L’impact de la science sur le mythe

L’autre jour, j’étais assis au comptoir d’un café que j’apprécie particulièrement, quand un garçon d’une douzaine d’années, qui portait un cartable, prit place à ma gauche. Il était accompagné d’un petit homme plus jeune que lui, qui tenait la main de sa mère, et ce duo s’assit sur les tabourets suivants. Tous passèrent commande et, alors qu’ils attendaient, le garçon qui était à côté de moi dit, en tournant légèrement sa tête vers sa mère : «Aujourd’hui, Jimmy a fait une rédaction sur l’évolution de l’homme, et le maître a dit qu’il s’était trompé, que nous descendions d’Adam et Ève. »
© istock

L’autre jour, j’étais assis au comptoir d’un café que j’apprécie particulièrement, quand un garçon d’une douzaine d’années, qui portait un cartable, prit place à ma gauche. Il était accompagné d’un petit homme plus jeune que lui, qui tenait la main de sa mère, et ce duo s’assit sur les tabourets suivants. Tous passèrent commande et, alors qu’ils attendaient, le garçon qui était à côté de moi dit, en tournant légèrement sa tête vers sa mère : «Aujourd’hui, Jimmy a fait une rédaction sur l’évolution de l’homme, et le maître a dit qu’il s’était trompé, que nous descendions d’Adam et Ève. »


Mon Dieu ! pensai-je. Quel maître !
La dame qui était assise trois tabourets plus loin dit alors : « Eh bien, ton maître a raison. Nous descendons d’Adam et Ève. »
Quelle mère pour un enfant de douze ans !
Le garçon répondit : « Oui, je sais, mais c’était une rédaction de sciences. » Et pour cela, j’aurais été prêt à le recommander à la Smithonian Institution et à demander à ce qu’on lui remette une médaille d’honneur.
La mère, cependant, insista lourdement. «Oh, ces scientifiques ! » dit-elle d’une voix irritée. « Ce ne sont que des théories. »

Mais il était aussi en mesure de contrer cela. « Oui, je sais, répondit-il avec calme et sang froid, mais elles s’appuient sur des faits : on a retrouvé des ossements. »

Le lait et les sandwiches arrivèrent, et ce fut tout.
Réfléchissons donc quelques instants à l’image cosmique sanctifiée qui a été détruite par les faits et les découvertes d’incontrôlables jeunes en quête de vérité, du type de ce garçon.

Au Moyen Âge classique, disons aux XIIe et XIIIe siècles, il existait deux concepts très différents de la terre. Le plus populaire était celui de la terre plate, flottant comme une assiette dans un océan cosmique illimité, où vivaient toutes sortes de monstres dangereux pour l’homme. Il s’agit là d’une notion infiniment ancienne, remontant au début de l’âge du bronze. Elle apparaît dans des textes cunéiformes sumériens datant d’environ 2000 av. J.-C., et elle est l’image autorisée par la Bible.
Le concept médiéval le plus réfléchi, cependant, était celui de la Grèce antique, selon lequel la terre n’était pas une entité plate mais une sphère solide et stationnaire située au centre d’un complexe de sept sphères gigognes transparentes et mobiles contenant chacune une planète visible : la lune, Mercure, Vénus, et le soleil, Mars, Jupiter et Saturne, soit les sept planètes ayant servi à baptiser les jours de la semaine. Le tintement de ces sept planètes, par ailleurs, constituait une musique, la « musique des sphères », à laquelle correspondent les notes de notre échelle diatonique. Un métal était également associé à chacune des planètes : l’argent, le mercure, le cuivre, l’or, le fer, l’étain et le plomb, respectivement. Et l’âme descendant du paradis pour naître sur terre prenait, en s’incarnant, les caractéristiques de ces métaux. Aussi nos âmes et nos corps étaient-ils des composants des éléments même qui constituaient l’univers et tous chantaient, pour ainsi dire, la même chanson.

La musique et les arts, d’après cette vision première, visaient à nous rappeler ces harmonies, dont les pensées et les affaires courantes de cette terre tendaient à nous distraire. Et au Moyen Âge, les sept branches de l’éducation étaient respectivement associées aux sept sphères : la grammaire, la logique et la rhétorique (appelées le trivium) ; et l’arithmétique, la musique, la géométrie et l’astronomie (le quadrivium). Par ailleurs, les sphères cristallines n’étaient pas, tel du verre, constituées de matière inerte, mais étaient des puissances spirituelles vivantes présidées par des êtres angéliques ou, comme l’avait dit Platon, par des sirènes. Et au-delà de tout ceci était le royaume céleste lumineux où Dieu en majesté siégeait sur son triple trône. Ainsi, quand l’âme, après la mort, retournait à son créateur, elle passait de nouveau à travers les sept sphères, auxquelles elle rendait les caractéristiques qu’elle avait empruntées, afin d’arriver nue au jugement. Le gouvernement sur terre de l’empereur et du pape était censé, d’après les lois et la volonté de Dieu, représenter le pouvoir et l’autorité de ce dernier à l’œuvre sur la communauté chrétienne ordonnée. Ainsi, dans la conception globale des penseurs médiévaux, il existait un accord parfait entre la structure de l’univers, les canons de l’ordre social et le bien de l’individu. Par conséquent, via l’obéissance inconditionnelle, le chrétien se mettait en accord non seulement avec sa société mais aussi avec ses propres intérêts internes et l’ordre externe de la nature. L’Empire chrétien était le reflet terrestre de l’ordre des cieux, hiératiquement organisé, la paramentique, les trônes, et les procédures de ses majestueuses cours étant inspirées par l’imagerie céleste, les cloches des flèches de ses cathédrales et les harmonies de ses chœurs sacerdotaux étant l’écho terrestre des légions angéliques célestes.

Dante, dans sa Divine Comédie, déploie une vision de l’univers qui satisfait pleinement les notions à la fois religieuses et scientifiques acceptées et approuvées par son époque. Quand Satan a été chassé du paradis pour son orgueil et sa désobéissance, il est supposé être tombé comme une comète en feu et, au moment où il a touché la terre, s’y être enfoncé jusqu’en son centre. Le prodigieux cratère qu’il a ouvert est devenu le puits de feu de l’Enfer ; et le gros amas de terre ainsi créé au pôle opposé est devenu la montagne du Purgatoire, laquelle est représentée par Dante comme un mont s’élevant vers le Paradis, situé à l’emplacement exact du pôle Sud. D’après sa conception des choses, l’ensemble de l’hémisphère sud était constitué d’eau, une mer d’où s’élevait l’imposante montagne, au sommet de laquelle se trouvait le Paradis terrestre, qui, en son centre, comportait la source des quatre fleuves sacrés mentionnés dans les Saintes Écritures.


Or, il apparaît que quand Christophe Colomb a décidé de traverser l’« océan bleu » que bon nombre de ses proches (et sans doute aussi de ses marins) croyaient être un océan terminal entourant une terre en forme de plat, il avait à l’esprit une image proche de celle de l’univers de Dante – que l’on peut recréer en lisant ses journaux de bord. On apprend en effet qu’au cours de son troisième voyage, à l’issue duquel il atteignit pour la première fois la côte nord de l’Amérique du Sud, Colomb fit prendre à sa frêle embarcation un risque énorme en la faisant passer entre Trinité-et-Tobago et le continent, endroit où il remarqua que la quantité d’eau douce (provenant de l’embouchure de l’Orénoque) qui se mêlait à l’eau salée était énorme. Ne sachant rien du continent qui se trouvait au- delà, mais ayant en tête la vision du monde médiévale, il supposa que l’eau douce devait provenir de l’un des fleuves du Paradis, qui se déversait dans la mer du Sud depuis la base de la montagne antipodale. Par ailleurs, quand il se mit à voguer vers le nord, il remarqua que ses bateaux allaient plus vite que quand il se dirigeait vers le sud, ce qu’il prit comme une preuve du fait qu’il était désormais en train de voguer sur une pente descendante, au pied du promontoire de la mythique montagne du Paradis.

J’aime à penser cette année 1492 comme marquant la fin – ou au moins le début de la fin – de l’autorité des vieux systèmes mythologiques qui soutenaient et inspiraient la vie des hommes depuis des temps immémoriaux. Peu après le voyage décisif de Colomb, Magellan réalisa la première circumnavigation du globe. Peu avant, Vasco de Gama avait atteint les Indes en contournant l’Afrique en bateau. La terre commençait à être systématiquement explorée, et les vieilles géographies mythologiques symboliques à être discréditées. Tentant de prouver qu’il y avait, quelque part sur terre, un jardin paradisiaque, saint Thomas d’Aquin avait écrit, à peine deux siècles et demi avant l’expédition de Colomb : « Le Paradis est situé dans un endroit coupé du monde habitable par des montagnes et des mers, ou des régions arides, qui ne peuvent être traversées; ainsi, les auteurs d’écrits sur la topographie ne mentionnent pas sa situation. »1 Cinquante ans après le premier voyage de Colomb, Copernic publia son rapport sur le système héliocentrique (1543) ; et environ soixante ans plus tard, le petit télescope de Galilée apporta une confirmation tangible de la vision du monde copernicienne. En 1616, Galilée fut condamné par le Saint-Office de l’Inquisition – comme mon petit voisin de comptoir l’avait été par sa mère – pour avoir formulé et enseigné une doctrine contraire aux Saintes Écritures. Et aujourd’hui, nous avons bien sûr des télescopes beaucoup plus puissants sur nos sommets, tels que le mont Wilson en Californie, le mont Palomar dans ce même État, Kitt Peak en Arizona et Haleakalā à Hawaï. Ainsi, non seulement notre soleil est bien établi au centre de notre système planétaire, mais nous savons aussi qu’il n’est que l’un des deux cents milliards de soleils d’une galaxie de sphères ardentes : une galaxie façonnée comme une prodigieuse lentille, d’un diamètre de centaines de quintillions de kilomètres. Et ce n’est pas tout ! Nos télescopes nous dévoilent maintenant que parmi ces soleils brillants, il existe certains autres points lumineux qui ne sont pas des soleils en soi mais des galaxies tout entières, aussi vastes, larges et inconcevables que la nôtre – des galaxies que l’on compte déjà par milliers. En conséquence, l’opportunité que nos scientifiques créent aujourd’hui pour nous, celle d’une expérience de crainte mêlée de respect face aux merveilles de l’univers, constitue certainement une révélation bien plus formidable et époustouflante que tout ce que le monde préscientifique n’a jamais pu imaginer. La petite image de maison de poupées de la Bible semble, en comparaison, être adressée à des enfants – et encore, même plus, si l’on en juge par les mots du jeune écolier assis à côté de moi au bar, qui, avec son « Oui, je sais mais c’était une rédaction de sciences », avait déjà trouvé un moyen de sauver ses connaissances de l’architecture médiévale décrépie de l’Église de sa mère.
Car non seulement les anciennes notions mythiques de la nature du cosmos se sont effondrées, mais aussi celles des origines et de l’histoire du genre humain. Déjà à l’époque de Shakespeare, quand Sir Walter Raleigh était arrivé en Amérique et avait vu tous ces animaux inconnus de l’autre côté de l’Atlantique, ce grand marin avait compris qu’il aurait été absolument impossible pour Noé de rassembler des représentants de chaque espèce terrestre sur une seule arche, quelle que fût sa taille. La légende biblique du Déluge était donc fausse ; c’était une théorie qui ne « s’appuyait pas sur des faits». Et nous-mêmes, aujourd’hui (pour empirer les choses), estimons que la première apparition de créatures humaines sur terre s’est produite environ un million d’années avant la date de la création du monde par Dieu mentionnée dans la Bible. Les grandes grottes paléolithiques d’Europe datent de plus ou moins 30000 av. J.-C., le début de l’agriculture d’environ 10000 av. J.-C. et les premières villes substantielles d’environ 7000 av. J.-C. Pourtant, Caïn, le fils aîné d’Adam, le premier homme, est décrit dans la Genèse (4: 2 et 4: 17) comme un « laboureur » et comme le fondateur d’une ville connue sous le nom d’Hénoc, dans la Terre de Nod, à l’est d’Éden. La théorie biblique s’est une fois de plus révélée fausse ; et « ils ont retrouvé les ossements » !

Mais ils ont aussi retrouvé les bâtiments – qui ne corroborent pas non plus les Écritures. La période de l’histoire égyptienne, par exemple, qui est supposée figurer dans l’Exode – celle de Ramsès II (1301-1234 av. J.-C., ou peut-être de Mineptah (1234-1220) ou Séthi II (1220-1200) –, est richement représentée dans les vestiges architecturaux et hiéroglyphiques. Pourtant, il n’existe aucune preuve de quelque chose de semblable aux sept célèbres plaies d’Égypte mentionnées dans la Bible, aucun témoignage de quelque chose qui pourrait ne serait-ce que l’évoquer. De plus, certains témoignages révèlent que les nomades Hébreux, les « Habirus », étaient déjà en train d’envahir Canaan au moment du règne d’Akhenaton (1377-1358 av. J.-C.), soit un siècle avant celui de Ramsès. Tout cela est dû au simple fait que les textes hébreux dont sont dérivées toutes les légendes juives populaires de la Création, de l’Exode, des quarante années dans le désert et de la conquête de Canaan n’ont été composés ni par Dieu ni même par un dénommé Moïse, mais par plusieurs auteurs à plusieurs époques, toutes plus tardives que ce que l’on avait à l’origine supposé. Les cinq premiers livres de l’Ancien Testament (Torah) n’ont été assemblés qu’après la période d’Ezra (IVe siècle av. J.-C.) et les dates de création des textes qui les composent s’échelonnent entre le IXe siècle av. J.-C. (pour ce que l’on appelle les documents E et J) et le IIe siècle av. J.- C. environ (pour le document P ou « sacerdotal »). On remarquera, par exemple, qu’il existe deux récits du déluge. Dans le premier, on apprend que Noé a fait entrer « deux [représentants] de chaque espèce » dans l’arche (Genèse 6: 19-20 ; document P ; post-Ezra), et dans le second, « sept couples des animaux purs, le mâle et la femelle, [et] une paire des animaux qui ne sont pas purs » (Genèse 7: 2-3 ; document J, c. 800 av. J.-C. ± 50). On trouve également deux histoires de la Création, la plus ancienne dans la Genèse 2 et la plus récente dans la Genèse 1. Dans la Genèse 2, un jardin a été planté et un homme a été créé pour l’entretenir ; puis les animaux sont créés, et, enfin (comme dans un rêve), Mère Ève est extraite de la côte d’Adam. Dans la Genèse 1, Dieu, seul avec les eaux cosmiques, dit « Que la lumière soit », etc., et pas à pas, l’univers est créé : d’abord la lumière ; puis, trois jours plus tard, le soleil ; puis les végétaux, les animaux et enfin l’espèce humaine, l’homme et la femme ensemble. La Genèse 1 date du IVe siècle av. J.-C. environ (l’époque d’Aristote) et la Genèse 2 du IXe ou VIIIe siècle av. J.-C. (l’époque d’Hésiode).

Les études comparatives ont aujourd’hui démontré qu’il existait des histoires mythiques similaires dans tous les coins de la terre. Quand Fernando Cortés et ses conquistadores espagnols sont arrivés au Mexique aztèque, ils ont constaté que la religion locale présentait de nombreux parallèles avec leur Vraie Foi, tant et si bien qu’ils ont eu du mal à l’expliquer. Il y avait de hauts temples pyramidaux qui représentaient, étape par étape, comme la montagne du Purgatoire de Dante, les différents degrés d’élévation de l’esprit. Il y avait treize cieux, associés à des divinités ou des anges ; neuf enfers, d’âmes en peine. Il y avait au-dessus de tout un Dieu supérieur, au-delà de la portée de la pensée et de l’imaginaire de l’homme. Il y avait même un Sauveur incarné, associé à un serpent, né d’une vierge, qui était mort et était ressuscité, et dont l’un des symboles était la croix. Les aumôniers, pour expliquer tout ceci, inventèrent deux mythes. Le premier était que saint Thomas, l’Apôtre des Indes, avait probablement atteint l’Amérique, où il avait prêché l’Évangile ; mais ces terres étant très éloignées de l’influence de Rome, la doctrine s’y était détériorée, si bien que ce qu’ils voyaient n’était qu’une forme affreusement dégénérée de leur révélation. Et la seconde explication était que le diable avait délibérément répandu des parodies de la foi chrétienne afin de faire échouer la mission.

Les chercheurs d’aujourd’hui, en comparant systématiquement les mythes et les rites de l’espèce humaine, ont trouvé presque partout des légendes de vierges donnant naissance à des héros qui mourraient et ressuscitaient. L’Inde regorge d’histoires de ce type, et ses temples élevés, très proches de ceux des Aztèques, représentent là encore la montagne cosmique qui apparaît dans de nombreuses histoires, avec le Paradis en son sommet et d’horribles enfers à sa base. Les bouddhistes et les jaïns ont des idées similaires. Et, si l’on considère l’époque préchrétienne, on trouve en Égypte la mythologie d’Osiris, tué et ressuscité, celle de Tammuz en Mésopotamie, d’Adonis en Syrie, de Dionysos en Grèce, toutes ayant servi de modèles aux représentations du Christ des premiers chrétiens.

Or, les peuples de toutes les grandes civilisations, partout dans le monde, ont toujours été prompts à interpréter leurs propres figures symboliques de façon littérale, et par conséquent, à se considérer comme particulièrement favorisés, en contact direct avec l’Absolu. Y compris les polythéistes grecs et romains, hindous et chinois, qui, tous, étaient capables de porter sur les divinités et les coutumes des autres un regard compréhensif, mais considéraient les leurs comme suprêmes ou, au minimum, supérieures ; et chez les monothéistes juifs, chrétiens et mahométans, les divinités des autres ne sont en aucun cas considérées comme des divinités, mais comme des démons, dont les adorateurs sont des impies. Les villes de La Mecque, Rome, Jérusalem, et (dans une moindre mesure) Bénarès et Pékin ont, par conséquent, été pendant des siècles, chacune à sa façon, le nombril du monde, connectées directement – comme par un téléphone rouge – au Royaume de Lumière ou de Dieu.
Cependant, aujourd’hui, ces prétentions ne peuvent être prises au sérieux par quiconque ayant un niveau d’éducation supérieur à celui de l’école maternelle. Et il y a là un grave danger. Car non seulement il a toujours été du ressort des multitudes d’interpréter leurs symboles de façon littérale, mais ces formes symboliques considérées de façon littérale ont aussi toujours été – et sont toujours, d’ailleurs – les supports de leurs civilisations, les supports de leurs ordres moraux, de leur cohésion, de leur vitalité et de leurs pouvoirs créatifs. Avec leur perte survient l’incertitude, et avec l’incertitude, le déséquilibre, puisque la vie, comme le savaient Nietzsche et Ibsen, nécessite d’être soutenue par des illusions ; si ces illusions sont dispersées, il n’y a plus rien de sûr à quoi se raccrocher, plus de loi morale, rien de solide. Nous avons vu ce qui s’était produit, par exemple, chez les communautés primitives ébranlées par la civilisation de l’homme blanc. Une fois leurs vieux tabous discrédités, elles tombent immédiatement en morceaux, se désintègrent et deviennent le refuge du vice et de la maladie.

Or, il nous arrive la même chose aujourd’hui. Nos vieux tabous fondés sur la mythologie étant ébranlés par nos propres sciences modernes, on constate partout dans le monde civilisé une augmentation rapide de l’incidence du vice et du crime, des maladies mentales, des suicides et des addictions à la drogue, des foyers éclatés, de l’insolence des enfants, de la violence, du meurtre et du désespoir. Il s’agit là de faits ; je n’invente rien. Ces faits donnent crédit à l’appel à la repentance, à la conversion et au retour à la religion lancé par les prêcheurs. Et ils constituent aussi un défi pour l’éducateur moderne, défi touchant à sa propre foi et, finalement, à sa loyauté. Le maître consciencieux – qui se soucie aussi bien de la morale que du savoir livresque de ses élèves – doit-il faire preuve de loyauté envers les mythes qui soutiennent notre civilisation ou envers les vérités de sa science qui « s’appuient sur des faits » ? Les deux sont-ils, en eux-mêmes, incompatibles ? Ou n’y aurait-il pas une certaine sagesse, au-delà des conflits de l’illusion et de la vérité, qui pourrait permettre aux vies de se reconstituer ?

Il s’agit là d’une question déterminante, me semble-t-il, pour l’éducation de nos enfants. C’était d’ailleurs le problème sous-jacent, ce jour-là, au café. Dans ce cas précis, le maître et la mère avaient pris le parti d’une illusion déjà archaïque ; et de façon générale – il me semble –, la plupart des gardiens de notre société ont tendance à prendre cette direction, à affirmer leur autorité non pas en faveur, mais à l’encontre de la recherche de vérités dérangeantes. Cette tendance s’est même manifestée récemment chez les scientifiques et les anthropologues sociaux lors de discussions sur la question de la race. Et je comprends, et même partage, dans une certaine mesure, leurs inquiétudes, car le monde vit sur des mensonges, et les gens capables d’affronter le défi de la vérité et de construire leur vie en accord avec elle ne sont finalement que très peu.

Après réflexion, je pense que la meilleure réponse à ce problème critique viendra des découvertes de la psychologie, en particulier des découvertes liées à la source et à la nature du mythe. Car, comme l’ordre des sociétés s’est toujours fondé sur les mythes, les mythes religieusement canonisés, et comme l’impact de la science sur le mythe engendre – inévitablement, semble-t-il – des déséquilibres moraux, nous devons maintenant nous demander s’il ne serait pas possible d’arriver scientifiquement à une compréhension du caractère indispensable à la vie des mythes, et si, en critiquant leurs caractéristiques archaïques, nous ne dénaturons et n’éliminons pas leur nécessité – en jetant, pour ainsi dire, le bébé (des générations entières de bébés) avec l’eau du bain.

Sur le plan traditionnel, comme je l’ai déjà mentionné, dans les orthodoxies des fois populaires, les êtres et les événements mythiques sont généralement considérés et racontés comme des faits; et ce plus particulièrement dans les sphères juives et chrétiennes. L’exode de l’Égypte a vraiment eu lieu ; la Résurrection du Christ a vraiment eu lieu. Sur le plan historique, cependant, ces faits sont désormais considérés comme douteux ; de même, par conséquent, que l’ordre moral qu’ils soutiennent.

Cependant, quand ces histoires sont interprétées non pas comme des récits de faits historiques mais comme de simples épisodes imaginaires projetés sur l’histoire, et quand on reconnaît, ainsi, leurs analogies avec des projections similaires produites ailleurs, en Chine, en Inde et au Yucatán, leur signification devient évidente : bien que fausses et non valides en tant que récits de l’histoire physique, ces figures universellement prisées de l’imagination mythique doivent représenter des faits de l’esprit : «Des faits de l’esprit rendus manifestes dans une fiction de matière », conformément à la définition que feue mon amie Maya Deren a un jour faite du mystère. Et si, bien sûr, la tâche des historiens, archéologues et préhistoriens doit être de montrer que les mythes sont faux en tant que faits – qu’il n’existe pas de peuple élu par Dieu dans ce monde multiracial, pas de Vérité Révélée à laquelle nous devons tous nous plier, pas Une Seule et Unique Vraie Église – , il sera de plus en plus, l’importance de l’urgence s’accroissant, du ressort des psychologues et des mythologistes comparés de non seulement identifier, analyser et interpréter les « faits de l’esprit » symbolisés, mais aussi de développer des techniques permettant de maintenir tout cela en bonne santé et, dans la vieille tradition du passé qui se fane et se dissout, d’aider l’espèce humaine à connaître et apprécier son propre ordre de faits intérieur, ainsi que celui du monde extérieur.

Il y a eu chez les psychologues un considérable changement d’attitude à cet égard au cours des trois derniers quarts de ce siècle. Lorsque l’on lit l’excellent et à juste titre célébré Le Rameau d’or de Sir James G. Frazer, dont la première édition a été publiée en 1890, on se retrouve face à un auteur caractéristique du XIXe siècle, convaincu du fait que les superstitions de la mythologie seront finalement réfutées par la science et abandonnées pour toujours. Frazer voit la base du mythe dans la magie, et la base de la magie dans la psychologie. Mais sa psychologie étant de nature essentiellement rationnelle et insuffisamment attentive aux impulsions irrationnelles profondément enracinées en notre nature, il suppose que quand une coutume ou une croyance est présentée comme irrationnelle, elle disparaît rapidement. Or, il suffit d’observer un professeur de philosophie en train de jouer au bowling pour comprendre son erreur : de le regarder se tortiller après que la boule a quitté sa main et poursuit sa course vers les quilles. L’explication que Frazer donne de la magie est la suivante : comme les choses sont associées dans l’esprit, on croit qu’elles le sont également dans la réalité. Retournez un bâton de pluie, et la pluie ne tardera pas à tomber. Célébrez un rituel sexuel, et la fertilité de la nature sera améliorée. Si vous manipulez une figurine à l’image de l’ennemi, à laquelle vous donnerez son nom, en la piquant avec des épingles, etc., l’ennemi mourra. On peut aussi se servir d’un morceau de ses vêtements, d’une mèche de ses cheveux, d’un bout de ses ongles, ou tout autre élément ayant été en contact avec la personne pour obtenir un résultat similaire. Ainsi, la première loi de la magie de Frazer est : « Le semblable produit le semblable », un effet ressemble à sa cause ; et la seconde est : « Deux choses ayant été en contact entre elles continuent d’agir l’une sur l’autre à distance après que le contact physique a été rompu. » Frazer pensait que la magie et la religion visaient toutes deux, en somme et en essence, au contrôle de la nature externe ; la magie mécaniquement, via des actes d’imitation, et la religion via la prière et le sacrifice adressés aux puissances personnifiées censées contrôler les forces de la nature. Mais il n’avait, semble-t-il, aucune conscience de leur pertinence et de leur importance pour la vie intérieure, et il était si confiant qu’il pensait qu’avec le progrès et le développement de la science et de la technologie, la magie et la religion finiraient toutes deux par disparaître, les fins pour lesquelles elles avaient été conçues étant mieux servies, et de façon plus sûre, par la science.

Parallèlement aux ouvrages de Frazer, cependant, paraissait à Paris une série non moins importante de livres signés de la main de l’éminent neurologue Jean Martin Charcot. Ces publications traitaient de l’hystérie, de l’aphasie, et de choses similaires ; et démontraient également la pertinence de ces découvertes dans les domaines de l’iconographie et de l’art. Sigmund Freud passa l’année 1885 auprès de son maître, et durant le premier quart de notre siècle, il poussa l’étude de l’hystérie et des rêves et mythes vers de nouveaux horizons. Les mythes, selon Freud, appartiennent au même domaine psychologique que les rêves. Les mythes sont, pour ainsi dire, des rêves publics ; et les rêves des mythes privés. Rêves et mythes, d’après lui, sont symptomatiques du refoulement des désirs d’inceste infantiles, la seule différence essentielle entre une religion et une névrose étant le caractère davantage public de la première. La personne névrosée se sent honteuse, seule et isolée dans sa maladie,...

 

Si cet extrait vous a intéressé,
vous pouvez en lire plus
en cliquant sur l'icône ci-dessous 

Couverture de livre

L’AUTEUR :

Joseph  Campbell
Qu'est-ce qu'une mythologie qui agit correctement et quelles sont ses fonctions? Pouvons-nous, aujourd'hui, vivre en accord avec des mythes? Les mythes peuvent-ils contribuer à soulager notre angoisse moderne ou tendent-ils au contraire à l'accentuer? Joseph Campbell explore le lien vital qui unit l'homme à ses mythes et explique de quelle façon ces derniers peuvent améliorer notre potentiel humain. Il oriente son étude autour d'une douzaine de thèmes majeurs : l'impact de la science sur le mythe, l'émergence de l'humanité, l'importance des rites pour conclure en ouvrant la réflexion vers l'avenir : qu'est ou que doit-être la nouvelle mythologie? Joseph Campbell a enseigné près de quarante ans au Sarah Lawrence College (New York) où une chaire de mythologie comparative a été créée en son honneur. Ses livres ont influencé des millions de lecteurs. «Puissance du mythe», qui fut un best-seller dès sa parution aux États-Unis, est devenu un grand classique. Après «Le héros aux mille et un visages» et «La puissance du mythe», cet ouvrage, jamais publié en langue française, est le troisième de l'auteur à être traduit en langue française et constitue l'un de ses textes majeurs.