De nombreuses études montrent qu’une proportion importante et croissante de la population a recours, de façon régulière ou ponctuelle, à des méthodes de traitement qui sortent du cadre de la médecine conventionnelle. On peut évoquer un certain nombre de facteurs pour justifier ce phénomène. Autrefois, l’autorité du médecin n’était jamais contestée car les patients ne pouvaient pas accéder facilement aux informations scientifiques ou médicales permettant de remettre en cause son jugement. Le professionnel de la santé exerçait seul la responsabilité du traitement et de ses modalités par une sorte de délégation de pouvoir implicite sur le corps de ses malades. Le développement exponentiel des moyens d’informations et leur démocratisation, notamment par l’accès à Internet, ont modifié l’attitude intellectuelle et psychologique du public face aux questions de santé et l’ont amené, lorsqu’il se trouve face à la maladie, à explorer des pistes souvent inconnues de son médecin.
Les scandales qui ont, ces dernières années, éclaboussé les instances françaises de la Santé publique au plus haut niveau, le caractère impersonnel et essentiellement technologique de la médecine moderne, son manque d’ouverture, pour ne pas dire son ignorance quant aux autres systèmes thérapeutiques, ont accéléré cette émancipation du public.
Il est aujourd’hui fréquent qu’un patient, dans le cadre spécifique de sa pathologie, connaisse mieux les diverses possibilités de soins et la façon pratique d’y accéder que le médecin qu’il consulte, lequel, malgré son savoir médical indiscutablement plus étendu, est souvent incapable d’exercer un jugement objectif ni même d’exprimer un conseil quant à des solutions alternatives au protocole thérapeutique normatif qui lui a été enseigné. Il s’ensuit une rupture de communication entre le soignant et le soigné, ce dernier décidant, en dernier recours, de suivre la thérapeutique qui lui paraît la mieux adaptée, très souvent sans en informer son médecin. C’est une situation regrettable qui conduit le patient à expérimenter des traitements hasardeux ou simplement incompatibles entre eux, voire à s’engager dans l’automédication. La méfiance ressentie par une partie de la population envers le corps médical est une réaction compréhensible mais globalement excessive : la plupart des professionnels de la santé sont des praticiens consciencieux et compétents et le recours à des médecines complémentaires mal identifiées, exercées par des personnes aux qualifications diverses, n’est pas un progrès en soi. En fait, la majorité des usagers reconnaissent que la médecine occidentale moderne a réalisé des progrès remarquables et inégalés dans de nombreux domaines mais ils n’acceptent plus que des instances inaccessibles, qu’elles soient politiques ou médicales, choisissent pour eux comment ils doivent être soignés ; ils souhaitent pouvoir se diriger, de leur propre initiative, vers les méthodes thérapeutiques qui leur semblent efficaces, compte tenu de leurs pathologies et de leurs affinités personnelles, fussent-elles subjectives. Le problème posé, en termes de santé publique, consiste donc à diversifier l’offre de soin en élargissant le champ des pratiques thérapeutiques.
Deux obstacles majeurs s’opposent encore à cette ouverture. Le premier est idéologique. En Occident, le système médical institutionnel s’est construit historiquement sur le modèle du progrès scientifique perçu comme résultant d’une succession de ruptures, de révolutions scientifiques dans le sens donné par Thomas Samuel Kuhn1. Or, bien que la médecine chinoise ne puisse être considérée comme un système monolithique, les apports et ajustements successifs qui constituent son évolution se sont opérés d’une façon beaucoup plus fluide, avec une plus grande continuité épistémologique. Ces changements conceptuels ne sont donc perceptibles qu’au prix d’une étude internaliste approfondie qui impose des connaissances préalables sur la langue et sur la civilisation et que peu de médecins occidentaux sont en mesure de réaliser. D’autre part, les paradigmes sur lesquels s’appuie la biomédecine sont fondés sur une représentation de l’être humain globalement influencée par la révolution mécaniste qui s’est opérée à partir de la Renaissance et qui a conduit à voir l’homme comme une machine dont la connaissance anatomique est essentielle. Les Chinois, sans renier la réalité structurelle du corps, ne lui accordent pas une influence aussi déterminante. De la vision occidentale découle l’apprentissage par la dissection et la recherche fondée sur l’expérimentation animale, tandis que la médecine chinoise ne considère pas comme une évidence a priori le fait de pouvoir inférer du mort sur le vivant, ni de l’animal sur l’homme. Le déve- loppement de la chirurgie, dans laquelle on agit directement sur la structure, est une des conséquences pratiques de cette théorie de l’ « homme-machine » et l’on sait la place importante qu’elle occupe en médecine occidentale, tandis que la médecine chinoise s’est davantage orientée vers les méthodes de transformation des lésions plutôt que vers leur exérèse. Les différences conceptuelles participent donc à la difficulté de communication entre les deux systèmes médicaux, d’autant plus que la médecine occidentale se positionne en tant que paradigme dominant, peu enclin à admettre l’altérité de savoirs étrangers, envisageant tout au plus l’intégration de techniques ou de substances exotiques à son propre corpus, en les extirpant de leur contexte. En France, cette vassalisation de la médecine chinoise s’exprime nettement dans la formation des médecins acupuncteurs – médecins généralistes à orientation acupuncture, selon la omenclature en vigueur – qui suivent un cursus long et difficile en médecine occidentale, puis une courte formation, sous forme de week-ends, en acupuncture, comme si cette thérapeutique pouvait être un simple prolongement ou une spécialité de la biomédecine. On peut cependant observer, depuis quelques années, une évolution progressive qui est favorable à une meilleure reconnaissance de la médecine chinoise, aussi bien dans le monde universitaire que dans le grand public. Il apparaît, en fait, que la résistance idéologique repose essentiellement sur des préjugés qui se dissipent devant une information juste et dépassionnée.
Le deuxième obstacle, plus délicat, est économique. Il n’est pas seulement question de la crise de l’assurance maladie qui ne constitue pas un contexte favorable pour introduire de nouvelles pratiques lorsque la tendance dominante est de restreindre le champ des prestations remboursées. Cette problématique est contextuelle et ne concerne pas tous les pays dans la même mesure. En France, le monopole de la Sécurité sociale et le champ restreint des assurances complémentaires laissent peu de place à la prise en charge de traitements inno- vants ou sortant d’un cadre de référence étroit. Seule l’acupuncture pratiquée par des médecins de formation occidentale y est partiellement remboursée, ce qui est extrêmement limité, par rapport aux règles en usage dans des pays voisins, de culture très proche, comme la Suisse. Cependant, le problème principal est ailleurs. La recherche médicale est financée à la fois par les États et par l’industrie pharmaceutique qui investit afin de pouvoir s’approprier, à travers des brevets, de nouveaux médicaments, principalement fondés sur la découverte de principes actifs pouvant être produits et distribués à large échelle. Or, la médecine chinoise est difficilement brevetable, pour deux raisons majeures. Tout d’abord parce que la plupart des substances utilisées sont connues depuis fort longtemps et relèvent donc du domaine public. Aucun groupe privé n’a intérêt à investir dans la recherche sur des produits qui sont et demeureront publics, c’est- à-dire libres de droits, le retour d’un tel investissement étant très improbable. Par ailleurs, le principe même de la pharmacopée chinoise repose sur des combinaisons complexes et non, comme c’est le cas dans la biomédecine, sur des molécules identifiées et reproductibles exactement à l’identique. Chaque prescription est donc un ensemble d’ingrédients naturels ou préparés, constitués eux-mêmes d’un certain nombre de principes isolés qui interagissent les uns sur les autres au cours de la préparation, le résultat de la composition étant très différent de la somme des effets individuels des ingrédients. En médecine chinoise, c’est donc la formule, entité thérapeutique à part entière, qui répond à l’ensemble du tableau clinique considéré comme un ensemble synthétique, indivisible. Cette conception est totalement opposée à celle de la médecine occidentale qui recherche, par une approche analytique, à isoler le principe actif afin de l’employer pour produire ou inhiber un mécanisme physiologique précis. Vouloir traiter un ensemble de symptômes par les effets cumulés supposés d’une liste d’ingrédients est incompatible avec la démarche épistémologique de la médecine chinoise. Or, la sacro-sainte A.M.M. (autorisation de mise sur le marché) d’un médicament, préalable indispensable à sa commercialisation, ne peut pas s’appliquer à des formules complexes d’ingrédients naturels dont l’analyse chimique est sujette à variations, selon les récoltes, la conservation et de multiples facteurs. Enfin, l’individualisation très poussée de la thérapeutique est peu compatible avec le développement de spécialités prêtes à l’emploi qui, si elles existent en Chine, ne constituent qu’une partie restreinte des ordonnances des vrais médecins chinois qui donnent presque toujours des préparations magistrales. Il en découle que la médecine chinoise classique n’est pas brevetable et difficilement industrialisable, ce qui explique le marasme économique de la recherche dans cette discipline. Il est toujours possible, bien sûr, d’instrumentaliser la médecine chinoise en la considérant comme un creuset de matières premières dont on pourrait tirer des principes actifs exploitables en médecine occidentale : sa pharmacopée constitue une source extraordinaire de substances thérapeutiques largement expérimentées pendant des siècles, rapportées par d’abondantes sources écrites et couramment utilisées dans tout l’Extrême-Orient. D’ailleurs, un nombre croissant de chercheurs, en Chine surtout, s’y consacrent. Et il faut se réjouir qu’on découvre ainsi de nouveaux médicaments. Cependant, la médecine chinoise risque fort de perdre son identité et de disparaître totalement si la seule façon d’obtenir des crédits pour l’étudier consiste à orienter les recherches selon les normes et les objectifs de la médecine occidentale.
1. T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972.
Eric Marié
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