QU’EST-CE QUE LA DOUBLE DÉESSE ?

La double déesse est une icône ancienne à la signification limpide pour les femmes d’alors, issue des images isolées qui prédominaient dans les représentations précédentes de la déesse. Parmi les nombreuses figures féminines importantes à ces époques se trouvent bon nombre de représentations jumelles de deux femmes, ainsi que de représentations féminines symboliques duelles comme la hache double, des oiseaux, des lions, des léopards et des serpents. Présentes dans des cultures de différentes époques et de différentes régions du monde, certaines sont sculptées dans la pierre, l’os ou l’argile; d’autres sont peintes sur des murs ou prennent la forme de récipients. Comme je l’explique au fil de ces pages, je vois les figures de double déesse comme profondément symboliques de l’ensemble yin et yang du cycle biologique féminin et de son rapport chamanique à la vie sur cette planète, à l’évolution humaine, et au développement de la civilisation.

Le vaste et riche héritage de figurines et d’images peintes de la double déesse décrit dans ces pages reflète les cycles organiques de la nature à l’origine du culte ancien de la déesse, tels qu’on les retrouve dans le corps de chaque femme, dans l’alternance perpétuelle entre ovulation et menstruation. Ces deux aspects du féminin s’expriment à travers une vaste et multiple iconographie composée d’images de deux femmes divines, représentant les pôles complémentaires de la nature : la mort et la vie, l’obscurité et la lumière. Un grand nombre de ces représentations n’ont qu’un corps pour deux, soit sous la forme d’une femme à deux têtes – comme celle issue du Mexique ici montrée –, soit dans de nombreux cas, telles des sœurs siamoises, sous la forme de deux femmes émergeant d’une partie inférieure commune du corps, leurs deux bustes dotés de quatre seins distincts, mais leurs hanches jointes.

L’image de la double déesse est une pièce manquante essentielle pour les femmes modernes, puisqu’elle symbolise visuellement toute la subtilité et la bipolarité uniques de notre existence de façon positive, et saine. Issue d’époques antérieures à l’exclusion de la femme comme « sujet » – plutôt que comme objet – la double déesse représente l’autonomie féminine, et constitue un symbole primordial pour les femmes modernes essayant de retrouver (de se rappeler) leur plénitude ancestrale, entière et profonde.

Dans les sociétés de domination masculine, les femmes sont perçues comme « l’autre », et ce qui nous différencie des hommes est généralement ignoré, pathologisé, voire diabolisé. Certains ont été dérangés par ma façon paraît-il désinvolte d’employer le mot « bipolaire » pour qualifier l’état « naturel » des femmes, craignant qu’il aille dans le sens de l’approche médicale occidentale péjorative de ce diagnostic ciblant si souvent les femmes. Mais ce que j’appelle notre « bipolarité » intérieure désigne bien plus que des variations ou désordres d’humeurs. J’ai consciencieusement choisi d’employer le mot « bipolaire » afin de désigner, et de repenser consciemment, le mystère cyclique de l’ovulation et de la menstruation, unique à notre les cycles de la grande déesse elle-même sous ses deux aspects planétaires que sont la Terre et la Lune, et les forces mythiques de la vie et de la mort.

Le lien de la femme humaine au cycle lunaire par la menstruation et l’ovulation constitue une étape clé en matière d’évolution. La menstruation est une caractéristique fondamentale de notre rupture évolutionnaire avec l’ancêtre primaire, elle est centrale dans ce qui nous différencie de nos cousins les plus proches – les chimpanzés et les bonobos – avec qui nous avons 98 % d’ADN en commun. Notre différenciation avec ces deux primates cousins peut essentiellement s’expliquer par notre absence d’œstrus (plus communément appelé « chaleurs »). Lors de l’œstrus, la femelle est sexuellement réceptive et ses « saignements » appellent le mâle au coït, tandis que chez la femelle humaine, les saignements surviennent à un tout autre moment que celui de sa fertilité mensuelle, et seule l’ovulation (sans saignements) appelle le mâle à la reproduction. En d’autres termes, la sexualité humaine s’est détachée de la reproduction sous l’influence des fluctuations du cycle hormonal féminin, par lequel la femme humaine est « continuellement sexuellement réceptive », pour citer le point de vue anthropologique masculin1.

J’ai commencé à m’intéresser à cette idée en 1975, lorsque j’ai rencontré Judith Shirek, docteure en anthropologie physique à l’université de Berkeley. Elle est malheureusement décédée cette année-là, mais ce sont ses travaux pionniers sur l’absence d’œstrus chez la femme humaine – et les implications de cette évolution – qui furent le déclic de mes longues recherches sur la question. Dans le premier chapitre de mon livre de 1991, La Femme Shakti : le nouveau chamanisme féminin, il est établi que le chamanisme féminin est ancré dans les cycles lunaires du sang, et que l’autorité féminine dépend de la connexion à cette puissance primaire. Plus récemment, Judy Grahn, dans son livre Blood, Bread and Roses, a développé ce qu’elle appelle une « théorie métaphorique » de l’évolution humaine, en documentant l’omniprésence de rituels menstruels partout dans le monde à toutes les époques2. Depuis, Judy Grahn, en collaboration avec Dianne Jenett, dirige l’unité de spiritualité féminine (Women’s Spirituality program) au New College de San Francisco, où j’enseigne aussi comme professeure adjointe, et où le mystère évolutionnaire menstruel est au cœur du programme.

Ce qui est régulièrement sous-estimé dans les études classiques, mais mis en lumière par les spécialistes de la déesse, c’est la synchronie prodigieuse au cycle mensuel de la Lune dans le ciel. Il s’agit là d’une puissante disposition des femmes humaines qui, du fait de ce rituel naturel ancré dans leur biologie même, ont été les premiers magiciens, chamanes, et inventeurs de culture. Le mot mensis (mois) est apparenté à menstrous (mensuel), mesure, et mental, et Mensa est le nom d’une organisation consacrée aux personnes à QI élevé. La double déesse est le symbole de ce mystère évolutionnaire ancien et puissant du sang.

Devant les figures ou temples représentant la double déesse sous la forme de deux femmes, comme celle de Ġgantija à Malte, l’archéologue Marija Gimbutas les décrivait comme mère et fille, et se référait à Déméter et Perséphone, des mystères d’Éleusis. Mais elle s’appuie aussi plus largement sur la matrilinéarité qui caractérisait les cultures anciennes de la déesse, c’est-à-dire la transmission de la propriété et du savoir par lignée féminine, de mère en fille. Il existe un exemple de lignée féminine encore d’actualité chez les femmes navajos contemporaines, au sud-ouest des États- Unis, qui possèdent et contrôlent elles-mêmes les troupeaux de moutons du groupe. Lorsqu’une femme diné (navajo) souhaite divorcer, elle dépose simplement les affaires de son mari à l’extérieur du hogan, devant la porte.

La double déesse représente l’idée de souveraineté féminine dans un contexte de pratiques yogiques et chamaniques anciennes, et des principes à l’origine de la structure de la plupart des cultures anciennes antérieures au patriarcat dans le monde. Ces images doubles – ainsi que les diverses mythologies de doubles reines présentes dans différentes régions de l’Antiquité – suggèrent que ces icônes représentent une lignée féminine (matrilinéarité) sous la forme d’une « tradition légendaire » (« storied tradition »*) de souveraineté féminine.

Les sphinx héraldiques de la sculpture en ivoire représentés par l’illustration sont parmi les nombreuses représentations de doubles déesses de la Grèce mycénienne, à la fin de l’Âge du Bronze. Sur certaines, les deux femmes sont assises sur des sièges ou trônes côte à côte, comme des reines, comme c’est le cas par exemple sur l’une d’elles à Malte, près des ruines de Ġgantija. Au sens le plus large, ils représentent des alliances féminines au pouvoir, et donc un modèle égalitaire.

Cette image duelle répandue de la double déesse (plus tard désignée dans des écrits par « les mères », « les deux dames », ou « les deux reines ») est la quintessence du règne féminin. Elle symbolise implicitement la sagesse en miroir inhérente à la complicité profonde entre deux femmes, que ce soit entre mère et fille, sœurs de sang, amies, collègues respectées, ou amantes.

C’est de ce thème que traite le livre fascinant de Giti Thadani sur l’Inde prépatriarcale, dans lequel elle aborde la notion ancienne des jami, « des sœurs duelles habitant le même yoni, espace représentant l’ensemble d’une formation sociale et affective ». Elle raconte que « l’une des premières cosmogonies mentionnées dans le Rig Veda est celle de divinités féminines duelles : Dyava... souvent évoquée comme des jumelles (jami)... les mères duelles... reliées par une généalogie de parentés féminines à prithvi (la terre), et comme une lignée génératrice de mères duelles4 ». Elle souligne mon propos essentiel sur la double déesse en parlant de « la notion de naissance (comme) une transformation cyclique des sœurs-jami duelles et diverses, se générant et se renouvelant mutuellement. La lumière et l’obscurité ne sont pas des forces opposées, mais des moitiés en perpétuelle transformation et révolution de la même roue ». Et elle cite un hymne hindou, « sœurs jumelles de diverses formes changeantes, l’une des deux lumineuse, l’autre obscure », qui semble évoquer à la perfection le cycle biologique féminin des menstruations et de l’ovulation.

Vicki Noble

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