La Galerie Maubert présente Insight Out, une exposition d’œuvres photographiques et vidéo d’Arnaud Lesage. Celle-ci s’articule sur différentes frontières, réelles et imaginaires, opérant un passage du monde extérieur vers une construction mentale. Ces séries photographiques ne découlent pas d’un projet qui leur préexiste, et n’ont pas davantage vocation à se voir achevées. Elles ne se limitent ni à un sujet, ni à un territoire, ni à une temporalité déterminés. Au contraire, elles laissent place à tous les possibles en s’inscrivant dans un processus créatif perpétuel, dans une démarche singulière scindée en deux phases complémentaires : la collecte de vues sur le terrain, et le travail d’élaboration des œuvres en atelier.
Si le paysage est utilisé dans le travail d’Arnaud Lesage comme prétexte de la matière visible, c’est le voyage qui en permet l’acquisition des images, en se posant comme irremplaçable terrain d’exploration et de recherche photo- graphique. Mais ce qu’il importe à l’artiste de restituer se situe dans une autre dimension : celle du voyage mental qui s’amorce au retour, quand les photographies fraîchement réalisées au-dehors sont disséminées au sein des archives. À cette fin, l’atelier, l’intérieur, se pose en laboratoire des productions, construites et structurées en séries, revisitant la collection des prises de vues. L’atelier devient ainsi un territoire neuf à explorer, un «continent-archive», le véritable lieu d’un cheminement artistique d’où émergent des œuvres. À titre d’exemple, plusieurs semaines de re- cherches de confrontations des visuels sont nécessaires à l’élaboration de quelques assemblages de la série Anatopées, à partir de plus de 10 000 enregistrements d’une simple forme verticale. Dans le cas de cette série comme dans les autres, les images, bien que lisibles de façon autonome, deviennent les éléments d’un mécanisme combi- natoire qui les supplante. Par le processus d’association, elles proposent un sens de lecture dont elles ne sont pas intrinsèquement dépositaires. Les œuvres se construisent ainsi autour d’une stratégie de juxtapositions, de dédoublements et de répétitions, un entrelacement des images qui élabore une écriture de l’intervalle en photographie.
En dépit de l’immédiate simplicité formelle et frontale que délivrent les œuvres d’Arnaud Lesage, celles-ci déploient donc, au sein de l’image, un système complexe de traversées des frontières, qu’elles soient géographiques ou qu’elles relèvent de territoires iconographiques ou symboliques. Fonctionnant elle-même selon un processus perméable, la mémoire y joue un rôle prépondérant, en s’imprégnant des archives, jusqu’à la prochaine naissance d’une image mentale, laquelle dessinera, intérieurement, un nouveau territoire fictif issu en tous points de territoires réels et vécus. À l’instar d’un mode opératoire où s’entremêlent voyage et atelier, correspondances plastiques et écarts géogra- phiques, images concrètes et images mentales, présence et mémoire, c’est dans un entre-deux permanent que l’ex- position offre au spectateur de s’installer. Insight Out, que l’on pourrait traduire par « vue intérieure extériorisée », correspond à cet état d’imbrication de notions en principe antagonistes, un état de réversibilité des perceptions.
Arnaud Lesage tient de la fréquentation de sa région d’ori- gine, et notamment des étendues de sables du littoral, le goût de s’approprier le paysage, en particulier lorsque l’hiver est venu en épurer les lignes. C’est ensuite par les voyages qu’il a affiné sa perception et son appétit du peu de choses, comme autant de manifestations impromptues d’abstraction géométrique, de minimalisme ou de land art, dont on retrouve la marque dans ses œuvres. L’itinéraire qu’il suit dans sa quête d’acquisition de traces, de formes, d’apparitions, est celui que lui suggère le terrain en temps réel, en toute sérendipité. C’est ainsi qu’il sillonne avec le même intérêt la campagne, le désert, les terrains vagues, ou les paysages les plus prisés du tourisme, quitte à aborder ces derniers d’un regard oblique. Quant à sa façon de voyager, elle s’apparente à celle d’un animal dépourvu de territoire, parfois sur une période de plusieurs mois, sur des distances importantes, en ne demeurant au même endroit que le temps d’en explorer le potentiel momentanément visible. De fait, il passe les nuits dans une voiture qu’il stoppe dans un recoin de l’horizon, le plus à l’écart possible des routes et de la civilisation, comme s’il fallait en passer par une table rasée de tout artifice et de toute culture pour mieux revenir plus tard à celle-ci. Quelques chiffres : jusqu’à 25 000 km et 15 frontières d’affilée ; à ce jour 30 pays d’Europe et 17 États d’Amérique parcourus, plus de 1001 nuits dehors, et jusqu’à 36 jours sans échanger de verbes.
Le nomadisme austère et sans confort qu’Arnaud Lesage a fait sien dans son usage du monde s’avère en vérité un luxe immense, car au-delà de la rugosité du réel se révèle une intarissable ressource visuelle qu’il peut aborder en privilégié. Cette immersion totale au dehors et à la solitude explique peut-être le penchant de sa photographie à recueil- lir, au sein du paysage qu’il perquisitionne, les alignements comme autant de constructions potentielles, ou les objets anthropomorphes comme autant de miroirs incertains. Outre les rencontres d’animaux et les passages de tempêtes, ce ne sont ainsi que d’illusoires refuges et des interlocuteurs muets qui ponctuent son cheminement. Cette quête chimérique du corps et de son lieu semble mener le paysage dans ses limites spécifiques lorsque, saisi dans ses béances ou ses protubérances, celui-ci se recompose en anomalie, excroissance de lui-même et de son genre caractéristique. À défaut de trouver l’issue à ses prisons internes, quitte à se tendre entre implosion et explosion, le paysage semble, en désignant dans chaque image un point de passage obturé, devenir le corps attitré de son lieu, et réciproquement l’habitat exclusif de son incarnation.
Galerie Maubert
20 rue Saint-Gilles 75003 Paris
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