Tao : la fête de Taishan


En 1929, Kwan Saihung2 accompagna sa famille à un pèlerinage sur les pentes escarpées de Taishan. Ils se rendaient au Temple du Nuage d’Emeraude, au sommet de la montagne, à l’occasion de la Fête de l’Empereur de Jade, une manifestation religieuse qui se déroulait dans la cour du temple et dans une atmosphère de carnaval. Les membres de la famille Guan, appartenant à un clan guerrier immensément riche, étaient de pieux mécènes du Taoïsme ; ils effectuaient un long et ardu pèlerinage de plus de huit cents kilomètres, entre leur province de Shaanxi et la Province de Shandong.

L’ascension finale de Taishan, au moyen de chaises à porteurs, prenait du temps. Les précipices vertigineux de Taishan ne pouvaient être escaladés dans la journée. Mais la lente progression, entre-coupée de nuits passées dans des auberges rustiques au milieu de sapinières, permettait de procéder aux ablutions finales. Toutes ces auberges servaient une nourriture exclusivement végétarienne ; purifié par ce refus de chair animale et par la contemplation, l’esprit des pèlerins s’apaisait.

La montagne mettait elle-même la dernière touche à leur esprit de détachement. Taishan était la plus importante des Cinq Montagnes Sacrées de la Chine. Elle dominait de toute sa hauteur la vaste province de Shandong, ainsi que les autres chaînes montagneuses dont les pics, noyés dans les nuages, se dressaient loin en dessous d’elle.

Sa taille imposante lui donnait une allure céleste, un air de splendide isolement. Depuis sa cime, l’humanité était invisible ; dans l’air frais et raréfié qui entourait ses hauts escarpements rocheux, Taishan était un lieu de solitude parfait pour l’Empereur de Jade.

Un empereur, céleste ou mortel, était pour les chinois un personnage qui ne devait jamais être vu par les gens ordinaires. C’était un mystère, une force, une puissance inaccessible et dominatrice. Mais à l’occasion de la fête annuelle, l’Empereur de Jade faisait une exception à cette règle et descendait en sa demeure terrestre pour recevoir per- sonnellement les suppliques de ses sujets.

Saihung, un garçon de neuf ans plein d’énergie, espiègle et curieux, voyait avant tout dans cet événement une occasion de s’amuser. Son grand-père Guan Jiuyin, sa grand-mère Ma Sixing et sa tante Guan Meihong comprenaient cela. Ils ne voulaient rien imposer à Saihung, mais ils estimaient néanmoins que le temps était venu pour lui de faire son premier pèlerinage. C’était avec cette idée à l’esprit que la famille s’apprêtait à franchir la dernière étape du voyage, le Chemin des dix-huit lacets.

C’était un étroit ruban de 7 000 marches de pierre qui suivait les flancs tortueux d’une immense fracture. Par rapport aux rudes falaises de granit, où s’accrochait un manteau d’arbres et de taillis, ce sentier paraissait bien précaire. Il était l’œuvre de l’homme, objet insi- gnifiant perdu dans la nature et que la montagne semblait tout juste tolérer. Les adultes effectuaient l’ascension dans leurs chaises à porteurs, mais Saihung, qui avait pourtant la possibilité d’être porté sur le dos d’un domestique, bondissait joyeusement de marche en marche.

L’air du petit matin était vif, et Saihung était chaudement vêtu d’un manteau fourré à col montant en peau de puma passé sur un cos- tume de lourd coton bordeaux. La culotte de golf boutonnée au genou par-dessus des guêtres blanches, ainsi que ses souliers et sa bourse, étaient en soie délicatement brodée. Les souliers à semelles de feutre étaient décorés sur les côtés de nuages bleus et blancs, et aux extrémités de têtes de lion aux couleurs vives.

La bourse, à peine visible sous le bord du manteau, s’ornait d’un motif représentant un lion en train de jouer. Tout dans la tenue de Saihung mettait en valeur l’aspect masculin, afin de rehausser sa personnalité et d’écarter le mal. Les familles tenaient beaucoup à ce genre de protections, et pour faire bonne mesure, Saihung portait autour du cou une dent de tigre en guise de talisman.

Deux autres pièces complétaient cet équipement, et Saihung les détestait toutes les deux. À présent qu’il escaladait les marches au pas de course, il avait trop chaud. Il commença par ôter son chapeau. Également en peau de puma, celui-ci était muni de rabats qui cou- vraient les oreilles et orné de deux oreilles de lion pointant sur le dessus. Ces appendices déplaisaient particulièrement à Saihung, et il profita de l’occasion pour jeter au loin sa casquette. Il enleva aussi la seconde pièce détestée : ses mitaines. À sa grande déception, il était impossible de s’en débarrasser. Elles avaient été solidement cousues aux manches de son manteau par des cordons de soie. Malgré tout, une fois le chapeau disparu et les mitaines suspendues à leur fil, il se sentait libéré. On pouvait apercevoir sa tête complètement rasée - à l’exception d’un carré de cheveux plaqué sur son front - danser au milieu des autres pèlerins, tandis qu’il poursuivait sa course.

Les marches semblaient sans fin. Saihung s’était arrêté sur le côté pour se reposer et sa famille le rejoignit. La première chaise à porteurs, avec ses fenêtres treillagées, réduisait son grand-père à une vague silhouette. Il était évident, cependant, que celui-ci le voyait parfaitement bien, car bientôt sa voix profonde retentit derrière le treillis..
« Saihung ! Où est ton chapeau ? »
Saihung leva la tête d’un air innocent : « J’ai dû le laisser à l’auberge. Grand-père. »
On entendit un soupir résigné dans la chaise. L’un des domestiques vint lui rapporter le chapeau. Saihung lui fit une grimace et se préparait à lui décocher un coup de pied dans le tibia, quand son grand-père l’apostropha sèchement. Avec une moue dépitée, Saihung remit le chapeau.

Toutefois il se précipita de nouveau en tête de la procession avec un large sourire. Il savait qu’il était le favori de son grand-père et que ce dernier, malgré sa fermeté, était aussi indulgent.

Quand la famille parvint aux portes du temple, l’abbé en personne sortit pour les accueillir. C’était un vieil ami, et il avait fait préparer l’un des pavillons du temple pour loger les Guans durant leur séjour.

Guan Jiuyin descendit le premier de sa chaise. En dépit de ses soixante-quinze ans, il était d’une carrure impressionnante. Mesurant plus de un mètre quatre-vingts, sa seule taille aurait suffi à le faire remarquer. La richesse de sa robe et son charisme évident complétaient une image inhabituelle. Sa tunique fourrée et son pantalon bordeaux, sa veste de brocart noir, son bonnet noir avec son médaillon de jade vert pomme, sa barbe blanche et ses cheveux soigneusement tressés accentuaient une allure de guerrier où la placidité s’alliait à la vivacité.

 

 Deng Ming-Dao                           
                                                                              

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