'appréciez pas. Ce film, vous, vous le trouvez sublime, extraordinaire et venez de passer un moment mémorable. Alors, en sortant, vous, vous êtes joyeux et votre ami vous dit, avant que vous n'ayez prononcé quoi que ce soit : « C'était vraiment nul ! » (car lui, à votre insu, ne l'a pas du tout aimé et ne sait pas encore ce que vous en pensez).

Alors que vous avez été ravi par ce « chef-d'œuvre », que faites-vous ? Que dites-vous quand il vous lance : « C'était vraiment nul ! » ?
La tentation est grande de vous exclamer : « Comment ! Tu n'as pas aimé ? » Tout cela prononcé avec ce qu'il convient d'indignation afin de bien lui faire remarquer que ce qu'il dit est vraiment éloigné de la « réalité ». Voilà un bon exemple de miracle du non-verbal, aidant à faire comprendre ce qu'on n'ose pas dire : « Tu es complète- ment idiot de ne pas avoir aimé ! ».

Dans ce cas, il est clair que vous n'accueillez pas la différence. La plupart du temps, il est même habituel d'essayer de le convaincre : « Tu n'as pas aimé ? Mais enfin, c'était fabuleux ? Tu n'as pas remarqué le jeu de cet acteur, le sens de cette histoire ? » Sous-entendu : « Mais tu ne vois donc rien ! » Et l'autre, l'ami, insiste (car il n'ac- cueille pas non plus votre avis) : « Comment ! Tu as aimé un truc pareil ? ». Lui aussi met ce qu'il faut de non-verbal pour bien vous faire sentir que votre opinion est inacceptable pour quelqu'un de sensé.

Alors, vous allez peut-être penser : « Mais enfin, c'est un ami. Il va bien finir par comprendre. Je vais lui expliquer ! Je ne vais pas le laisser passer à côté de quelque chose d'aussi extraordinaire. Il ne doit pas mourir idiot, et il faut que je lui montre ce qu'il n'a pas compris ». Et comme vous aimez beaucoup cet ami, vous entreprenez (pour son « bien ») de lui faire apprécier votre point de vue. À partir de là, la situation devient un peu conflictuelle car il ne se laisse pas faire. Vous partez donc en « croisade » idéologique, l'un contre l'autre.

En réalité, quand nous regardons bien, cela ressemble à une civilisation (se croyant) développée essayant d'amener dans « le juste chemin » un peuple (qu'elle estime) primitif. Or, aujourd'hui, certains ethnologues remettent en cause la notion de peuples primitifs, préférant parler de civilisations différentes.

Pourtant, lorsque dans notre quotidien nous rencontrons des gens avec des points de vue différents, notre premier réflexe est de les convaincre, comme s'ils étaient « primitifs ». Pour cela, il n'est pas nécessaire qu’ils soient des étrangers. Il se passe la même chose avec un ami, un parent, un enfant ou un conjoint quand, par exemple, les avis divergent sur une heure de repas, un programme de télévision, une sortie, l'importance de faire ses devoirs, le choix d'un spectacle, le désir d'acheter un objet, le programme d'une journée...

La difficulté à accueillir la différence ne concerne pas que le racisme. Dans le racisme, nous trouvons l'excuse que « l'autre » n'a pas la même culture, la même couleur de peau, la même religion, etc. Mais tout cela n'est qu'alibi ! Ces alibis visent à occulter notre difficulté face à la différence. La situation n’est pas forcément meilleure, même avec nos proches. Le racisme n'est, malheureusement, que la caricature d'un comportement plus profond qui nous habite et qui nous ronge discrètement dans de multiples situations quotidiennes... même amicales ou familiales.

Évidemment, nous retrouvons tout cela sur le plan professionnel, quand il s'agit de donner un avis différent sur l'organisation, sur un protocole de fabrication, sur le comportement de la hiérarchie ou celui d'un collègue, d'une équipe, etc. Quand la hiérarchie organise des réunions pour y remédier, il est bien rare que la différence soit partagée dans la sérénité et qu'elle aboutisse spontanément à un accueil réciproque (à la « ré-union »).

Parfois, c'est apparemment réussi mais, là encore, il convient de différencier communication et manipulation.

Communication et manipulation
Certaines fluidités apparentes en surface sont parfois meurtrières en profondeur. La manipulation ressemble beaucoup à la communication. Mais, malgré cette ressemblance, il s'agit exactement du contraire. Comment des choses contraires peuvent-elles autant se res- sembler ? Elles se ressemblent car leur différence est surtout dans le non-verbal. Dans les mots, c'est très proche, mais dans le non-verbal quelque chose de sournois est véhiculé. Même quand le manipulateur maîtrise en partie le non-verbal, la manipulation « transpire » de toute façon... car on ne peut tout maîtriser. La communication c'est l'accueil, alors que la manipulation c'est la destruction sournoise. La manipulation est un peu comme une bombe à neutrons, elle laisse le matériel intact (ça fait propre) mais détruit la vie à l'intérieur. La différence est perceptible au moins dans le non-verbal. Même quand on ne s'en aperçoit pas tout de suite, on sent bien, après l'entretien, qu'il y a quelque chose qui cloche. On y ressent une sorte d'anéantissement indéfinissable.

La manipulation peut être voulue et il existe même des formations permettant de se perfectionner dans cet « art » ! J’ai déjà vu un thème de formation s’ intituler « Mieux communiquer pour con- vaincre »... qui indique ainsi clairement qu’il ne s’agit aucunement de communication, mais seulement de manipulation. Nous trouverons aussi la manipulation instinctive où, pour le « bien » de notre interlocuteur, nous sommes poussés à le ficeler gentiment dans une argumentation apparemment bienveillante. Du fait que certains enseignements intitulés « Communication » ne sont en fait qu'une étude de la manipulation, cela a conduit quelques personnes à devenir méfiantes à l'égard de la communication. Cette méfiance est pleinement justifiée tant qu'on ne fait pas la distinction entre communiquer et manipuler.

Celui qui sait communiquer, peut-il manipuler ? Oui, mais ça ne produit que ce que provoque la manipulation : des résultats éphémères dans lesquels, à long terme, les deux parties seront perdantes. Il ne faut pas s'y tromper : même quand il y a un vainqueur et un vaincu, il y a toujours deux perdants.

En fait, il n'existe que deux possibilités si nous raisonnons à long terme : deux gagnants ou deux perdants.
Par exemple, si quelqu'un a la mauvaise idée de me traiter d'imbécile, je peux avoir assez de force de persuasion pour le convaincre qu'il a tort. Dans ce cas, je serai perdant car je ne saurai jamais pourquoi (de son point de vue) on peut être conduit à penser que je suis un imbécile. L'autre sera perdant lui aussi, car il devra abandonner son point de vue pour le remplacer par le mien. De plus, anéanti dans sa croyance, c'est lui qui se sentira idiot et deviendra « rien » en tant qu'individualité. Donc, en voulant le convaincre, je perds même l'existence de mon interlocuteur et je me retrouve seul !
Si c'était lui qui m'avait convaincu, nous nous serions trouvés devant la situation inverse, mais toujours avec deux perdants.
La réalité est que l'autre a raison (de son point de vue) et moi aussi (du mien) : nous avons tous deux raisons en même temps, bien que nous ayons des avis opposés. La démarche ne consiste pas à prou- ver quoi que ce soit, mais seulement à élargir notre champ de connaissances en partageant nos différences d'information.
Je dois pouvoir concevoir que, du point de vue qui est le sien, je suis réellement perçu comme un imbécile à cause de raisons que je ne connais pas, de la même façon que du mien je ne me sens pas en être un pour des raisons que lui ignore. Si nous sommes communicants, lorsque nous aurons réciproquement accueilli nos différences d'information, nous aurons un point de vue nouveau qui n'invalidera pas l'ancien. L'ancienne opinion restera vraie par rapport à l'ancienne référence, mais les nouveaux éléments conduiront chacun à voir plus large et plus riche.
Pareillement, les lois de la gravitation découvertes par Newton ne sont pas devenues fausses quand Einstein a découvert la relativité, il y a juste eu extension de la « vérité » à un champ plus vaste, mais pas destruction des lois passées. Même si, à la vitesse de la lumière, les lois de Newton sont fausses (là il faut la relativité), aux vitesses habituelles elles restent une approximation satisfaisante.

En communiquant, ne détruisant ni mon avis ni celui de l'autre, il n'y a pas d’anéantissement... mais une croissance réciproque.
En entreprise, dans le management d'une équipe, un cadre ou un directeur peuvent être tentés d'utiliser le pouvoir pour obtenir ce qu'ils veulent. Si leur pouvoir est assez fort, l'autre se soumet. Alors, il s'anéantit et cesse d'être une individualité sur laquelle ils pouvaient compter comme partenaire (démotivé, anesthésié, il travaillera sans 8 implication). Tout le monde sera perdant .

Au contraire, en communiquant ils auraient évité beaucoup de stress et maintenu la motivation de chacun tout en bénéficiant d'un champ d'informations réciproques aussi vaste que possible, permettant des décisions et des actions optimales.

L'entreprise a, elle aussi, particulièrement besoin de communication. Malheureusement, elle a souvent confondu communication avec manipulation, ce qui lui a causé beaucoup de tort. Vainqueur/vaincu donne deux perdants. Certaines entreprises en font l'amère découverte après avoir dépensé des fortunes dans des plans de communication qui n'étaient, en fait, que des plans de manipulation.

Pourtant, de telles personnes, pragmatiques et intelligentes, formées à ces techniques, n'auraient pas dû se « faire avoir » aussi naïvement. Comment se fait-il qu'à l'ère de la communication on puisse encore tomber dans des pièges aussi grossiers ?

Bien que l'état communicant soit certainement notre état nat rel, nous avons accumulé tant de confusions (culturellement entretenues) à ce sujet qu'il est difficile de s'y retrouver.

On ne peut reprocher à personne de s'y égarer. Cependant, cela n'empêche pas que les conséquences soient parfois graves. Gérer les problèmes de la différence en détruisant cette différence par l'anéantissement de l'un des deux est un comportement répandu depuis les situations les plus anodines (comme dans l'exemple de la sortie au cinéma cité plus haut) jusqu'aux situations les plus graves concernant la gestion d'une entreprise ou d'un pays. Pire encore : l'antisémitisme pendant la dernière guerre mondiale en est un aspect particulièrement monstrueux. D'autres types de génocides n'ont malheureusement rien à lui envier.

L'importance des conséquences est donc extrêmement variée, mais le principe reste le même et perturbe beaucoup la vie en société.

Pourquoi ce comportement ?
Pourquoi cette tendance à combattre la différence ? Certes, nous sommes à une époque moins raciste, où des différences de culture sont mieux envisagées (malheureusement pas dans tous les pays). Nous avons énormément progressé dans ce sens, même s'il reste encore beaucoup à faire. Pourtant, dans le quotidien, même avec nos proches, nous vivons de nombreuses situations sans accueillir la différence.

Au début de ce chapitre, j'ai parlé de notre paysage intérieur. Nous avons chacun le nôtre. Nous ne voyons le monde qui nous entoure qu’à travers lui, et ce que nous voyons, nous sommes seuls à le voir ! C'est cette solitude (et la peur qu'on en a) qui est le moteur de nos difficultés. Seuls... Dans notre paysage intérieur, nous sommes seuls.

Pour ne pas rester seuls, nous sommes prêts à tout, entre autres à imaginer que nous avons la même perception d'un monde extérieur absolu auquel nous pouvons faire référence en commun. C'est pour- quoi la croyance en un paysage commun est si répandue et source d'autant de malentendus. Ce n'est pas parce que nous sommes stupides, c'est parce que nous ne voulons pas être seuls.

Cependant, maintenir cette illusion est très coûteux : pour avoir le même paysage intérieur je dois, soit amener l'autre à renoncer au sien afin qu'il adopte le mien, soit (si je suis non pas plus généreux mais seulement moins habile) renoncer au mien pour adopter le sien.

Ainsi nous devenons « égaux », mais nous avons perdu cette individualité qui fait notre richesse. Autrement dit, nous croyons ne plus être seuls mais, ayant perdu la différence, nous ne sommes pas deux pour autant. Nous sommes devenus « non différents »... nous pourrions dire « indifférents » car nous ne tenons plus compte de l'autre ou de soi dans sa spécificité.

En réalité, ici nous payons cher pour finalement retourner à la case départ : nous sommes toujours seuls puisque, au mieux, un seul peut exister au détriment de l'autre.

Pour qu'il y ait rencontre, et pour rompre la solitude, il doit y avoir d'abord individualisation (ce mot prendra toute sa dimension dans le chapitre suivant puis dans la deuxième partie).

Pour rencontrer l'autre, nous devons d'abord passer par notre propre solitude, par notre propre différence et l'assumer, tout en pemettant à cet autre d'en faire autant, et même en l'aidant à y parvenir si cela lui est difficile.

L'idée de plonger dans cette solitude provoque nos hésitations. Un peu comme quelqu'un qui n'a jamais plongé dans l'eau depuis le bord de la piscine : ce n'est rien à faire, mais il hésite à se lancer, tout en sachant qu'il n'y a pas de danger et que la température de l'eau est délicieuse.

Ce passage dans le vide de la solitude (accepter la différence) afin de rencontrer l'autre, et ne plus être seul, ressemble aux contes, mythologies et religions qui évoquent souvent des traversées de désert en guise d'initiation. Comme ce désert nous fait peur, nous essayons vainement de le contourner en produisant des conséquences qui vont à l'opposé de notre attente. Ainsi, plus on empêche quelqu'un de s'individualiser, plus il aura tendance à devenir individualiste afin de s'extraire artificiellement du groupe qui l'étouffe. Alors, on aboutit encore à la solitude.

Pour réussir à se rencontrer, il est nécessaire que les gens individualisés forment une collectivité où les différences s'accueillent et s'intègrent pour contribuer à la richesse de tous. Nous parlerons là de 9
En revanche, un ensemble de gens non reconnus dans leur individualité constituera un groupe collectiviste tentant d'endiguer les excès des comportements individualistes... que pourtant il produit. D’un côté, la tendance naturelle d’un groupe sera de lutter contre l’individualisme par le collectivisme. De l’autre, nous aurons une tendance, toute aussi naturelle chez chacun, à lutter contre l’effacement collectiviste des êtres par une riposte individualiste. Ces deux attitudes ne sont performantes, ni pour l’existence de la collectivité, ni pour celle des individus.
Le collectivisme engendre l'individualisme (ou l'anesthésie).

L'individuation permet la naissance d'une collectivité.
Nous rencontrons rarement totalement l'un ou l'autre des deux types de fonctionnement qui conduisent dans un cas à une harmonie parfaite, et dans l'autre à une forme de totalitarisme. En général, il y a plutôt un mélange des deux genres avec des gens partiellement individualisés constituant une société partiellement harmonieuse et partiellement totalitaire.
Comme l’être humain n'est pas vraiment d'accord avec une attitude totalitariste, il aura tendance à un certain laxisme. Il s’agit alors plus d’une forme d'indifférence, que d’un accueil de la différence ! Si nous confondons individuation et individualisme, nous aboutissons à l'anarchie quand les règles disparaissent.
Prendre conscience que notre paysage intérieur est unique et que nous percevons le monde à travers lui, c'est découvrir que nous sommes seuls dans le monde que nous percevons.
 

À partir de cette individualisation (et individuation) qui fait de nous des individus à part entière, nous pouvons enfin nous rencontrer nous-mêmes puis, rencontrant les autres, sortir de la solitude.

 
Thierry Tournebise

 

Si cet extrait vous a intéressé,
vous pouvez en lire plus
en cliquant sur l'icône ci-dessous 

 Couverture de livre