Rôle de l'alimentation « bio » sur le cancer


l'Académie nationale de médecine alerte
sur l'interprétation trop rapide des résultats épidémiologiques

 

Communiqué des commissions III et XI
 
 
La presse et les médias ont largement relayé les travaux d'une équipe française reconnue, publiée en octobre 2018 dans une revue internationale, avec la conclusion que la consommation d'une alimentation organique* en d'autres termes "bio" réduisait le risque d'incidence de certains cancers (1). Pour cela les auteurs ont comparé le nombre de cancers observé chez des personnes affirmant consommer une alimentation « bio » et ceux qui n'en consommaient pas.
 
Cette étude est intéressante et les auteurs ont réalisé un important travail.Cependant il existe un certain nombre de biais méthodologiques qui ne permettent pas de soutenir les conclusions des auteurs. L'académie nationale de médecine avait exposé la complexité des méthodes épidémiologiques et les critères de qualité qui les sous-tendent dans un rapport publié en 2011 (2). 
 
En effet les deux groupes de personnes évaluées diffèrent non seulement par le fait que les uns consomment une alimentation "bio", mais également par d'autres facteurs : le sexe, l'âge de la première grossesse, facteur déterminant pour le risque de cancer du sein, la consommation de fruits et légumes, le niveau socio-économique, l'activité physique... tous facteurs susceptibles d'expliquer à eux seuls une différence. De plus les sujets inclus dans l'étude devaient dire s'ils consommaient une alimentation "bio" de temps en temps, sans précision ni sur la quantité ni sur la durée de cette consommation. Enfin la survenue de cancers n'était appréciée que sur une période de 4,5 ans ce qui est très court pour la genèse d'un cancer par exposition à des produits.
 
Ainsi même si cette étude met en évidence un « signal » entre alimentation « bio » et la moindre survenue d'un cancer, l'Académie nationale de médecine considère qu'à ce jour, au vu de cette seule étude, le lien de causalité entre alimentation « bio » et cancer ne peut être affirmé etinvite à la prudence dans l'interprétation trop rapide de ces résultats. 
 
 
 

  1. Association of Frequency of Organic Food Consumption with Cancer Risk: Findings from the NutriNet-Santé Prospective Cohort Study.

Baudry J, Assmann KE, Touvier M, Allès B, Seconda L, Latino-Martel P, Ezzedine K, Galan P, Hercberg S, Lairon D, Kesse-Guyot E.
JAMA Intern Med. 2018 Dec 1;178(12):1597-1606.

  1.  Rapport ANM 2011 /www.academie-medecine.fr/wp-content/uploads/2014/01/RapportEpidemiologieANM_FlahaultSpira_04nov2011.pdf

*organic food consumption = alimentation “bio” : sans utilisation d'engrais synthétiques, pesticides,  modifications génétiques, et médicaments vétérinaires pour les animaux

 

Extrait du rapport :

INTRODUCTION
La discipline « épidémiologie » est une branche de la santé publique. Que sont ses forces et ses faiblesses en France ? Quelle est sa productivité en matière scientifique sur la scène internationale ? Quelle part de la recherche en santé recouvre-t-elle ? Nous aborderons ces questions dans une première section de cette partie introductive.

Chaque jour ou presque, des résultats de recherches épidémiologiques sont portés à la connaissance du public, commentés dans les médias, sur la blogosphère, ou fondent des décisions politiques. Certains travaux révèlent des risques augmentés de survenue de maladie sous l’influence de facteurs de l’environnement. Des débats naissent au sujet du rôle possible, supposé ou avéré de l’alimentation, des pesticides, de la pollution atmosphérique, ou des ondes électromagnétiques sur la santé. Un débat intense est nourri par diverses prises de position, plus ou moins légitimes en ce qui concerne leur expertise et souvent porteuses d’intérêts divers.

Face à cette profusion d’information sur les facteurs et déterminants de la santé, en particulier (mais pas seulement) en ce qui concerne l’environnement, comprendre la portée exacte de l’information délivrée devient essentiel. La deuxième section de cette partie introductive vise à apporter les quelques éléments-clés qui permettront de mieux apprécier les résultats d’une recherche épidémiologique et à évaluer leur impact potentiel.

RAPIDE ETAT DES LIEUX DE LA DISCIPLINE « EPIDÉMIOLOGIE » EN FRANCE
Nous reportons le lecteur pour plus de détails au chapitre 2 (pages 37-78) du Rapport sur la Science et la Technologie (RST) n°23 publié en 2006 par l’Académie des Sciences sous la direction d’Alain- Jacques Valleron, membre de notre groupe de travail. Nous en présentons ici un bref résumé (en laissant entre guillemets et en italiques les citations du RST, et lorsque cela a été nécessaire nous avons procédé à une mise à jour sur l’état des forces épidémiologiques dans le domaine de l’épidémiologie humaine et de l’interface épidémiologie animale-épidémiologie humaine selon le plan du rapport précité. L’épidémiologie « apparaît clairement comme une discipline solidement implantée à l’Inserm, [...] elle est très peu présente dans les autres organismes, qu’il s’agisse d’EPST ou d’universités (malgré l’effort d’un petit nombre d’entre-elles dans le cadre d’unités mixtes avec l’Inserm ». Sur le plan quantitatif, « il faut noter la grande stabilité du nombre des formations [de recherche] consacrées à l’épidémiologie, puisqu’en 2000, on comptait également 30 formations rattachées à la commission scientifique spécialisée concernée. [...] Rapporté à l’ensemble de l’Inserm, le domaine très vaste et transversal de la recherche en épidémiologie, ne représente que 8% de l’ensemble des chercheurs [soit 115 chercheurs épidémiologistes à l’Inserm en 2004 dont 36% de médecins] »,auxquels il convient d’ajouter environ 80 hospitalo-universitaires équivalents temps plein (sur les 156 postes de titulaires PU-PH et MCU-PH dans les sections du CNU concernées), un peu plus de 20 postes d’enseignants-chercheurs (principalement contractuels faute d’une section de CNU non médicale) dans les domaines de l’épidémiologie et de la biostatistique dans la nouvelle Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique (EHESP), 19 épidémiologistes militaires, 26 épidémiologistes à l’IRD et quelques épidémiologistes à l’Institut Pasteur de Paris.

« L’ensemble des écoles doctorales qui préparent à un doctorat d’épidémiologie n’a délivré au total que 35 thèses en 2003 ». Ce nombre était d’environ 50 en 2010. La situation semble s’améliorer (lentement) avec la création du réseau doctoral animé par l’EHESP qui regroupe dix écoles doctorales de neuf établissements (Rennes 1, Marseille, Bordeaux II, Nancy I, Paris Sud, Paris Descartes, Université Pierre et Marie Curie, HEC, EHESS) .ayant inscrit en 2011 60 doctorants supplémentaires. « Dans un domaine qui ne relève pas de l’enseignement et de la recherche, mais de la surveillance épidémiologique, l’Institut de Veille Sanitaire (InVS) employait au total sur ses différents sites 251 personnes en juillet 2004 ».

En termes de production scientifique épidémiologique, outre les données fournies par le RST auxquelles nous rapportons le lecteur, nous avons actualisé l’analyse que nous présentons ici (source: WebofScience, octobre 2011). Ainsi, entre 2000 et 2011, en termes de production scientifique internationale indexée, répondant aux termes « epidemiology » ou « biostatistics », la France (6,7%) se situe au troisième rang en nombre absolu, après les Etats-Unis (36%) et le Royaume- Uni (9,7%), et devant l’Allemagne (6,1%), le Canada (5,2%), et l’Italie (5,1%). Notons que ce classement (5 premiers) reste inchangé entre les périodes 2000-2005 et 2006-2011. En termes « d’excellence » de la production, le facteur h de la production française sur la période 2000-2011 est de 117, comme celui de l’Allemagne (117), l’Italie (101). Pour les deux premiers du classements (Etats-Unis et Royaume-Uni), en raison des volumes trop importants de publications, il n’a pas été possible de calculer le facteur h sur l’ensemble de la période couverte, mais pour des volumes équivalents de production sur la période 2006-2011, le facteur h est de 95 au Royaume-Uni et 140 pour la période 2000-2005 (il faut rappeler que le facteur h, indicateur de citations d’un article, augmente « mécaniquement » avec le temps). Pour les Etats-Unis, il est de 176 pour la période 2003- 2005 (volume de production voisin en trois ans de celui de la France sur la décennie), il est de 30 pour 2010-2011. Cette analyse rapide permet de situer la place de la France à un rang honorable en termes de productivité scientifique, et d’excellence scientifique de sa production, et en tout cas parmi les cinq plus grandes nations mondiales dans le domaine. Des analyses plus fines, notamment de publications rapportées aux tailles de population des Etats sont produites dans le RST et permettent de pondérer certaines de ces conclusions basées sur des chiffres absolus.

Pour l’épidémiologie des maladies animales, les effectifs de scientifiques se partagent entre les zoonoses et les maladies n’atteignant que les animaux, domestiques et/ou sauvages, pouvant entrainer parfois des pertes considérables (exemple, la fièvre aphteuse au Royaume-Uni en 2001). Les activités, dans l’une et l’autre catégories, sont consacrées d’une part à l’épidémiosurveillance, d’autre part, à de la recherche.

* Pour l’épidémiosurveillance, une vingtaine de réseaux formalisés et une quarantaine de systèmes moins bien formalisés permettent de suivre la situation de nombreuses maladies de la plupart des espèces animales de rente et de la faune sauvage. Beaucoup d’entre eux sont pilotés par l’Anses et sont l’occasion de collaborations avec divers organismes impliqués en pathologie humaine (InVS, Institut Pasteur de Paris, ...)et/ou en pathologie animale (Direction générale de l’alimentation, Office national de la chasse et de la faune sauvage, Ecoles nationales vétérinaires, CIRAD, Institut de l’élevage, Groupements de défense sanitaire, Groupements techniques vétérinaires, etc.). Dans ce domaine, à la suite des Etats généraux du sanitaire (2010), la création récente d’une plateforme d’épidémiosurveillance chargée de coordonner et de centraliser les activités d’épidémiosurveillance des maladies animales en France permet d’espérer une amélioration de l’analyse des données, du délai d’obtention des informations et de leur accessibilité si les moyens qui lui seront attribués sont bien adaptés à ces objectifs.

* Dans le domaine de la recherche en épidémiologie des maladies animales, un petit nombre d’équipes, de taille souvent réduite, existent notamment à l’Anses, dans les Ecoles nationales vétérinaires, au CIRAD, à l’INRA... Ces équipes travaillent dans le domaine de l’épidémiologie descriptive, de l’épidémiologie analytique ainsi que dans la modélisation de maladies infectieuses majeures (fièvre aphteuse, tuberculose bovine...) ou sur des maladies d’élevage importantes (mammites par exemple). Les zoonoses sont également souvent l’objet d’études épidémiologiques pour le volet animal (West-Nile, fièvre Q...). Un petit nombre de vétérinaires épidémiologistes appartiennent à des équipes de recherche de structures consacrées à la santé humaine comme l’InVS ou l’Institut Pasteur. L’AEEMA (Association pour l’étude des maladies animales), créée en 1982, est un lieu de rencontres régulières et d’échange des résultats des travaux en épidémiologie animale au cours de Journées scientifiques annuelles (deux jours et demi) entre des personnes intéressées par l’épidémiologie des zoonoses et des maladies animales ; elle assure par ailleurs la diffusion d’articles dans sa revue : Epidémiologie et santé animale, accessible sous forme papier ou informatique aux 250 membres français et aux 150 membres des 10 sections étrangères.

Depuis la publication du RST citons l’ouverture de plusieurs formations de master dans les universités françaises :
Le master international de santé publique de l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique (Master of Public Health), premier et seul master en France où l’enseignement est entièrement dispensé en langue anglaise, ouvert en 2008, avec 67 inscrits en 2011.
Le mastère spécialisé de santé publique CNAM-Pasteur-EHESP, ouvert en 2008, en langue française.

Le master de surveillance épidémiologique des maladies infectieuses humaines et animales organisé par l’Ecole vétérinaire d’Alfort, les Universités Paris sud et l’UPEC ainsi que le CIRAD, depuis 2006, avec une quinzaine d’inscrits chaque année ;
Le master de santé animale et épidémiologie des pays du sud, de l’Université de Montpellier 2, depuis 2008, avec également une quinzaine d’inscrits chaque année.

L’ÉPIDÉMIOLOGIE
L’épidémiologie est la science de l’analyse de la santé au niveau des populations. Elle est basée sur une approche comparative et repose sur l’utilisation de statistiques, donc sur le recours au calcul
des probabilités et au concept de risque (probabilité de survenue d’un événement).

Par l’observation et l’expérimentation dans la population, l’épidémiologie poursuit des buts différents, mais complémentaires :
L’épidémiologie regroupe l’ensemble des méthodes de mesure de la fréquence des événements de santé et des situations d’intérêt sanitaire, les associations entre ces événements ou ces situations, et l’impact populationnel des expositions aux facteurs de protection ou de risque. Elle cherche à la fois à quantifier la fréquence d’un événement de santé (maladie ou dysfonctionnement de l’organisme) dans une population, et à déterminer ses causes biologiques et médicales, environnementales, socio- économiques, comportementales, etc.

- décrire l’état de santé des populations humaines en termes de prévalence ou d’incidence des événements de santé, leur distribution dans l’espace et selon les sous-groupes de la population, leur évolution dans le temps ;
- élucider l’histoire naturelle des maladies et, de façon plus générale, des conditions et événements de santé, depuis leurs causes jusqu’à leurs conséquences ;
- évaluer les interventions visant à changer l’histoire naturelle des maladies par l’amélioration de leur prévention pour diminuer leur incidence et/ou l’amélioration de leur prise en charge, pour améliorer leur pronostic.

L’identification des facteurs qui causent des maladies est au cœur de la recherche épidémiologique. À cette fin, à partir de connaissances fondamentales du domaine de la biologie et d’observations cliniques, l’épidémiologiste formule des hypothèses sur les causes possibles de la maladie (« Le facteur X modifie le risque de survenue de l’événement de santé Y») qu’il va tenter de vérifier.

La formulation d’une hypothèse, qui s’inspire le plus souvent d’une observation soigneuse et de l’utilisation de l’ensemble des connaissances disponibles sur le sujet, est l’élément essentiel à la démarche scientifique pour produire des connaissances nouvelles. L’analyse épidémiologique se fonde sur des données déjà acquises, de nature très variable : augmentation de l’incidence d’une maladie, toxicologie humaine ou animale, expérimentation chez l’animal, biologie fondamentale, physiopathologie, mécanistique, etc. Cependant, c’est parfois sans hypothèse préalable qu’une observation systématique fait apparaitre des associations entre des facteurs environnementaux et des problèmes de santé, qu’il faut alors confirmer par des méthodes épidémiologiques rigoureuses.

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ENCADRÉ 1 : MESURES DE FRÉQUENCE DES ÉVÉNEMENTS DE SANTÉ, NOTION DE RISQUE ET DE FACTEURS DE RISQUE
 
La fréquence d’un événement de santé est caractérisée de deux manières :
- La prévalence : proportion de personnes concernées par l’événement de santé dans une population donnée à un moment donné. Elle s’exprime en nombre de cas rapporté à une population. Au sens démographique, c’est une statistique qui mesure l’état d’une population à un moment donné.
- L’incidence: proportion de nouveaux cas présentant l’événement de santé étudié au cours d’une période donnée dans une population donnée. L’incidence est exprimée en nombre de cas, ou par un rapport, ou un pourcentage de la population générale, par unité de temps. Au sens démographique, c’est une statistique qui mesure l’évolution d’une population dans un intervalle de temps.
Risque : probabilité de survenue d’un événement de santé durant une période donnée. Il est généralement mesuré par l’incidence.

Facteur de risque : caractéristiques d’un individu (âge, sexe, maladies déjà existantes, caractéristiques génétiques, exposition à un agent environnemental, ou comportements alimentaires par exemple) qui peuvent être associés à la survenue d’une maladie de façon plus (ou moins) fréquente chez les personnes qui possèdent cette caractéristique par rapport aux autres. Ainsi le tabac est un facteur de risque de survenue de nombreuses maladies, par exemple le cancer du poumon.
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Pour étudier les causes des événements et des situations de santé, les épidémiologistes recueillent des données, fondées sur l’observation de populations d’individus, sains ou malades, qui permettent d’estimer les différents niveaux d’exposition aux facteurs suspectés, d’estimer la fréquence des états et des événements de santé, et d’étudier les variations des relations exposition - santé en comparant ces populations dans le temps et l’espace.
Différents types de protocoles de recherche épidémiologique permettent d’établir l’évolution de la fréquence d’un événement ou d’une situation de santé et d’identifier des facteurs, favorables ou défavorables, qui lui sont associés. Une distinction majeure doit être faite entre recherche de type expérimental et recherche de type observationnel.


RECHERCHES EXPÉRIMENTALES
Chaque fois que cela est possible, des recherches de type expérimental doivent être mises en œuvre
pour juger de l’effet d’un facteur sur la santé. Lorsqu’il s’agit de recherches portant sur l’être humain, l’essai clinique randomisé est la méthode de référence. Son principe est simple. Il s’agit d’un essai «contrôlé », l’expérimentateur contrôlant tous les aspects de l’essai : choix des sujets entrant dans l’essai, choix de l’intervention, choix des conditions de son administration, contrôle de la réalisation de l’essai. Le but est d’obtenir des groupes strictement similaires au début de l’expérience et qui seront maintenus comparables tout au long de celle-ci, certains étant exposés au facteur dont le rôle est étudié, les autres ne l’étant pas, toutes choses étant maintenues égales par ailleurs. Ceci est obtenu par la « randomisation », c’est-à-dire par le tirage au sort des sujets qui seront inclus dans chaque groupe ; le tirage au sort assure que les groupes sont comparables en probabilité pour tous les facteurs pouvant influencer les résultats (âge, état de santé, caractéristiques personnelles...). Les sujets doivent rester comparables au cours de l’essai et le jugement des effets doit être objectif : pour cela le facteur dont on veut juger l’effet doit être administré (autant que faire se peut) en «double aveugle » : le patient ignore s’il fait partie d’un groupe « exposé » de même que l’expérimentateur, afin de ne pas les influencer (biais « de mesure » ou « d’information »). L’analyse statistique destinée à tester si une éventuelle différence observée entre les groupes exposés et non exposés au facteur est due ou non au hasard (fluctuations d’échantillonnage) doit également être réalisée à l’aveugle (le recueil des critères de jugement est alors effectué à l’aveugle).

Les recherches de type expérimental constituent la meilleure façon d’évaluer l’effet d’un facteur sur la santé humaine, malgré certaines limites (notamment concernant le caractère généralisable des résultats dans une population plus large que celle de l’expérimentation, lorsque l’exposition au facteur n’est plus contrôlée).

Encore faut-il qu’elles soient possibles, notamment sur le plan éthique. Il n’est en effet évidemment pas concevable d’exposer de façon délibérée et organisée des personnes à un facteur dont on soupçonne qu’il puisse être pathogène, ou au contraire de ne pas faire bénéficier certains sujets d’une intervention vraisemblablement bénéfique pour leur santé . C’est pourquoi les recherches expérimentales ne peuvent être mises en œuvre que dans les situations où l’hypothèse a priori est que l’intervention à évaluer n’aurait pas d’effet du tout (clause d’ambivalence), comme c’est le cas par exemple pour un tout nouveau médicament évalué par rapport au médicament de référence (« essai thérapeutique de supériorité de phase III »), ou une nouvelle intervention de santé publique3, c'est-à-dire dans les situations où il existe une réelle incertitude sur le bénéfice de la nouvelle intervention à évaluer. Lorsque le recours à la méthode expérimentale est impossible, souvent pour des raisons d’éthique, le recours à des méthodes d’analyse multifactorielles peuvent permettre de prendre en compte les différences entre les groupes comparés de façon statistique. Il ne s’agit cependant là que de méthodes de substitution, qui ne permettent pas de remplacer les bénéfices liés à la randomisation.

RECHERCHES OBSERVATIONNELLES
Il n’est évidemment pas éthique de tirer au sort des sujets et de choisir de les exposer à un facteur
soupçonné d’être pathogène, en admettant même que cela soit possible en pratique : on ne va pas demander à des personnes de se mettre à fumer ou de s’alimenter de façon inadéquate !

On ne peut alors qu’observer ce qui se passe dans la population, où « spontanément » certaines personnes sont exposées au facteur qu’on cherche à étudier (soit volontairement lorsqu’il s’agit de certains comportements, soit de façon qui non choisie comme pour certaines conditions sociales, économiques, environnementale), et d’autres pas ou à des niveaux moindres.

A priori, les recherches observationnelles n’ont pas la même capacité de conviction que les recherches expérimentales concernant les effets de l’exposition à un facteur, car de nombreux autres facteurs que celui qui intéresse l’investigateur peuvent interférer, sans qu’il soit toujours possible de les contrôler complètement. On verra plus loin les conditions dans lesquelles il est néanmoins possible de porter un jugement suffisamment argumenté, malgré l’impossibilité théorique de faire la « preuve » du caractère causal d’un facteur de risque vis-à-vis d’une maladie.

Différents types de protocoles de recherche sont utilisés en épidémiologie: (i) le recueil des informations au niveau individuel ; (ii) le recueil des informations à l’échelle de sous-groupes de population, et (iii) les recherches synthétisant un ensemble de recherches déjà publiées (revue de la littérature, méta-analyse, rapport d’expertise).

Les recherches recueillant l’information auprès des individus
Les études transversales consistent à recueillir des observations instantanées. Elles permettent de décrire un état de santé à un moment donné. Elles sont parfois répétées dans le temps comme dans le cas de la surveillance des infections nosocomiales, où un jour donné, les cas d’infection survenus durant le séjour à l’hôpital sont enregistrés sur l’ensemble d’un établissement et comparés aux résultats des enquêtes similaires menées précédemment dans le même établissement, ou dans d’autres établissements. Elles servent le plus souvent à quantifier l’importance d’un problème de santé dans une population donnée Les cohortes consistent à suivre dans le temps un ensemble de personnes recrutées à un moment où elles étaient indemnes de la situation de santé d’intérêt. L’objectif est de mesurer la survenue d’événements de santé au sein de cet ensemble de personnes, tout en enregistrant l’exposition aux facteurs de risque, et de comparer l’évolution du nombre de nouveaux cas entre sujets exposés et non exposés. Le mode de recueil des événements est prospectif dans la grande majorité des situations.

L’étude cas-témoins consiste à recruter des cas, c’est-à dire des personnes ayant présenté l’événement – ou présentant la situation - de santé d’intérêt, et de les comparer à des personnes ne présentant pas la situation ou l’événement de santé (ou témoins). On relève, par questionnaires ou mesures, dans ces deux groupes, le niveau de l’exposition à un ou plusieurs facteurs de risque. Dans ce type d’étude, par construction, le recueil de l’information sur les expositions et les facteurs de risque est rétrospectif4.

L’étude écologique compare la fréquence de survenue de la maladie au même moment entre plusieurs populations qui diffèrent quant à leurs facteurs de risque.

Ces protocoles de recherche, qui ne reposent pas sur le recueil d’informations individuelles, connaissent par nature des limitations importantes. Notamment, il n’est pas possible de tenir compte efficacement de la distribution individuelle du facteur de risque, ni d’éventuels autres facteurs susceptibles d’interférer au niveau individuel. Par exemple, quand on étudie la variation conjointe dans les départements des volumes de ventes de tabac et des taux de mortalité par cancer du poumon, il n’est pas possible d’en tirer des conclusions sur le rôle du tabac, car on n’a pas d’information qui permette de savoir si ceux qui sont atteint de cancer sont eux-mêmes des fumeurs ou pas. L’existence d’une corrélation statistique entre deux variables ne permet pas à elle seule de comprendre la nature des liens qui existent entre elles : en effet des associations statistiques peuvent être solides, mais sans véritable pertinence médicale ou scientifique. Ceci peut être illustré par l’exemple caricatural de l’existence d’une très forte corrélation entre l’évolution dans le temps du nombre de nids de cigognes et de naissances au Danemark !

4 Avec la généralisation des bases de données informatisées et des études de cohortes avec biothèque (banques de prélèvements), on conduit ce que l’on appelle des études cas-témoins et cas-cohortes emboitées (ou nichées) dans les cohortes. Ce type de schéma d’étude permet de conserver tous les avantages des études de cohortes (collecte des facteurs de risque indépendamment des événements), tout en limitant le nombre de sujets à analyser, donc les coûts.

Les recherches recueillant l’information à l’échelle de sous-groupes de population
Les séries chronologiques consistent à suivre, en un même lieu (une ville par exemple), l’évolution du niveau d’exposition à un facteur (les polluants atmosphériques), et à la mettre en relation avec l’évolution du nombre de nouveaux cas d’un événement de santé. Elle ne permet de s’intéresser, en général, qu'aux effets à court terme de l’exposition (quelques jours ou semaines) et n’est utilisable que lorsqu’un enregistrement journalier des « cas » est disponible (admissions hospitalières par exemple).

LES ÉTAPES DU JUGEMENT DE CAUSALITÉ
La notion de causalité est, en épidémiologie, de nature probabiliste. Du fait de la variabilité

interindividuelle (chaque être vivant est unique, et réagit différemment dans la même situation), une cause de maladie n’est ni nécessairement présente, ni nécessairement suffisante pour être avérée : tous les malades de cancer du poumon ne sont pas fumeurs, et tous les fumeurs n’auront pas un cancer du poumon ; par contre, en moyenne, un fumeur a plus de risque d’avoir un cancer du poumon qu’un non fumeur. Mais, comme le soulignait déjà Claude Bernard, il n’existe pas d’individu moyen... Aucune recherche isolée n’est capable de démontrer, à elle seule, un lien de cause à effet entre un facteur de risque et la survenue de la maladie. Pour prouver qu’un facteur de risque est non seulement associé à la survenue de la maladie mais encore responsable de celle-ci, de nombreuses étapes sont nécessaires.

Une première étape est de montrer que le risque de maladie est plus élevé lorsqu’on est exposé au « facteur de risque » considéré. Les recherches épidémiologiques sont destinées à établir des associations entre des facteurs d’exposition et le risque de survenue d’une maladie. La force de ces associations est quantifiée grâce à différentes mesures statistiques, dont le « risque relatif ». Celui-ci est le rapport du risque observé chez les sujets exposés au risque observé chez les non-exposés. Lorsque le risque est plus élevé chez les exposés, le risque relatif est alors supérieur à la valeur 1.
Exposition : désigne le contact d’un individu avec un polluant présent dans l’environnement.

D’une façon générale, cette exposition dépend du niveau du polluant dans chaque microenvironnement (ou compartiment de l’environnement : air intérieur, extérieur, alimentation, eau de boisson), des lieux de vie et du comportement du sujet (régime alimentaire par exemple). Dose : quantité du polluant absorbée par l’organisme (exprimée par exemple en g ou mg par unité de poids du sujet, ou encore, dans le cas de rayonnements, par joule par Kg de tissu, ou gray). Elle dépend de l’exposition et de certaines caractéristiques physiologiques (débit respiratoire par exemple) ou comportementale du sujet.

Pour autant, la preuve de la nature causale de la relation entre facteur de risque et survenue de la maladie n’est pas démontrée. Différents arguments sont pris en compte, faisant intervenir diverses disciplines. Le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), agence de l’OMS chargée notamment de dresser la liste des agents considérés comme cancérogènes pour l’être humain, a for
malisé le processus de jugement de causalité.
Le Circ classe les agents étudiés en trois groupes principaux : Groupe 1 (cancérogène avéré), Groupe 2A (cancérogène probable) et Groupe 2B (cancérogène possible). Pour figurer au Groupe 1 des cancérogènes avérés, le Circ considère qu’une « évidence épidémiologique suffisante » est la seule condition indispensable. Le Groupe 2A est défini par une « évidence épidémiologique limitée et une évidence expérimentale (expérimentation animale) suffisante », et le Groupe 2 B par une « évidence épidémiologique limitée et évidence expérimentale non suffisante »

On considère donc que les données épidémiologiques (presque toujours de nature observationnelle) sont prépondérantes dans le jugement de causalité. Une « évidence épidémiologique suffisante » requiert de réunir des arguments qui ont été formalisés en 1965 par l’épidémiologiste anglais Sir Bradford Hill. Il s’agit essentiellement (il y en a 9 au total) de la force de l’association entre l’exposition et le risque de maladie (évalué par le risque relatif), de la stabilité de l’association qui doit être retrouvée dans des résultats de recherches différentes, selon des méthodes différentes et dans des populations différentes, de l’existence d’une relation dose réponse (plus la dose est élevée, plus le risque augmente), de la temporalité de la liaison (l’exposition doit précéder la maladie). S’ajoutent à ces éléments de nature épidémiologique, la plausibilité biologique concernant des mécanismes d’action aux niveaux biologique et physiopathologique, et des arguments expérimentaux observés chez l’animal. Comme l’indiquait Bradford Hill lui-même « Aucun de ces arguments ne peut apporter une preuve indiscutable de la causalité et aucun ne doit être considéré comme un critère indispensable pour affirmer la causalité (sauf celui de la temporalité) ». Ainsi, la preuve formelle de la causalité est souvent, en épidémiologie, un écueil infranchissable, alors qu’il faut bien agir et prendre des décisions de santé publique.

En pratique, le cheminement est long pour accumuler les observations nécessaires à l’analyse : il peut s’écouler de 5 à 10 ans, voire plus, entre la formulation d’une hypothèse de recherche appuyée sur de premières observations et l’établissement d’un lien causal entre un facteur de risque et la survenue d’une maladie.

CAUSALITÉ, IMPUTABILITÉ INDIVIDUELLE ET CONSÉQUENCES SOCIALES
L’établissement d’une relation de nature causale entre un facteur de risque et une maladie ne permet pas d’attribuer à ce facteur la responsabilité de la survenue d’un cas de maladie chez une personne. En effet, comme on l’a souligné, la plupart des maladies sont d’origine multifactorielle et devant un cas particulier le médecin ne dispose habituellement pas d’éléments lui permettant de décider lequel des facteurs susceptibles d’avoir induit la maladie est en cause (sans compter les facteurs non encore identifiés ... il en existera toujours !). L’existence d’une relation de causalité avérée permet simplement d’affirmer que la probabilité de développer la maladie est plus élevée chez les personnes exposées au facteur de risque, parfois de façon très importante (un gros fumeur a 15 à 20 fois plus de chance d’avoir un cancer du poumon qu’un non-fumeur), souvent de façon modeste (risque augmenté de quelques pourcents). Mais, du fait de la variabilité qui caractérise le vivant, il existe et il existera toujours une part d’inexpliqué dans la survenue de la maladie. Les individus sont des êtres uniques dont la susceptibilité à la maladie et la réponse au traitement ne peuvent être complètement prédites exactement. Le hasard est l’indépassable horizon de la santé. Seule l’approche populationnelle de l’épidémiologie permet de le réduire, mais pas de le supprimer.