Docteur Douchka PEYRA
Voilà des années que je « m’occupe » d’allaitement... Non... plutôt d’allaitements, au pluriel, de mères et de bébés en relation l’un avec l’autre, à travers l’allaitement peut-être, mais pas seulement à travers celui-ci, bien sûr. Au travers des ans, j’ai eu le privilège d’observer comment se nouent ces relations aux visages multiples, relations complexes parfois, très simples à d’autres occasions, relations toujours vivantes qui cherchent leur chemin, avec des hauts et des bas, comme toutes les relations. Liens qui s’installent avec bonheur ? Oui, parfois, mais aussi dans le désarroi, dans la consternation, dans l’étonnement.
N’est-ce pas le propre d’une relation que de se tisser petit à petit, au fil du temps, à force d’être nourrie et soignée par ceux qu’elle relie ? D’être unique, puisque les protagonistes sont uniques ? De ne pouvoir se calquer sur aucune autre, puisqu’il faut à chaque fois « réinventer la roue » ? Ne met-on pas sur les étiquettes accrochées aux plus beaux tissus : « Toute imperfection que vous pourriez observer n’est pas un défaut de fabrication mais signe la qualité naturelle et unique de cette étoffe » ?
Quand allons-nous comprendre qu’aucune relation ne peut se tisser comme sur des roulettes, sans heurts et erreurs, et que ce sont justement les moments difficiles qui nous incitent à être créatifs, à renforcer notre tissage, à puiser dans nos ressources ?
Devenir maman, devenir papa, ça ne s’apprend pas instantanément, et personne n’a jamais eu la science infuse. On a beau lire et regarder comment font les autres, il n’y a que sur le tas qu’on découvre vraiment ce que c’est. Et comme de bien entendu, rarement par la voie royale.
Il en est de même pour l’allaitement, qui fait partie d’une même aventure.
Lorsque nous mettons au monde notre enfant, c’est la découverte. Nous le connaissons si peu... pourtant il a habité notre ventre pendant de longs mois, et si nous avons été à son écoute, nous avons pu percevoir déjà sa manière de réagir aux événements qui l’entourent, c’est-à-dire à « nous ».
Notre activité, nos humeurs, nos émotions, notre fatigue, tout cela et beaucoup d’autres éléments encore sont venus « colorier » son vécu dans le fond de notre giron.
Certaines mamans ont déjà entamé un véritable dialogue avec le bébé bien avant son apparition au monde, mais la plupart d’entre nous ont bien du mal à en savoir un peu plus. Nous ne connaissons de lui que ses coups de pieds, les bobos que sa venue prochaine nous occasionne, et les joies et inquiétudes que tout cela nous fait ressentir. On « attend », comme on dit si bien... On attend qu’il se montre, pour le rencontrer vraiment. Et voilà qu’il est là, et que tout se bouscule. En quelques jours de temps, on doit être à la hauteur, parce qu’on est... sa maman. C’est plus facile à dire qu’à faire. Après tant de longs mois d’attente tout compte fait assez passive de son arrivée, nous voilà de garde 24h/24. Encore chavirée par la violence de l’accouchement, encore courbaturée et fatiguée, malmenée par nos hormones, par les visites qui nous inondent de bons mots, de cadeaux et de recommandations, loin de nos murs et de la sécurité de notre chez-nous, sollicitée par le personnel médical et autre tous aussi bienveillants, nous avons parfois bien du mal à faire connaissance avec le nouveau venu. A peine le temps de le toucher, de le renifler, de le regarder...
Pour certaines, cela va pourtant tout seul... Elles glissent dans la nouvelle relation avec délices, on les trouve rayonnantes et ronronnantes. Tout baigne.
Pour d’autres, c’est une autre paire de manches. Sont-elles « mauvaises mères » ? Inadéquates ?
Non, bien sûr. Mais c’est bien souvent l’idée qu’elles ont d’elles- mêmes... fatiguées par une grossesse difficile, ou un accouchement éprouvant, ou les soucis de la vie, ou les tracas concernant les autres enfants, ou les difficultés de leur couple, ou même rien de tout cela, mais simplement qu’ « avec celui-ci ça ne va pas tout seul ».
Savent-elles, ou faut-il leur rappeler, qu’aucun lien ne se noue en une fois, qu’on peut se donner du temps, qu’il faudra de la patience ? Qu’on n’a pas toutes un coup de foudre pour notre bébé, d’emblée, dès le premier instant ? Qu’aucun coup de foudre n’a jamais garanti la qualité et la durée du lien d’amour, même s’il en facilite grandement le démarrage ?
Mais alors, l’allaitement ? N’y a-t-il pas urgence ? Il faut que le petit mange ! Eh oui, l’allaitement...
Qu’est-il d’autre que le prolongement de ce lien qui se tisse entre nous et notre enfant, son reflet, sa traduction. On ne peut pas le mettre « à côté », l’en dissocier. Le lait qui jaillit de nous ou ne jaillit pas, n’est autre que la matérialisation de ce qui nous habite, à cet instant. C’est notre corps qui parle, qui dit. Oui, mon petit, viens près de moi, que je te nourrisse de mon corps, de ma chair, de ma chaleur, que je t’accueille. Ou encore, non, je ne suis pas prête, je suis si fatiguée, j’ai mal ou je ne me sens pas à l’aise ici, avec la visite de ma voisine de chambre qui m’observe, ce rideau qui est mal tiré, cette porte qui s’ouvre tout le temps. Non, parce que tu me fais mal en tétant, parce que je ne sais pas comment te tenir ou parce que j’ai peur, tu es si fragile, j’ai peur de mal faire, j’ai peur de ne jamais y arriver, on m’a toujours dit que ça n’irait
pas...
N’avons-nous pas mis des années pour apprivoiser les gestes de l’amour ? Les avons-nous seulement déjà apprivoisés ? Avons-nous seulement découvert combien notre corps parlait de tout ce que nous n’osions pas dire ? « J’ai peur, je n’ai pas confiance, en moi, en toi, en notre relation, j’ai besoin que ton regard sur moi me donne confiance, j’ai besoin de tendresse ». Savons-nous la fête des corps quand la confiance est là, quand on se sent accueilli par l’autre, comme on est, sans devoir se cacher ? Ou bien vivons-nous là aussi dans la crainte « de ne pas être à la hauteur » ?
Vu sous cet angle, il est vrai que l’allaitement nous « trahit », c’est- à-dire nous révèle à nous-même, aux autres, aussi. Oui, nous avons des doutes, des peurs, des manques de confiance... et alors ? Non, nous ne sommes pas parfaites, pas comme nous aurions aimé être, comme nous pensions être, ... et alors ? Ah ! La dure, la belle leçon de vie, qui nous apprend à nous aimer, à nous accepter comme nous sommes, fragiles, imparfaites, faillibles, mais tellement nous. Pouvons-nous être ou sommes-nous encore préoccupées de plaire, de nous conformer aux attentes des autres, y compris les attentes -supposées - de notre bébé ?
Sincèrement, veut-il vraiment une maman parfaite ou oserions-nous croire qu’il nous aimera tout bêtement comme on est ?
Anna Rousseaux de Léo
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