De l’imposture économiste

Comme ses consœurs, les autres « sciences » humaines, la science économique n’est pas une science au sens que la philosophie en général et l’épistémologie en particulier accordent à ce mot.


Comme ses consœurs, les autres « sciences » humaines, la science économique n’est pas une science au sens que la philosophie en général et l’épistémologie en particulier accordent à ce mot.

La scientificité ne peut être affirmée que d’un domaine d’étude où les phénomènes sont modélisables, quantifiables, mathématisables, expérimentables et prédictifs. En somme, n’est réellement scientifique que la mécanique physicienne. L’économie est incapable de satisfaire ces divers critères tous ensemble. Elle n’est donc que très partiellement scientifique pour certains de ses aspects, les plus triviaux, les plus élémentaires, mais en tant que discipline, elle ne l’est pas.

La « science économique » connaît deux branches, deux écoles, deux doctrines bien connues. L’une est une approche sociologique et étudie certains comportements humains liés à la production ou à la consommation de biens et de services, repérables dans certains circuits d’activité assortis des notions d’échange, de contrat, de richesse, de commerce, etc.

L’autre, que l’on pourrait appeler, en étendant un peu son sens, l’approche économétrique, vise à singer la science physique et à mathématiser des « lois » objectives et prédictives liées à ces comportements sociologiques particuliers.
C’est cette seconde branche qui a pignon sur rue, qui conseille les princes qui nous gouvernent et qui excitent les médias à grands coups de PIB, de taux de chômage, d’indice de croissance ou de récession, de valeurs d’échange ou de cours boursiers. C’est cette seconde branche qui est une imposture notable.

Elle est une imposture parce qu’elle se fonde sur des agrégats artificiels (le PIB en est un notoire exemple) qui ne représentent rien de phénoménologique et qui ne forment qu’un ensemble de paramètres arbitraires, choisis non par objectivité, mais par commodité, voire facilité. Par un curieux retournement épistémologique, les grandeurs économiques qu’utilisent ces fallacieuses modélisations sont choisies parce qu’elles existent quantitativement dans les recensements statistiques des agences et officines officielles, mais non parce qu’elles représentent la réalité économique vécue.
Cette réalité relève, d’ailleurs, des sciences de la complexité qui, on le sait (cf. mon Un univers complexe, OXUS, 2011), ne prennent sens et valeur que loin des réflexes mécanicistes et réductionnistes qui fondent encore la « science » économétrique.

Non, l’activité humaine, parce qu’elle est complexe, n’est jamais réductible à un ensemble d’équations – linéaires qui plus est ! – censées en refléter la « logique » quantitative. Il y a à cela deux bonnes raisons de bon sens : les activités humaines n’obéissent pas à une logique (au sens physicien et mathématique du terme), et elles ne sont jamais réductibles à une quelconque quantification, puisqu’elles sont essentiellement subjectives, fantasques, intuitives, désirantes, irrationnelles.

Quelques prix Nobel d’économie – qui ne sont pas des prix Nobel au sens strict, mais des prix décernés par la Banque de Suède selon le modèle « Nobel » – ont d’ailleurs été attribués à des professeurs d’économie pour avoir clairement et indubitablement démontré – notamment en suivant Benoît Mandelbrot sur les modélisations fractales – que les cours de Bourse ne suivent aucune logique rationnelle et qu’ils ne sont que le fruit résultant d’un vaste ensemble statistique de délires subjectifs et irrationnels. Bref : cela relève tout bonnement de la fantasmagorie... Et tous les gourous, experts, spécialistes ou analystes des cours boursiers ne sont que des charlatans.

Par exemple, la valeur réelle d’une entreprise cotée en Bourse n’a strictement aucun rapport avec le cours de ses actions. De même, la richesse réelle d’un pays n’a rigoureusement aucune relation avec la cotation que lui attribuent les bandits des agences de notations.

Prenons ce second exemple. Qu’est-ce que la richesse d’une Nation ? Comment peut-on l’évaluer ? Pourquoi voudrait-on l’évaluer ? Quels sont les paramètres judicieux à utiliser pour réussir une évaluation fiable, représentative, utilisable ? Les évolutions et fluctuations de cette richesse sont-elles modélisables, donc prédictibles ?

Toutes ces questions relèvent, il est vrai, plus de l’épistémologie que de la pratique quotidienne. Mais lorsque l’on pèse le poids de ces outils sur les opinions publiques et sur les décisions des gouvernants, on comprend qu’il y a urgence à les poser clairement et à y répondre rigoureusement.
Première question : la richesse est-elle quantifiable ? Mais qu’est-ce que la richesse ? La richesse, on le sait bien depuis longtemps et mieux encore depuis la dénonciation, par les faits eux-mêmes, de l’absurdité de la finance et de la financiarisation de l’économie, est infiniment plus que ce que son bilan comptable nous en dit. Bien sûr, il y a des flux mesurables que l’on peut comptabiliser, des flux entrants et des flux sortants (la balance des paiements), et des variations de flux (des plus- ou moins-values, des valeurs ajoutées ou retirées, etc.) et de stocks (les évolutions des réserves et autres « trésors de guerre »). Mais est-ce là la seule source de richesse ? Ne faut-il pas aussi intégrer, dans ce calcul, les forces vives des gens de ce pays, leur degré d’instruction et de savoir-faire, leur niveau de conscience et de mobilisation, leur goût de l’effort ou de l’entreprise, leurs capacités, talents, courages, intelligences, etc. ? Ne faut-il pas aussi tenir compte de ses patrimoines écologiques et naturels, et de ses patrimoines noétiques et culturels, de ses forêts, lacs et rivières ou montagnes, de ses laboratoires et centres de recherche, de ses bibliothèques et collections, de ses tissus et réseaux d’activités démonétisées (bénévolats, trocs, solidarités et entraides, prosumérismes, etc.) ? On comprend très vite que les maigres et piteux agrégats retenus par la « science économiste » ne font pas le poids et ne représentent, au mieux, que la petite partie émergée de l’iceberg économique réel.

Bien plus, la montée en puissance de l’économie immatérielle met de plus en plus en avant la pertinence et la puissance de ces patrimoines immatériels qui, tant au niveau de la Nation que de l’entreprise, deviennent de plus en plus stratégiques (puisque tout l’avenir dépend surtout d’eux) et de moins en moins quantifiables. Que valent une idée, un talent, un génie, une intelligence ? Que valent un projet, une intention, une volonté, un rêve collectif ? Que valent un courage, une persévérance, une opiniâtreté ? Que valent une résilience, une résistance, une obstination ? Et pourtant, ce sont eux qui sont déterminants, depuis toujours, dans l’histoire des Nations et des hommes.

Le capitalisme – qui n’est qu’un mode économique sans être ni moral ni immoral, sans être ni divin ni diabolique, mais qui n’est qu’une méthode de financement des investissements matériels –, le capitalisme, donc, et la finance qui en est l’âme damnée, ont induit une idée fausse et gravissime : l’identification des patrimoines au seul capital. Les patrimoines réels des Nations et des entreprises sont infiniment plus variés et plus riches – mais moins quantifiables, voire pas quantifiables du tout – que son seul patrimoine financier et monétaire, comptable et bilantaire.

Pour mener ma vie vers plus de joie et de plaisir, mon intelligence, ma mémoire, mes savoirs et savoir-faire, mes talents me seront beaucoup plus utiles que les quelques sous que j’ai en poche. Certes, ces quelques sous me faciliteront la vie et seront, le moment venu, probablement très bienvenus, mais là n’est pas l’essentiel, loin s’en faut, et le croire ne conduira qu’à d’amers déboires. Les patrimoines financiers contribuent à la richesse, c’est indéniable, mais ils n’en sont que l’écorce extérieure, ils n’en sont que l’emballage. Si on ne triche pas – ce qui est de plus en plus rare en matière d’évaluation économique où l’idéologie et la politique priment si souvent la simple honnêteté – l’emballage prend la forme du cadeau, mais il n’est jamais le cadeau.

Deuxième question : quel étalon de richesse est-il adéquat pour quantifier la part éventuellement quantifiable de la richesse ? L’évaluation de la richesse des gens ou des Nations n’a pas toujours été monétaire comme elle l’est encore massivement aujourd’hui. En économie agraire, l’hectare est bien plus pertinent que telle bourse d’écus émis par tel hobereau local, où le laiton se mêle joyeusement à l’or et où les rognures égratignent la valeur nominale supposée ? L’économie marchande a mis la monnaie (donc les États qui en garantissent, par droit régalien, la valeur, la fiabilité et la convertibilité et les banques qui en sécurisent la circulation) au centre de son dispositif économique. La monnaie, en tant qu’instrument de commerce et d’échange, est le fluide vital de l’activité marchande : elle symbolise les flux d’échanges qui irriguent les marchés. Elle circule dans l’espace et dans le temps, et permet de différer les deux termes de l’échange : les patates que l’on produit et le tissu que l’on convoite. Mais cette monétarisation du commerce s’est insidieusement et fallacieusement étendue à toutes les activités économiques : la monnaie en est venue à ne plus seulement symboliser une valeur d’échange permettant de différer sortie et entrée, mais à devenir l’instrument de valorisation de tout facteur économique. Économie et monétisation (donc financiarisation) en sont devenues synonymes : l’économie est la « science » des flux monétaires. Ce qui n’est pas monétisable n’est pas économique, ou plutôt n’est pas économiste. Et le dogme économiste – repris en chœur par les boursicoteurs, banquiers, financiers et autres requins – affirme : « Tout est monétisable ! Tout est évaluable en termes de monnaie et de valeur financière ! ». Faux ! On confond là valeur et prix. Nietzsche, déjà, avec l’acidité aiguë qu’on lui connaît, écrivait : « Tout ce qui a un prix n’a pas de valeur ». Sans aller aussi loin, la distinction nette entre valeur et prix – donc entre valeur d’usage et valeur d’échange – est capitale. Une chose prend valeur avec la joie ou l’utilité qu’elle procure à son détenteur. Son prix n’est que la quantité de monnaie que l’on a déboursée pour la détenir. Et la corrélation entre cette valeur et ce prix n’est que très relative, très subjective et très élastique. Alors, allons au bout du raisonnement (ou est-ce une résonance ?) : il nous faut hardiment passer d’une économie des prix (celle des comptabilités artificielles) à une économie de la valeur (celle des utilités réelles). À ce stade surgit alors la question de l’utilité. Qu’est-ce que l’utilité ? Pour qui ? Par rapport à quoi ? Cette caisse à outils n’inspire rien à cet intellectuel aux mains torves, mais induit une excitation jubilatoire chez ce bricoleur aux doigts d’or... Et pourtant, son prix de vente chez le marchand sera le même dans les deux cas. Si tous deux se laissent fléchir et se fendent de l’achat de ladite caisse à outils, il y a fort à parier que notre intello n’en fera jamais rien de bon et que son argent aura été dépensé en pure perte, alors que notre bricoleur en tirera des merveilles pratiques, dont les valeurs cumulées feront bien vite paraître dérisoire le prix qui fut payé.

À la question : « Combien gagnes-tu ? », est-il plus sérieux de répondre 1 500 € par mois ou 200 courriels par jour ? De quelle richesse parle-t-on, encore une fois ?

Albert Einstein a eu le génie de comprendre que les étalons de mesure qu’utilise l’expérimentateur varient autant que les grandeurs mesurées : l’étalon de longueur ou de durée se contracte ou se dilate selon la vitesse de l’observateur. C’est le fondement de sa théorie de la relativité. En économie, il en va de même. L’étalon de mesure de la richesse (la monnaie) varie dans l’espace (les diverses monnaies nationales) et dans le temps (les fluctuations des cours). Ainsi, la valeur comptable de ma maison ne sera pas du même montant selon qu’on l’estime en dollars ou en euros, ni selon qu’on l’estime en dollars de 1961 ou en dollars de 2011.

Cela débouche sur la notion de totale relativité des prix, au sens le plus einsteinien du terme.

Toutes ces estimations différentes des valeurs comptables du même bien évitent le chaos de l’absurde en établissant des relations de conversions entre les étalons utilisés. Ouf ! On a eu chaud. Le dollar de 1951 « vaut » 18 fois plus que celui de 2011. L’euro d’aujourd’hui « vaut » 1,35 dollar d’aujourd’hui. Mais comment sait-on cela ? D’où viennent ces fameux taux de conversion ? Réponse : de nulle part. Ils sont purement artificiels et souvent arbitraires. Comment comparer le dollar de 1961 avec le dollar de 2011 ? Réponse : en comparant les pouvoirs d’achat et donc les prix des marchés à ces deux époques. Soit ! Mais le « panier de la ménagère » a tellement changé entre 1961 et 2011, entre les USA et la France. On compare des pommes et des poires ce qui, comme chacun sait, est une faute mathématique rédhibitoire. Comme toujours en « science » économique, l’erreur vient de tautologies cachées qui faussent complètement ces raisonnements aux apparences rigoureuses. Pour convertir des dollars 2011 en dollars 1961, il suffit de mesurer des rapports des prix de marché... exprimés en dollars. De même, le rapport entre dollar d’aujourd’hui et euro d’aujourd’hui est déterminé par les cours de change, eux-mêmes déterminés par les croyances de opérateurs qui font semblant de croire que l’avenir aux USA sera meilleur qu’en Europe (le dollar, aujourd’hui, est en fait de la fausse monnaie adossée à une économie spéculative et financière purement virtuelle, soutenue par la seule planche à billets verts).

Tous ces problèmes, si l’on veut vraiment les résoudre pour sortir de l’arbitraire et des artifices économistes, pointent vers l’instauration d’une monnaie mondiale unique, fixée une fois pour toutes, purement conventionnellement, en attribuant un prix définitif au kilo d’or, par exemple. Ainsi cessera, une fois pour toutes, le cercle vicieux des spéculations monétaires et des « valeurs refuges » absurdes. Aujourd’hui que le dollar américain est en totale déliquescence et ne peut plus faire office d’étalon économique international, les efforts tendent vers cette monnaie unique mondiale au travers d’une étape : un panier des monnaies les plus représentatives de l’économie mondiale : euro, yuan, yen, dollar...

Troisième question : le produit intérieur brut (PIB), qui est l’indicateur central et basal de tout l’édifice macro- économiste, est-il pertinent ? La réponse est évidemment négative. Pour deux raisons majeures.

La première raison est que les PIB ne représentent que l’économie officielle, licite et visible, celle des déclarations d’impôts, ce qui, à l’échelle mondiale où bien des États n’ont pas la rapacité et l’agressivité fiscales de nos pays, ne représente qu’un sixième du total de l’économie réelle. Aux côtés de cette économie officielle viennent se poser l’économie maffieuse (illicite et invisible), qui pèse le même poids qu’elle, et les économies pirates (illicites et visibles comme le travail au noir, les copies illégales, les « tombés du camion » etc.) et démonétisées (licites et invisibles comme le troc, le prosumérisme, les monnaies privées, etc.) qui, chacune, pèsent d’un poids au moins double de l’économie officielle (les PIB).

La seconde raison de la non-pertinence du paramètre PIB vient d’un artifice comptable. Tout quiconque sait fort bien que ce qui représente l’état réel d’une entreprise tient en ses patrimoines ; les comptes de résultats (le chiffre d’affaires qui, diminué des dépenses, donne le cash-flow puis le bénéfice, après amortissements) ne sont qu’une des contributions à l’évolution de ces patrimoines (les autres étant des revalorisations ou des dévaluations intrinsèques). Or, qu’est-ce que le PIB d’un pays sinon son seul chiffre d’affaires ? Même le boutiquier du coin de la rue a parfaitement compris que faire gonfler son chiffre d’affaires en faisant du volume, mais en vendant à perte chaque produit, conduira sa florissante affaire à la faillite... sauf à combler le déficit en puisant dans ses patrimoines accumulés au fil des ans. C’est exactement ce que font les États contemporains : ils préservent artificiellement la croissance économique (entendez : la croissance de leur PIB c’est-à-dire celle de leur « chiffre d’affaires ») en s’endettant et, donc, en épuisant leurs réserves patrimoniales ; ce qu’ils redoutent plus que tout, pour des raisons électorales et sociales évidentes, c’est l’inflation c’est-à-dire, au fond, la baisse massive – et inéluctable – des pouvoirs d’achat réels.

Selon une anecdote fameuse, le roi du Bhoutan aurait, à la tribune de l’ONU, proposé de remplacer le PIB par le BIB (le bonheur intérieur brut), ce qui est loin d’être une boutade puisque, au fond du fond, le seul grand ressort universel de l’existence humaine est ce bonheur inquantifiable qu’aucune comptabilité au monde, fût- elle nationale, ne pourra jamais enfermer dans ses algorithmes. Mais moins poétiquement, l’heure a sonné de remiser le PIB dans les placards : la réalité économique est patrimoniale, donc à la fois humaine (éducative et culturelle) et écologique (biodiversité et gisements des ressources) et n’est jamais réductible à des indicateurs quantitatifs macro-économistes.

Deux autres exemples intéressants : le taux de chômage et le niveau de pauvreté.
Le taux de chômage a reçu une définition purement administrative : est chômeur quelqu’un qui s’est inscrit dans une agence d’État ad hoc et qui bénéfice de certaines prestations sociales. Chômeur est un statut, pas un état. Il suffit donc de changer les critères d’inscription ou de trier les données selon une autre grille de lecture statistique pour faire évoluer les taux de chômage dans le sens souhaité par les politiques. Nos États ne s’en privent pas, États-Unis en tête. Le chômeur n’est pas forcément un demandeur d’emploi – et encore moins un chercheur d’un emploi – mais le bénéficiaire d’allocations.

Il en va de même pour la notion de seuil de pauvreté, qui fait encore parfois larmoyer dans les chaumières. Est pauvre celui dont le revenu officiel déclaré est inférieur à ce seuil. Et ce seuil est calculé selon le critère Eurostat comme étant à 60 % du revenu médian national déclaré. Pour être « pauvre », il suffit donc de gagner beaucoup d’argent au noir (économie pirate), de vivre plantureusement en autarcie (économie démonétisée) ou de dealer en banlieue (économie maffieuse). Et on confond alors, honteusement, pauvreté et misère ! Car le pauvre – comme le chômeur – jouit d’un statut alors que le miséreux – comme le sans travail – subit un sort.

La solidarité nationale s’adresse à des statuts, pas à des états du sort. Aux USA, on confesse aujourd’hui (novembre 2011) environ 10 à 12 % de chômage, alors que 21 % de la population adulte sont sans revenu et émargent aux bons alimentaires de l’État fédéral. Pourquoi cet écart qui va du simple au presque double ? Parce que 10 % des Américains adultes sont en fin de droit ou en illégalité ou en rupture administrative...

Et il en va de même en France !
On comprend alors le sourire – mi-crispé, mi-cynique – qui doit accueillir les prévisions économistes en matière de PIB, de chômage ou de pauvreté relative sinon de pouvoir d’achat.

Quatrième question : pourquoi et comment la richesse évolue-t-elle ? Le sport favori – et pris très au sérieux par les dirigeants – des économistes est la prévision. Ce prévisionnisme touche toutes les facettes du fait économique. L’économétrie, quoiqu’ayant été un cuisant échec « scientifique » dans les années 1980 et suivantes, continue de sévir et de laisser croire qu’une mise en équation du fait économique permettra d’en clarifier la mécanique. Oui, mais voilà : le fait économique est un processus complexe (au sens scientifique de ce terme), ce qui implique nécessairement qu’il n’est ni mécanique ni réductible ni déterministe ni analytique, qu’il est susceptible d’émergences, de ruptures et de bifurcations toutes plus imprévisibles les unes que les autres, qu’il demande, pour être modélisé, une infinité de paramètres(très majoritairement inconnus et diablement cachés) reliés entre eux par une infinité d’équations (très majoritairement inconnues et diablement non linéaires).

Autrement dit, pour parler pratiquement français, l’éco- nométrie – la mathématisation prédictive de l’économie – est une chimère. Si gouverner c’est prévoir, alors piloter la macro-économie est impossible. D’ailleurs, disons-le nettement, la macroéconomie, cela n’existe tout simplement pas. Ou, plus exactement, la macroéconomie n’est que la résultante statistique de toutes ces infinités de mouve- ments microéconomiques qui forment la réalité immédiate et quotidienne des activités humaines. Elle se constate, mais elle ne se commande pas. Le rêve des théoriciens de l’économie du xxe siècle était de faire, pour l’écono- mie, ce que la thermodynamique, au xixe siècle, avait fait pour la physique : créer un outil statistique agrégeant des grandeurs d’état comme la température, la pression, l’en- thalpie ou l’entropie, dans des équations déterministes. L’idée aurait pu être séduisante, mais elle était entachée de trois tares natives.

La première de ces tares est qu’à l’inverse des atomes des gaz quasi parfaits qu’étudie la thermodynamique technique, les acteurs économiques ont des interactions fortes, nombreuses et complexes entre eux ; ils ne sont pas linéairement indépendants les uns des autres, comme le sont les atomes d’hélium dans un réservoir.

La seconde tare est que ces mêmes acteurs économiques, au contraire des atomes de gaz, ne sont pas soumis aux lois déterministes élémentaires de la physique de la matière ; leurs comportements relèvent d’autres logiques que de la mécanique newtonienne, et ils sont largement imprévisibles du fait de l’énorme composante psychologique et émotionnelle qui les anime.

 

Marc Halévy

                                                                              

Si cet extrait vous a intéressé,
vous pouvez en lire plus
en cliquant sur l'icone ci-dessous 

 Vers une autre économie