L'épanouissement personnel par la mythologie

J’ai récemment parlé à un groupe à l’Esalen Institute de Californie. Ce groupe était majoritairement composé de femmes, qui étaient très intéressées par la question de savoir si l’on pouvait trouver dans les mythes classiques des modèles à suivre pour les femmes qui essaient de devenir soldats, chefs d’entreprise, etc., dans la vie moderne – ce qui n’était pas le cas. Ainsi a été soulevée la question de savoir si les figures mythiques devaient vraiment servir de modèles.

À mon sens, que la réponse soit oui ou non, la situation caractéristique est celle d’une société dont les mythes procurent bien des modèles à suivre pour cette société à un moment donné. Ce que révèle l’image mythique, c’est la façon dont l’énergie cosmique se manifeste dans le temps, et quand les temps changent, ses modes de manifestation changent aussi.

Comme je l’ai dit à mes interlocutrices, les dieux représentent les puissances tutélaires qui vous soutiennent dans votre champ d’action. Et en contemplant la déité, vous vous voyez octroyer une sorte de force stabilisatrice qui vous met, pourrait-on dire, dans le rôle qui est représenté par cette déité spécifique. Il y a les déités patronnes de l’agriculture, les déités patronnes de la guerre, etc. Mais dans nos traditions classiques, il n’existe pas de déité patronne de la femme dans le champ des affaires, de l’action, de la guerre, etc. Athéna est la patronne des guerriers, mais n’est pas elle-même guerrière. Si Artémis a pu être chasseresse, ce qu’elle représente est la puissance transformatrice de la déesse, de la nature, et non l’action au sein de la sphère sociale. Que pourrait bien apprendre une femme d’affaires d’Artémis ?

Quand il y a une image mythique, c’est qu’elle a été validée par des décennies, des siècles, voire des millénaires d’expérience le long du chemin, et qu’elle procure un modèle. Il n’est pas facile de construire sa vie en l’absence totale de modèle. J’ignore comment sont les choses maintenant, à cet instant même, où tant de nouvelles possibilités s’ouvrent pour la vie. Mais mon expérience me fait dire que de tout temps, c’est le modèle qui a toujours donné l’idée de la direction à suivre et de la façon de gérer les problèmes et les opportunités qui se présentent.

Le mythe est distinct de l’histoire ; les mythes ne sont pas des récits inspirants traitant de gens ayant vécu des vies remarquables. Non, le mythe est le transcendant dans sa relation au présent. Aussi le héros populaire est-il différent du sujet de biographie, même si ce héros a pu jadis être une personne réelle – John Henry ou George Washington. Le héros populaire représente une caractéristique transformatrice dans le mythe. Dans le cas des traditions mythiques orales, les adaptations se font bien. Dans les légendes populaires des Indiens d’Amérique, il y a des bicyclettes, il y a la forme du dôme du Capitole de Washington. Tout s’intègre immédiatement à la mythologie. Dans notre société de textes fixes et de mots imprimés, c’est au poète qu’il appartient de voir la valeur vitale des faits de son environnement, et de déifier ces faits, pourrait-on dire, afin de nous fournir des images qui établissent un lien entre le quotidien et l’éternel.

Bien sûr, pour tenter d’établir un lien entre vous-même et la transcendance, vous n’avez pas nécessairement besoin d’images. Vous pouvez suivre la voie zen et oublier complètement les mythes. Mais je parle ici de la voie mythique. Et la fonction du mythe est de vous procurer un champ dans lequel vous pouvez vous situer. C’est tout le sens du mandala, du cercle sacré, que vous soyez un moine tibétain ou le patient d’un analyste jungien. Les symboles sont disposés tout autour du cercle, et vous devez vous situer au centre de celui-ci. Le labyrinthe est bien sûr un mandala brouillé, dans lequel on ne sait pas où l’on est. Et c’est ainsi qu’est le monde pour ceux qui n’ont pas de mythologie. Le monde est un labyrinthe. Et les gens luttent pour y trouver leur chemin comme s’il n’y avait jamais eu personne en ce lieu avant eux.

J’ai récemment pris connaissance de l’œuvre d’un grand psychiatre allemand nommé Karlfried Graf Dürckheim (à ne pas confondre avec le sociologue français Émile Durkheim). Ce psychiatre a effectué un récapitulatif de l’ensemble des problèmes de santé – psychologiques et physiques – en les mettant en relation avec le mythe, dans la continuité de l’œuvre de Carl Gustav Jung et d’Erich Neumann3. Il y a en nous, d’après Dürckheim, une sagesse de la vie. Nous sommes tous des manifestations d’un pouvoir mystique ; le pouvoir de la vie, qui façonne toute vie et nous a tous façonnés dans le sein de notre mère. Et cette sagesse vit en nous, et elle représente la force de ce pouvoir, de cette énergie, qui s’infiltre dans le champ du temps et de l’espace. Mais il s’agit d’une énergie transcendante. C’est une énergie qui provient d’un domaine situé au- delà de nos pouvoirs de connaissance. Et cette énergie se lie en chacun de nous – en ce corps – à un engagement spécifique. Or, l’esprit qui pense, l’œil qui voit, peuvent finir par s’impliquer dans des concepts et dans des tâches locales et temporelles au point de nous entraver complètement et de ne pas laisser cette énergie circuler en nous. Alors, nous tombons malades. L’énergie est bloquée et nous sommes décentrés ; c’est une idée très similaire à celle des principes des médecines traditionnelles chinoise et indienne. Ainsi, le problème psychologique, le moyen d’éviter ce blocage, est de se rendre – voici l’expression qui convient – transparent à la transcendance. C’est aussi simple que cela.

Ce que le mythe fait pour vous, c’est de pointer vers le transcendant qui est au-delà du champ phénoménal. La figure mythique est semblable au compas que vous utilisiez pour dessiner des cercles et des arcs à l’école : elle a une branche dans le champ du temps et l’autre dans celui de l’éternel. L’image d’un dieu peut prendre une forme humaine ou animale, mais sa référence transcende cela.

Or, quand l’on traduit la branche mouvante et métaphorique du compas par une référence concrète – par un fait –, ce que l’on obtient n’est qu’une allégorie, et non un mythe. Si le mythe pointe, au-delà de lui-même, vers quelque chose d’indescriptible, l’allégorie n’est qu’une histoire ou image qui enseigne une leçon pratique. C’est ce que Joyce appelle art impropre4. Si l’image mythique fait référence à un fait ou un concept, c’est que l’on est face à une figure allégorique. La figure mythique a une branche dans le transcendant. Et le problème de la vulgarisation des idées religieuses, c’est que le dieu devient un fait définitif et n’est plus en soi transparent à la transcendance. C’est ce que Lao-tseu entend quand il dit, dans le premier aphorisme du Tao Te King : « Le Tao qui peut être nommé n’est pas la Tao. »5

Rendez votre dieu transparent à la transcendance, et son nom importera peu.
Or, quand vous érigez une déité en modèle, votre vie devient transparente à la transcendance, à partir du moment où vous prenez conscience de l’inspiration que vous apporte ce dieu. Cela signifie vivre non pas au nom de la réussite ou de l’accomplissement en ce monde, mais au nom de la transcendance, en permettant à l’énergie d’affluer en vous.

Bien sûr, pour atteindre le transpersonnel, vous devez passer par le personnel; il doit y avoir les deux caractéristiques. L’ethnologue allemand du XIXe siècle Adolf Bastian disait que deux éléments étaient toujours présents dans le mythe : l’élémentaire et le local. Vous devez passer par votre propre tradition – le local – pour parvenir au niveau transcendant, ou élémentaire, et de la même façon, votre relation à Dieu doit avoir une base à la fois personnelle et transpersonnelle.

Dans les sociétés primitives, le chaman constitue un lien vivant entre le local et le transcendant. Le chaman est d’ailleurs une personne ayant elle-même traversé une crise psychologique, dont elle s’est remise. Le jeune garçon ou la jeune fille, à l’approche de l’adolescence, a une vision ou entend une chanson. Cette vision ou chanson s’apparente à un appel. La personne traverse un état fiévreux, névrosé. C’est en fait une sorte d’épisode psychotique, et la famille, qui appartient à une tradition qui connaît cette chose, fait venir un chaman pour qu’il fournisse à la jeune personne les enseignements qui l’aideront à traverser ce dilemme. Ces enseignements comprennent l’accomplissement de certains rites psychologiques qui permettent à l’individu de retrouver le contact avec la société en chantant sa chanson.

Bien sûr, ce que l’individu a rencontré en s’enfonçant dans son inconscient est l’inconscient de l’ensemble de sa société. Ces gens sont enfermés dans des horizons réduits et partagent un système de problèmes psychologiques limité. Ainsi, le chaman devient l’enseignant et le protecteur de la tradition mythique, mais il est isolé et craint ; il se trouve dans une position très dangereuse.

Pourtant, il arrive, dans certaines sociétés, que des personnes plus âgées souhaitent devenir chamans. Elles doivent alors passer par un certain nombre d’épreuves pour obtenir le pouvoir que le chaman primaire obtient automatiquement. En Sibérie orientale et dans de nombreuses régions d’Amérique du Nord et du Sud, recevoir l’appel du chaman signifie entre autres vivre en se travestissant : la personne doit vivre la vie du sexe opposé. Cela signifie qu’elle a transcendé les pouvoirs de son genre originel, et ainsi, les femmes vivent comme des hommes et les hommes comme des femmes. Ces chamans travestis jouent un rôle très important dans la mythologie des Indiens du Sud-Ouest – les Hopis, les Pueblos, les Navajos et les Apaches –, ainsi que chez les Sioux et bien d’autres.
Waldemar Bogoras et Waldemar Jochelson furent les premiers à identifier ce changement de genre chez le peuple tchouktche de la péninsule sibérienne du Kamtchatka6. Ces deux hommes observèrent une grande diversité de réactions face à ce phénomène. Certains des jeunes hommes qui avaient entendu cet appel à devenir ce qu’ils appelaient un « homme doux » avaient tellement honte et portaient un point de vue tellement négatif sur ce sujet qu’ils se suicidaient. Quand le chaman ne répond pas à l’appel, il s’effondre psychologiquement et se désagrège. Il s’agit d’injonctions psychologiques très profondes.

On m’a récemment parlé d’une femme qui avait grandi dans une ville minière de Virginie-Occidentale. Un jour, quand elle était petite, elle était allée se promener dans les bois et avait entendu une merveilleuse musique. Mais elle ne savait pas ce qu’elle devait en faire, elle ne savait rien de cette musique. Les années passèrent et, quand elle fut âgée d’une soixantaine d’années, elle alla voir un psychiatre et lui confia qu’elle avait le sentiment d’avoir raté sa vie. Ce fut sous hypnose profonde qu’elle se souvint de cette chanson7. Et il s’agissait, vous l’aurez bien sûr reconnue, de la chanson du chaman.

C’est en prêtant attention à cette chanson, à cette image visionnaire, que les chamans trouvent leur centre. Ils trouvent la paix intérieure en chantant les chansons, en accomplissant les rites. Tout au bout de l’Amérique du Sud, en Terre de Feu, vivent les plus simples des peuples tribaux du continent américain, les peuples Ona et Yagan. Au début du XXe siècle, le père Alberto de Agostini, un homme qui était prêtre et scientifique, vécut parmi eux pendant quelque temps. C’est lui qui nous a rapporté pratiquement tout ce que nous savons de leur mythologie. Et il a raconté s’être levé une nuit et avoir entendu le chaman local jouer de son tambour et psalmodier sa chanson seul, toute la nuit durant – s’accrochant au pouvoir8.

Or, cette idée de s’accrocher au pouvoir par le biais de notre mythe rêvé nous donne une indication sur le fonctionnement général du mythe. Si la mythologie est vivante, si elle est réellement et organiquement pertinente pour la vie actuelle de son peuple, le fait de répéter les mythes et d’accomplir les rituels tend à recentrer. Un rituel n’est qu’un mythe mis en scène : en participant au rite, on participe directement au mythe.

Dans le monde navajo d’aujourd’hui, qui est très marqué par la névrose, parce que les membres de ce peuple de guerriers vivent dans des réserves plutôt que de mener leur vie traditionnelle, les rituels des peintures sur sable sont utilisés à des fins thérapeutiques – le mythe est ressassé et recyclé. Cela rend les gens transparents à la transcendance.

C’est ainsi que le mythe fonctionne.
Je me suis aperçu, par le biais de mon expérience, que mes meilleurs enseignements étaient toujours venus de l’Inde. Alors que j’approchais de la cinquantaine, et que j’avais étudié et enseigné la mythologie la moitié de ma vie, je finis par me poser cette question : Quelle est la synthèse de tout cela ? Eh bien, me suis-je dit, il y a un endroit où le mythe a occupé une place dominante depuis des lustres, une place qui est dominante, mais qui a aussi été traduite sous la forme d’idées, de sorte qu’on puisse lire sur ce sujet ; un lieu où l’on trouve des milliers de commentaires et de discussions sur le mythe. On n’est pas obligé de se contenter de l’appréciation esthétique immédiate.
Alors, je me suis rendu en Inde, et soudain, tout est devenu clair9. Je me suis aperçu que toutes mes meilleures idées concernant ces sujets provenaient en très grande partie de ce que j’avais appris de ce pays.

Il y a une doctrine issue de la tradition védique qui m’a aidé à comprendre la nature de l’énergie qui afflue dans le mythe. La Taittirīya Upaniṣad parle des cinq enveloppes qui renferment l’ātman, c’est-à-dire la base ou le germe spirituel de l’individu.

La première enveloppe est appelée annamaya-koṡa, enveloppe de nourriture. C’est votre corps, qui est fait de nourriture et qui deviendra nourriture quand vous mourrez. Les vers, les vautours, les hyènes ou le feu le consumeront. C’est l’enveloppe de votre corps physique ; l’enveloppe de nourriture.

La seconde enveloppe est appelée enveloppe de souffle, prānmaya-koṡa. Le souffle oxyde la nourriture; le souffle la transforme en vie. C’est cette chose, ce corps : de la nourriture qui brûle.
L’enveloppe suivante est appelée enveloppe mentale, manomaya-koṡa. C’est la conscience du corps, qui coordonne vos sens et le vous que vous pensez être.
Et puis il y a un grand fossé.

Et l’enveloppe suivante est appelée enveloppe de sagesse, vijňānamaya-koṡa. C’est l’enveloppe de la sagesse du transcendant qui afflue. C’est la sagesse qui vous a formé dans le sein de votre mère, qui digère vos dîners, qui sait comment faire tout cela. C’est la sagesse qui, quand vous vous coupez, sait comment soigner votre blessure. La coupure saigne puis une croûte se forme, et enfin, une cicatrice se forme, et c’est là l’œuvre de l’enveloppe de sagesse.

Admettons que vous alliez vous promener dans les bois. Quelqu’un a érigé une clôture de barbelés. L’un des fils passe tout contre un arbre. L’arbre incorpore le fil. L’arbre possède donc l’enveloppe de sagesse. C’est le stade de votre sagesse naturelle que vous partagez avec les collines, avec les arbres, avec les poissons, avec les animaux. Le pouvoir du mythe est de mettre l’enveloppe mentale en contact avec cette enveloppe de sagesse, laquelle est celle qui parle du transcendant.

Et l’enveloppe qui est à l’intérieur de l’enveloppe de sagesse est l’enveloppe du bonheur, ānandamaya-koṡa, qui est le noyau de cette transcendance en soi. La vie est une manifestation du bonheur. Mais manomaya-koṡa, l’enveloppe mentale, est attachée aux souffrances et aux plaisirs de l’enveloppe de nourriture. Alors, elle pense : « La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? » Ou, comme le dit Joyce dans Finnegans Wake, « Le Liffey valait-il la peine d’être quitté ? »10

Réfléchissez simplement à cela: l’herbe pousse. De l’enveloppe du bonheur sort l’enveloppe de sagesse, et l’herbe pousse. Puis, toutes les deux semaines, quelqu’un arrive avec une tondeuse et coupe l’herbe. Supposez que l’herbe pense : « Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? Il sabote tout mon travail ! »

C’est l’affaire de l’enveloppe mentale. Vous connaissez cette impulsion : la vie est souffrance ; comment un dieu bon aurait-il pu créer un monde qui contient toutes ces choses ? C’est raisonner en termes de bien et de mal, de lumière et d’obscurité – de paires d’opposés. L’enveloppe de sagesse ignore les paires d’opposés. L’enveloppe du bonheur contient tous les opposés. L’enveloppe de sagesse vient juste après cette dernière, et elle se transforme plus tard en paires d’opposés.

Quand j’étais en Égypte, je suis allé voir la misérable petite tombe de Toutankhamon. Comparée à la tombe de Séthi Ier, située juste à côté d’elle, celle-ci à l’air d’une simple dépendance. Elle comporte deux petites pièces de la taille d’un studio. La tombe de Séthi est aussi vaste qu’un petit gymnase. C’est pour cette raison que personne ne s’est donné la peine de piller la tombe de Toutankhamon, et c’est pour cette raison que toutes les merveilles qu’elle contient ont pu être préservées.

Pensez au cercueil de Toutankhamon en le mettant en relation avec l’image indienne des enveloppes. J’ignore si cela faisait partie des intentions des sculpteurs égyptiens, mais c’est ce que j’ai vu. Il y avait trois boîtes quadrangulaires, placées les unes dans les autres : l’enveloppe de nourriture, l’enveloppe de souffle, et l’enveloppe mentale. C’était là l’extérieur. Et puis il y avait un grand cercueil de pierre qui séparait les deux enveloppes intérieures de celles qui se trouvaient à l’extérieur. Et que trouvait-on à l’intérieur ? On trouvait un sarcophage de bois, incrusté d’or et de lapis-lazuli. Il avait été taillé pour lui donner la forme du jeune roi, dont l’image portait les insignes de la royauté croisés sur la poitrine. Ceci, dirais-je, est l’enveloppe de sagesse, le niveau de la forme organique vivante.

Et celle-ci renfermait l’enveloppe du bonheur : un solide cercueil d’or ayant la forme de Toutankhamon, avec plusieurs nuances d’or. Si l’on songe à la façon dont les métaux précieux étaient à cette époque extraits des mines, on se dit que la quantité d’or nécessaire pour réaliser ce sarcophage a dû coûter de nombreuses vies et causer de nombreuses souffrances. Et c’était l’enveloppe du bonheur.
En celle-ci, bien sûr, se trouvait l’ātman, le corps lui-même. Malheureusement, les Égyptiens commettaient l’énorme erreur de confondre vie éternelle et vie éternelle concrétisée du corps. Ainsi, que trouve-t-on quand on se rend au musée égyptien du Caire ? On paie un dollar de plus pour visiter la salle des momies. Et on arrive dans une pièce qui renferme trois rangées de cercueils de bois. Et dans chacun d’entre eux repose un pharaon. Et les noms de ces pharaons sont inscrits, comme s’il s’agissait d’une collection de papillons : Amenhotep Ier, II, III, etc.

Lorsque j’ai visité cette pièce, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ces salles des maternités, ces nurseries où l’on trouve tous ces petits bébés. Les Égyptiens ont fondé tout cela – la construction des pyramides et de ces grandes tombes – sur l’erreur de base suivante : la vie éternelle est la vie de l’annamaya-koṡa, l’enveloppe de nourriture. Mais la vie éternelle n’a aucun lien avec cela. L’éternité n’a aucun lien avec le temps. Le temps est ce qui nous éloigne de l’éternité. L’éternité est l’instant présent. L’éternité est la dimension transcendante de l’instant présent auquel se réfère le mythe.
Toutes ces choses nous permettent de mieux comprendre la véritable nature du mythe. Quand les gens disent : « Vous savez, ceci n’a pas pu se produire et cela n’a pas pu se produire, alors débarrassons-nous des mythes», ce qu’ils rejettent, c’est le vocabulaire du dialogue entre manomaya-koṡa et vijňānamaya-koṡa, entre la sagesse mentale et la sagesse organique de la vie du corps.
Les déités de ces mythes vous servent de modèles, vous donnent des rôles de vie, à partir du moment où vous comprenez qu’elles font référence à la branche du transcendant. L’idée chrétienne d’imitatio Christi, d’imitation du Christ, que signifie-t- elle ? Que vous devriez vous faire crucifier ? Absolument pas. Elle signifie que vous devez vivre avec un pied dans le transcendant, comme Dieu.
Paul disait : « Et si je vis, ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi. »11 Cela signifie que la chose éternelle est en œuvre en moi. Et c’est aussi la signification de la conscience bouddhique, la conscience qui est à la fois l’univers entier et vous- même.

Le mythe vous dit que si vous vous adonnez au monde d’une certaine façon, vous serez sous la protection d’Athéna, sous la protection d’Artémis, sous la protection de ce dieu-ci, de ce dieu-là ou d’un autre. Tel est le modèle – qui n’existe plus aujourd’hui. La vie a changé de forme si rapidement que même les formes auxquelles il était normal de penser à l’époque de mon enfance n’existent plus, ayant été remplacées par un autre ensemble de formes, et tout évolue de façon très, très rapide. Nous ne connaissons pas l’état de stabilité nécessaire à la formation d’une tradition mythique.
Pierre qui roule n’amasse pas mousse. Et le mythe est mousse. Nous devons donc nous débrouiller seuls, improviser. Je vois le présent comme un moment de chute libre vers le futur, sans guide. Tout ce que vous devez savoir est comment chuter ; et vous pouvez apprendre cela. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons face au mythe en ce moment même. Nous manquons tous de guides fiables.

Cependant, dès maintenant, il vous est possible de trouver deux guides. Le premier peut être une personnalité qui, dans votre jeunesse, vous semblait être noble et grande. Vous pouvez utiliser cette personne comme modèle. L’autre façon de faire est de vivre pour le bonheur. De cette façon, votre bonheur devient votre vie. Il existe un proverbe sanskrit qui dit que les trois aspects de la pensée qui pointent vers l’autre côté de la frontière avec le transcendant sont sat, cit et ānanda : être, conscience et bonheur12. On peut appeler transcendance un trou ou le tout, peu importe, car la transcendance est au-delà des mots. Tout ce dont nous pouvons parler, c’est de ce qui se trouve de ce côté-ci de la transcendance. Et le problème consiste à ouvrir les mots, à ouvrir les images, afin que ceux-ci pointent vers ce qui se trouve au-delà d’eux-mêmes. Du fait de leur opacité, ils tendront à isoler l’expérience. Mais ces trois concepts sont ceux qui vous amèneront au plus près de ce néant ; sat-cit-ānanda. Être, conscience et bonheur.

Il se trouve qu’en vieillissant, j’ai beaucoup pensé à ces choses. Et je ne sais pas ce qu’est l’être. Je ne sais pas ce qu’est la conscience. Mais je sais ce qu’est le bonheur : ce sentiment profond d’être présent, de faire ce que l’on doit absolument faire pour être soi-même13. Quand vous réussissez à vous accrocher à cela, vous êtes déjà au bord du transcendant. Vous n’avez peut-être pas d’argent, mais cela importe peu. Quand j’ai eu terminé mes études en Allemagne et à Paris, je suis rentré aux États-Unis. C’était trois semaines avant le krach de 1929, et il m’a fallu cinq ans pour trouver un emploi. Et heureusement pour moi, il n’y avait à cette époque pas d’allocations. Je n’avais rien d’autre à faire que de rester assis à Woodstock à lire et à me demander où résidait mon bonheur. J’étais là, toujours au bord de l’exaltation.

Alors, voici ce que je dis à mes étudiants : Suivez votre bonheur. Il y a des moments où vous ressentez ce bonheur. Mais quand il s’en va, qu’advient-il de lui? Restez avec lui, tout simplement. C’est beaucoup plus sûr que d’essayer de déterminer quel secteur rapportera de l’argent l’année prochaine. J’ai eu l’occasion d’observer pendant des années tous ces jeunes confrontés au choix d’une orientation professionnelle. Il n’y a que deux attitudes possibles: suivre son bonheur ou lire les prévisions concernant les secteurs qui rapporteront de l’argent quand on sera diplômé. Mais les choses changent tellement vite. Cette année, l’informatique marche bien; l’année prochaine, ce sera l’odontologie. Et quoi que le jeune décide, au moment où il commencera à travailler, les choses auront changé. Mais s’il trouve où réside le centre de son propre bonheur, il aura ce bonheur. On peut ne pas avoir d’argent, mais avoir son propre bonheur.

Votre bonheur peut vous guider vers le mystère transcendant, car ce bonheur est le jaillissement de l’énergie de la sagesse transcendante qui est en vous. Alors, si le bonheur s’interrompt, vous saurez que vous avez coupé le jaillissement ; et vous pourrez essayer de le retrouver. Ce bonheur sera votre guide, votre Hermès, le chien qui peut suivre la piste invisible pour vous. Les choses sont ainsi. C’est comme cela que l’on développe son propre mythe.

Vous pouvez trouver quelques indices dans les anciennes traditions. Mais ces indices ne doivent être considérés que comme des indices. Comme un homme très sage l’a un jour dit, « on ne peut porter le chapeau d’un autre ». Tous ces gens qui s’enthousiasment pour l’Orient et qui se mettent à porter des turbans et des saris, ce qui les captive, c’est l’aspect folklorique de la sagesse dont ils ont besoin. C’est cette sagesse que vous devez trouver, et non les parures qu’elle peut porter. Par le biais de ces pièges, les mythes des autres cultures, vous pouvez parvenir à une sagesse que vous devrez ensuite traduire pour la faire vôtre. Tout le problème consiste à faire siennes ces mythologies.

Dans les cours de mythologie que je donnais à l’université Sarah Lawrence, j’ai enseigné à des personnes venues de tous les horizons religieux possibles et imaginables. Certaines avaient certes plus de mal que d’autres à étudier la mythologie, mais toutes avaient été élevées au contact d’une forme de mythe. Et je me suis aperçu que toute tradition mythique pouvait être appliquée dans la vie, à partir du moment où elle avait été placée en vous. Et c’est une bonne chose de s’accrocher au mythe qui a été placé en vous quand vous étiez enfant, car il est en vous, que vous le vouliez ou non. Votre tâche est de traduire ce mythe avec éloquence, et non pas seulement de façon littérale. Vous devez apprendre à entendre sa chanson.

J’ai un ami – un garçon très intéressant – qui était presbytérien, avant de s’intéresser à l’hindouisme puis de devenir l’acolyte d’un moine hindou new-yorkais pendant une vingtaine d’années. Au terme de cette période, il s’est rendu en Inde et est lui- même devenu moine hindou. Un jour, il m’a téléphoné et m’a dit : « Joe, je vais devenir catholique. »14

-----------------

2 La plus grande partie de cette introduction est extraite d’une conférence tenue par Joseph Campbell en 1981 (L965 dans les archives de la Joseph Campbell Foundation). La discussion sur le concept de « chemin du bonheur » est tirée d’une séance de questions et réponses ayant fait suite à une conférence intitulée « The Experience of Mystery » (L830) tenue le 23 avril 1983.

3 Karlfried Graf Dürckheim (1896-1988) est un aristocrate allemand qui fut diplomate au Japon. Sa rencontre avec le bouddhisme zen et le taoïsme en Extrême-Orient lui ouvrit de nouveaux horizons de pensée. De retour en Europe, il suivit un chemin intellectuel présentant de nombreux parallèles avec celui de Joseph Campbell, notamment dans l’exploration de la mythologie comparée et de ses corollaires dans la pratique spirituelle et la psychologie des profondeurs jungienne. Avec Maria Hippius, qu’il allait finir par épouser, il fonda un centre de psychologie spirituelle. Carl Gustav Jung (1875-1961) est l’un des grands innovateurs de la psychologie du XXe siècle. Pour plus d’informations sur sa vie et son œuvre, reportez-vous aux chapitres « Le mythe et le soi » et « Le mythe personnel ». Erich Neumann (1905-1960), qui fut l’un des étudiants de Jung, était psychologue. Les deux hommes explorèrent les liens qui unissent mythologie et psychologie.

4 Pour plus de détails sur les théories de Joyce concernant l’art approprié et impropre, voir Joseph Campbell, The Inner Reaches of Outer Space : Metaphor as Myth and as Religion (Novato, Calif. : New World Library, 2002), p. 90-91 sq.

5 Lao-tseu, Tao Te King, trad. Stanislas Julien, http://taoteking.free.fr/

6 Waldemar Bogoras, « The Chuckche, Material Culture », Memoirs of the American Museum of Natural History, vol. 11, 1re partie (New York : G. E. Stechert and Co., s.d.).

7 Gareth Hill et al., The Shaman from Elko : Festshrift for Joseph L. Henderson, M.D. (San Francisco : The Jung Society of San Francisco, 1978).

8 Alberto M. de Agostini, I miei viaggi nella Terra del Fuoco (Turin : Cartografia Flli. de Agostini, 1923).

9 Pour plus d’informations sur les voyages de Campbell en Inde et en Extrême- Orient, voir Joseph Campbell, Baksheesh & Brahman : Asian Journals—India, Robin et Stephen Larsen et Antony Van Couvering éd. (Novato, Calif. : New World Library, 2002) ; et Sake & Satori : Asian Journals—Japan, David Kudler éd. (Novato, Calif. : New World Library, 2002).

10 James Joyce, Finnegans Wake (New York : Penguin Books, 1982), p. 230. [Jeu de mots sur la question « Is life worth living ? » (« La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? ») qui devient « Was liffe worth leaving ? », les deux f faisant ici référence au fleuve Liffey, qui traverse Dublin, soit : « Le Liffey, ou la vie, valait- il la peine d’être quitté ? » (N.d.T.)]

11 Galates 2, 10.

12 Ce concept est l’un des dogmes de la secte non dualiste Advaita Vedanta fondée par Śaṅkara vers 800 apr. J.-C.

13 C’est cette affirmation qui a fini par nous convaincre de traduire le mot bliss par « bonheur ». Le concept de bliss est sans doute plus fort et plus intense que celui de « bonheur » (happiness). Mais il s’agit d’un mot bien plus courant que « béatitude » ou « félicité », et, surtout, d’un concept bien plus facile à cerner. (N.d.T.)

4 Cet ami était John Moffitt Jr, homme que Campbell avait rencontré au Ramakrishna-Vivekananda Center de New York. Tous deux aidèrent Swami Nikhilananda à traduire des œuvres pour la mission : Campbell édita la traduction des Upaniṣads par Nikhilananda, tandis que Moffitt traduisit l’Évangile de Sri Ramakrishna et Connaissance de soi de Śaṅkara. Moffitt compte parmi les rares Occidentaux ayant fait vœu de devenir sannyāsin de Ramakrishna, ce qu’il accomplit en 1959 en prenant le nom de Swami Atmaghananda.

    Joseph  Campbell              
                                                                              

Si cet extrait vous a intéressé,
vous pouvez en lire plus
en cliquant sur l'icone ci-dessous 

 Mythologie et épanouissement personnel