Marque lapidaire de tailleur de pierre à Rosheim (Bas-Rhin). collection de l’auteur.
Lors de sa visite d’un de nos beaux monuments du Moyen Âge, qu’ils soient civils ou religieux, le promeneur est parfois surpris de voir d’étranges marques gravées en profondeur sur les pierres d’un mur, d’un pilier, d’un escalier ou dans l’embrasement d’une fenêtre. Variant à l’infini, ayant les formes les plus diverses, mais étant toujours de petite dimension (< 10 cm), elles ne manquent pas de nous surprendre ! Quelle est la raison de leur existence ? Elle est professionnelle au départ. Il y avait tout d’abord ce que l’on appelle les « marques de pose ». Ce sont les plus simples, elles n’ont peu ou pas de caractère symbolique, elles servaient tout simplement à donner l’indication de l’endroit où elles devaient être placées sur un édifice. Il ne faut pas oublier que les pierres étaient taillées à même le sol et qu’ensuite elles étaient montées à l’emplacement désiré. Toutes les pierres ayant la même marque devaient donc être placées à un emplacement déterminé.
Les immenses chantiers du Moyen Âge nécessitaient d’avoir un grand nombre d’ouvriers issus de tous les corps de métiers, et, en particulier, les maçons et tailleurs de pierre. Chez ces derniers, un grand nombre d’entre eux étaient rémunérés « à la tâche », et il fallait bien qu’il y ait un moyen de reconnaître le travail de chacun. Aussi, chacun d’eux avait une « marque » qu’il gravait sur la pierre qu’il venait de façonner, d’où le nom de « marques lapidaires » que l’on donnait à ces entailles marquées en creux (ou parfois en relief) sur les parements des pierres. L’existence de ces marques est très ancienne, puisqu’on en a trouvé sur les pierres des temples de l’Antiquité gréco-romaine. Elles ont donné naissance à une science : la glyptographie (de glypto = pierre, et graphos = écriture).
Ces marques revêtaient un caractère symbolique. Si les « marques de tâcheron » étaient celles de tailleurs de pierre payés à la tâche et faisant un travail répétitif, il y avait aussi les marques des maîtres maçons et des tailleurs d’images (sculpteurs) qui étaient une véritable signature gravée dans la pierre. Nous pourrions prendre par exemple : les marques d’honneur ou Ehrenzeichen, des maîtres maçons de la Bauhütte germanique, que l’on rencontre sur les pierres des cathédrales de : Strasbourg, Cologne, Vienne, Zurich, etc. Ces marques étaient une véritable signature que ces maîtres d’œuvre apposaient sur leur chef-d’œuvre. Nous pourrions citer comme exemple celles encore très lisibles que l’on remarque dans l’escalier de l’œuvre Notre-Dame de Strasbourg. Ces marques avaient fait l’objet d’une remarquable étude de Franz Rziha à la fin du xixe siècle, où il montrait qu’elles étaient tracées à l’intérieur d’un canevas géométrique, un réseau spécifique à chacune des grandes loges d’Allemagne, de Suisse ou d’Autriche. La marque d’honneur était donc intimement rattachée à une Grande Loge et en la regardant, on pouvait ainsi savoir d’où elle venait.
Ces marques gravées depuis plus de huit cents ans dans la pierre des cathédrales sont un témoignage de ces artistes de génie et nous remémorent une page de notre Histoire.
Il y a de cela un ou deux siècles encore, les compagnons passant sur le Tour de France, nous en reparlerons plus loin, laissaient en certains lieux particuliers du Tour (Pont du Gard, Vis de Saint-Gilles du Gard, etc.) des marques de passage indiquant la date de leur passage, leur nom de compagnon et les outils du métier (équerre, compas, règle, bisaiguë, marteau bretté, etc.). Ce qui permettait de justifier de leur passage sur des endroits bien précis du Tour de France. On s’est longuement interrogé sur la signification de ces marques. En dehors de celles étudiées par Franz Rziha, dont nous avons l’explication de leur élaboration, nous sommes dans le vague le plus complet pour les autres marques lapidaires rencontrées sur des monuments religieux ou non. Elles ont un sens et une signification certaine, dont seul celui qui l’a composée connaît le secret. Certaines ne montrent-elles pas le soleil, la lune, des outils, une main, la trace d’un pas, une clef, des végétaux, diverses formes géométriques faites au compas, des initiales (probablement celles de son propriétaire), une date d’élaboration... ?
D’autres ont un sens ésotérique certain. Ce sont celles montrant l’équerre et le compas entrecroisés, parfois avec un troisième outil barrant les deux premiers. L’association de l’équerre et du compas ne se rencontre-t-il pas aujourd’hui en Franc-maçonnerie et dans le Compagnonnage ? Le mystérieux « Quatre de Chiffre », barré ou non de petits traits, sur lequel on a échafaudé quantité d’explications, apparaît dans des corps de métiers aussi différents que les tailleurs de pierre, les sculpteurs, les couvreurs, les maçons, les carriers et les maîtres verriers. Il apparaîtra plus tardivement comme marque d’imprimeur, d’éditeur et d’enlumineur. L’explication la plus vraisemblable serait religieuse : en faisant le « signe de croix », ne décrit-on pas un quatre ? Mais aussi, peut-être, une référence aux Quatre Évangélistes, aux Quatre Couronnés, etc. Le sens mystique paraît certain.
Ces marques, nous le verrons plus loin, ont été « récupérées » par la Franc-maçonnerie spéculative moderne, essentiellement la Maçonnerie anglo-saxonne, d’ailleurs. Il y a même aujourd’hui en Angleterre une « Grande Loge des Maîtres Maçons de Marque », indépendante de la Grande Loge Unie d’Angleterre, et fleuron du système maçonnique anglais.
Jean-François Blondel
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