De Ziusudra à Noé : tous Dans le même bateau

Ivan Verheyden

« Nescire quid antea quam natus sis acciderit id semper puerum esse. »

(C’est être un éternel enfant que d’ignorer ce qui s’est passé avant nous.)
Cicéron
Quelqu’un qui, vers les années 1840, descendrait l’Irak en longeant le cours du Tigre ou de l’Euphrate, depuis l’ancienne Mésopotamie du Nord jusqu’au golfe (arabo-)Persique, ne suivra qu’une route caillouteuse entre une succession monotone de collines, dont de rares nomades rencontrés diront qu’on appelle cela des « tells », des monticules. Hérodote, Strabon et quelques autres nous parlaient bien de Babylone, mais les Assyriens qui leur succédèrent, par exemple, n’étaient connus que par les récits bibliques, invérifiables. D’autre part, aucun recoupe- ment ne pouvait encore se faire avec l’histoire égyptienne : s’il est vrai que Jean-François Champollion avait décrypté les hiéroglyphes en 1822, on n’en était encore qu’à déchiffrer tous les documents épigraphiques et littéraires qui s’étaient accumulés au fil des ans.
© OXUS

Petit historique des campagnes de fouilles
Quelqu’un qui, vers les années 1840, descendrait l’Irak en longeant le cours du Tigre ou de l’Euphrate, depuis l’ancienne Mésopotamie du Nord jusqu’au golfe (arabo-)Persique, ne suivra qu’une route caillouteuse entre une succession monotone de collines, dont de rares nomades rencontrés diront qu’on appelle cela des « tells », des monticules. Hérodote, Strabon et quelques autres nous parlaient bien de Babylone, mais les Assyriens qui leur succédèrent, par exemple, n’étaient connus que par les récits bibliques, invérifiables. D’autre part, aucun recoupement ne pouvait encore se faire avec l’histoire égyptienne : s’il est vrai que Jean-François Champollion avait décrypté les hiéroglyphes en 1822, on n’en était encore qu’à déchiffrer tous les documents épigraphiques et littéraires qui s’étaient accumulés au fil des ans. Le fils de Figeac devait d’ailleurs mourir d’épuisement dix ans plus tard. Pour ce qui est des Sumériens, c’était bien simple : on n’en soupçonnait même pas l’existence ! Les premières découvertes allaient, comme souvent en sciences, être le fait d’amateurs éclairés. En 1842, Paul-Émile Botta fut nommé consul de France à Mossoul. Diplomate et non archéologue, sa passion pour l’histoire avait encore été intensifiée par son passage en Égypte. Les archéologues pour leur part, s’en tenant à leurs propres spéculations bibliques – ils recherchaient partout le moindre vestige pouvant être associé à un nom dans la Bible –, avaient fini par abandonner, aucun monument ne se trouvant à l’endroit où on pensait qu’il devait être. Heureusement, Botta suspectait les tells – hüyük en turc, tepe en persan – d’être les vestiges de cités mésopotamiennes, que le temps et les vents de sable avaient fait disparaître. Il débuta par le site de Ninive, mais sans succès. Cependant, informé par un de ses ouvriers, il se rendit au village de Khorsabad où il était censé trouver de nombreuses « briques à inscriptions ». En deux ans de fouilles, il mit au jour le palais du roi néo-assyrien Sargon le Grand aux confins de Ninive. Malheureusement, mises en contact avec la lumière et l’air chauffé à blanc, les sculptures se dégradaient rapidement et Botta chargea son collègue de dessiner le plus de copies possible des monuments et des inscriptions, puis rentra à Paris.

L’année suivante, en 1845, un jeune Britannique du nom d’Austen Henry Layard, en route vers Ceylan où il avait décroché un job dans une plantation de thé, fit une halte touristique en Irak. Amateur d’histoire ancienne lui aussi, il s’y attarda, d’abord pour quelques semaines, puis pour plus d’une décennie. Fouillant les tells assyriens, il exhuma à Nimrud les fameux taureaux ailés puis, mettant ses pas dans ceux de Botta, il redécouvrit Ninive sur la colline de Kuyundjik. Les fouilles se poursuivirent jusqu’en 1854. Layard mit au jour le palais de Sennachérib (704-681), mais surtout, dans la couche en dessous de ces ruines, la fabuleuse bibliothèque d’Assurbanipal, roi assyrien de 668 à 631 avant J.-C. Ce sont quelque 25 000 tablettes, plus ou moins bien conservées, qui allaient être partagées entre les autorités ottomanes à Constantinople et le British Museum à Londres...

Quelques mots sur la personnalité de ce roi. Une des tablettes nous apprendra que, à peine né, il sera placé dans un sanctuaire où, plus tard, lui sera enseigné l’art des scribes, et il conservera toute sa vie le goût de l’érudition. Néanmoins, il devra également se comporter en chef de guerre, car le gigantesque empire néo-assyrien dont il a hérité suscite des convoitises. En riposte, il entreprend la conquête de l’Égypte et rase Thèbes de fond en comble. Mais son esprit est ailleurs. En fin lettré, il n’a qu’une ambition, alimenter le fonds de sa grande bibliothèque à Ninive, sa capitale. Il adresse des lettres à ses fonctionnaires, telles celle-ci :
« Recherchez toutes les tablettes qui se trouvent dans les maisons des lettrés et dans l’Ezida [temple néobabylonien de Borsippa, au sud de Babylone], recherchez les tablettes rares, qui sont inconnues de vous et qui n’existent pas en Assyrie et envoyez-les-moi. »

Les « lettrés confisqués » dans le privé le sont parce que leurs tablettes proviennent de l’enseignement qu’ont reçu les scribes, ou alors parce qu’ils sont spécialistes dans un métier bien précis. On perçoit ici la méthode : les jeunes scribes copient des textes qu’ils peuvent garder toute leur vie, et certaines professions les incitent à une étude approfondie de tablettes spécialisées. Contrairement à la bibliothèque d’Alexandrie, celles de Ninive (il y en a deux réparties dans deux palais) sont privées, n’appartenant qu’au roi et à quelque usage personnel pour des gens très éduqués, comme les corps de métiers liés aux temples. Les textes sont toujours de très haut niveau, tant dans la linguistique que dans la complexité de l’œuvre écrite, au point que, sur certaines représentations, les scribes sont vêtus comme des dignitaires, signe de leur statut éminent. Les textes, tous rédigés en cunéiforme, couvrent tout un éventail de documents, allant des archives royales et de la comptabilité des rations des travailleurs jusqu’aux contrats commer- ciaux ou de mariage et de divorce. On y trouve également une majorité de textes divinatoires (phénomènes astraux, présages dans les entrailles d’animaux, observations d’événements quotidiens) destinés à protéger le roi et la sécurité de son royaume, mais aussi les textes canoniques traitant du savoir (philologie, astrologie, magie, exorcismes, médecine, mathématiques, astronomie), des compilations géographiques, des œuvres littéraires, etc. Enfin, des rangées entières de tablettes évoquent les dieux, leurs généalogies, leurs pouvoirs et leurs hauts faits architecturaux ou guerriers, mais également des événements incongrus qui se seraient produits au cours de leurs règnes ou dans les temps anciens, et dont les scribes assuraient consciencieusement la préservation. Mais les assyriologues n’y virent aucun intérêt précis et dès lors les classèrent avec les « textes mythologiques ». Ajoutez à cela l’apport des rois précédents et des confiscations, on arrive à près de 5 000 œuvres en 30 000 tablettes dans la bibliothèque d’Assurbanipal à Ninive.

Cependant, les conservateurs du British Museum n’étaient guère enthousiastes ; il y avait mieux à faire que de recoller tous ces morceaux de terre, d’autant plus que personne n’était capable d’en déchiffrer les inscriptions !

Ce sera cependant chose faite en 1857, grâce aux travaux de Henry Rawlinson. Lorsqu’en 1835, voyageant dans le nord du Proche-Orient jadis sous la coupe des rois perses, il suivit un moment la route bordée de rochers inaccessibles qui reliait Babylone à Ecbatane, et s’aperçut brusquement que sur l’un d’eux figurait un relief sculpté long de 12 mètres et gravé de nombreuses inscriptions, toutes en cunéiforme. Sa pierre de Rosette à lui sera cette inscription gravée dans le roc à Behistun en Perse, à environ 250 kilomètres au nord de Suse. Sculptée et gravée en -521 sur ordre de Darius Ier durant la deuxième année de son règne, elle devait commémorer son arrivée au pouvoir et consigner ses hauts faits. La représentation s’accompagnait de longues inscriptions dont la traduction, assurée par Rawlinson et d’autres, révéla qu’il s’agissait d’un compte rendu en trois langues : le vieux persan, l’élamite, et l’akkadien. Le vieux persan ressemblait au sanskrit, la langue souche indo-européenne : ce rapprochement devait accélérer le déchiffrement du vieux persan et, de là, on put établir la nature et le sens des deux autres langues. D’abord l’élamite, dont l’usage se limitait alors au sud de l’Iran, ensuite l’akkadien, qui figurait avec d’autres dans le tableau des linguistes en tant que « sémitique », et où il se caractérise comme étant la langue-souche de l’assyrien, du babylonien et du cananéen. Le point commun entre ces trois langues de Behistun était l’usage de la même écriture cunéiforme, dans laquelle chaque signe exprime une syllabe entière et non une simple lettre. Mais c’est l’hébreu (le cananéen), langue de la Bible, qui apportera la solution : étant demeurée l’unique langue parlée, lue et écrite inchangée à travers les âges, elle donna à Rawlinson la clé du déchiffrement qui sera achevé en 1857.

Un homme appelé George Smith passait à l’époque ses congés dans les galeries du British Museum. Passionné d’orientalisme, il dévorait tous les ouvrages sur la question. Le conservateur l’embaucha comme « réparateur » des fameuses tablettes exhumées de la bibliothèque d’Assurbanipal. Avec un doigté extraordinaire – il était, de son métier, graveur en billets de banque –, George Smith ne se contenta pas seulement de restauration, il se mit aussi à regrouper les tablettes selon leurs inscriptions, et à les déchiffrer. Un jour de 1872, ses collègues assistèrent à un spectacle very shocking :

« Redéposant une tablette sur la table, écrit l’archéologue E.A. Wallis Budge, il bondit et se lança dans un tour de la pièce, en proie à une grande excitation et, à la surprise des gens présents, se mit à se déshabiller ! »

Le 3 décembre, il fit une communication devant la Société d’archéologie biblique, intitulée « The Chaldean Account of the Deluge » ; elle fut publiée dans les Transactions de la Société en juillet de l’année suivante. L’annonce par George Smith qu’il venait de découvrir une version assyrienne du Déluge fit grand bruit. L’émotion fut telle que les savants demandèrent la reprise des fouilles à Ninive. Le Daily Telegraph offrit une récompense de mille guinées (bien plus que mille livres) afin de compléter le récit assyrien, moyennant l’exclusivité, bien sûr. C’est Smith qui s’y colla. Au bout de huit jours déjà, un morceau portant 17 lignes supplémentaires était mis au jour, et au final, c’est porteur de 384 nouveaux fragments qu’il revint d’Irak. Cette fois, on était en mesure de combler les trous et de boucler les douze tablettes du récit, dont la « tablette du Déluge », la tablette XI de l’épopée de Gilgamesh. Seulement, au grand dam des experts, aucun roi de ce nom ne figure sur les listes des rois babyloniens ou assyriens ; un héros du nom de Gilgamesh est présenté dès les premières lignes de la tablette I comme roi d’Uruk, une cité qu’il aurait entourée de murs larges aux remparts élevés, mais hélas aucune cité ne portait ce nom, ni en Babylonie ni en Assyrie ; enfin, une fois les fragments rassemblés, on découvre que le nommé Gilgamesh n’est même pas le héros du Déluge, car celui-ci s’appelait Utnapishtim ! De quoi se tirer une balle dans la tête pour un assyriologue...

Poursuivons (et terminons) notre petit historique. Ernest de Sarzec, vice-consul à Bassorah, fouille à Tello (« le Tertre ») et met au jour l’ancienne ville sumérienne de Lagash (1877). Les découvertes seront tellement nombreuses et inestimables que les archéologues français s’y relayeront jusqu’en 1933 (le reste du travail se faisant au Louvre) et, cerise sur le gâteau, on exhume de la bibliothèque de la cité plus de 10 000 tablettes d’argile à inscriptions. En 1887, c’est l’université de Pennsylvanie à Philadelphie qui entre dans la ronde. Les épigraphistes ayant établi que le centre religieux de Sumer devait être une cité du nom de Nippur, un professeur d’hébreu de l’université, John Peters, réussit à obtenir d’elle le soutien académique et le concours financier de donateurs pour monter une expédition en Irak. Le site n’est pas difficile à trouver : au centre géographique du sud mésopotamien se dresse un immense tertre, que les gens du coin appellent Niffar, « nombril du monde » ; on y mènera quatre campagnes de fouilles, de 1888 à 1900, d’abord dirigées par Peters puis par Hermann Hilprecht, un assyriologue de réputation internationale. Le bilan est qualifié de « sans précédent » : rien que dans un quartier de la cité réputé pour avoir été réservé aux écritures et à la science, la bibliothèque livre près de 30 000 tablettes ou fragments d’argile, dont beaucoup d’inspiration mythique et d’autres consacrées aux mathématiques ou à l’astronomie, remontant au iiie millénaire avant notre ère. Mais l’expédition tourne court : Peters se met à accuser Hilprecht d’attribuer des emplacements trompeurs aux trouvailles annoncées, ce qui constituerait une faute professionnelle, mais aussi d’avoir passé un accord avec le sultan turc de Constantinople afin d’avoir quelques « cadeaux » pour sa collection privée, en échange de quoi il lui réservait la plupart des objets, ce qui équivaudrait à spolier l’université de Pennsylvanie. La controverse fait rage de 1907 à 1910 ; une commission d’enquête interne à l’université conclut (bien sûr) que les accusations de fautes professionnelles sont sans fondement, mais on ne parle plus d’un accord présumé avec le sultan. Pourtant, bon nombre des tablettes de Nippur se retrouveront plus tard bel et bien à Constantinople, et la collection privée d’Hilprecht sera livrée à Iéna, sa ville universitaire en Allemagne. Circulez, il n’y a rien à voir !

Devant une telle cacophonie, l’archéologie du Proche-Orient change son fusil d’épaule. Finis les amateurs dont le but essentiel était de réunir un maximum d’objets pour, avec l’accord des cheikhs locaux, les envoyer en Europe, afin que les savants puissent travailler dessus. Dorénavant, on désignera des architectes et des ingénieurs qui restent sur place et s’appliquent à obtenir de grands dégagements afin d’avoir une idée plus exacte du cadre de vie quotidienne des Mésopotamiens. Le premier chantier new-look sera confié à Jacques de Morgan, ingénieur des Mines de son état, et ce seront les fouilles de Suse, en Perse juste passé la « frontière » (1897). Deux ans plus tard, c’est l’architecte allemand Robert Koldewey qui est chargé par Guillaume II d’entamer des fouilles méthodiques à Babylone. Il en aura pour dix-huit ans ! La Babylone primitive avait été incendiée et détruite de fond en comble par le roi néoassyrien Sennachérib, mais fut reconstruite par un successeur puis fortifiée par le roi néobabylonien Nabuchodonosor II, celui de l’exil des Juifs en -587 après la prise de Jérusalem... et, subséquemment, du Nabucco de Verdi. Les murailles de Babylone étaient effectivement colossales, démontrant ainsi que les descriptions d’Hérodote n’étaient pas aussi fantaisistes qu’on l’avait cru ; Koldeway ramena à la lumière les palais, les temples, la ziggurat (tour de Babel) et les jardins suspendus de « Sémiramis ». Deux de ses assistants s’en vont explorer Assur (1903) et aussi Uruk (1912), en même temps que l’abbé H. de Genouillac fait des fouilles dans les ruines de Kish. C’est le moment (en 1911) où deux chercheurs allemands exhument les vestiges d’habitats chalcolithiques (âge du cuivre) dans le nord de la Mésopotamie, de part et d’autre d’Assur ; ce sont von Oppenheim pour le site le plus récent de Tell Halaf le long du fleuve Khabur, l’unique affluent de l’Euphrate, et Herzfeld pour le site le plus ancien à Samarra sur le Tigre. Seulement, nous sommes là en pleine protohistoire, vers -4000 selon la chronologie courte et -5600 voire -6000 selon la longue, et à cela on ne s’attendait pas : il fallait encore creuser plus profond !

La Première Guerre mondiale va quelque peu ralentir les fouilles, mais après elles vont s’accélérer vertigineusement au point de proclamer que l’entre-deux-guerres restera dans l’Histoire comme étant l’âge d’or de l’archéologie orientale. Mais entre-temps, bien des choses ont changé dans la discipline : les méthodes de fouilles sont réglementées par des protocoles, le personnel aidant sera plus qualifié. À la technique de prospection horizontale va succéder la verticale, celle qui procède par tranchées jusqu’à atteindre le sol vierge, celui au-dessous duquel on ne trouvera plus aucune trace d’activité humaine : cela permettra de reconstituer chronologiquement toute l’évolution culturelle, depuis les origines pré- et protohistoriques jusqu’à l’époque historique. Mais cette fois, l’archéologie sera enfin le fait d’archéologues professionnels. On verra alors se multiplier les campagnes de fouilles : celles dirigées par Leonard Woolley à Eridu et Ur, avec la découverte d’un autre site proto- historique à El Obeid ; celles de Stephen Langdon à Kish et découverte d’encore un site protohistorique à Djemdet Nasr ; celles des Allemands, qui reprennent le chantier d’Uruk ; celles d’André Parrot, qui retourne à Lagash, explore Larsa et met au jour la cité de Mari (Tell Hariri) sur l’Euphrate dans le nord de la Mésopotamie. Les découvertes sont telles que les historiens seront contraints de réviser substantiellement le tableau de l’histoire du Pays entre les Deux Fleuves.

Version assyrienne du Déluge : Utnapishtim
Jusqu’à l’avènement de l’assyriologie, il est bon de le rappeler, la Bible était l’unique source historique nous relatant des événements survenus en Asie mineure avant -550. Les Grecs et les Romains en avaient perdu toute souvenance. Mais même ainsi, un vide abyssal séparait le déluge de Noé de l’époque où, vers -1900, Abraham avait quitté sa ville d’Ur en Chaldée, pour aller s’installer en terre de Canaan. Seul événement retenu par la Bible durant cet intervalle de temps : la construction de la tour de Babel par le roi Nemrod. C’est tout. Et voici que les aventures d’un roi sorti d’on ne sait où venaient étoffer tout cela, quinze cents ans avant l’Iliade. L’épopée de Gilgamesh était très en vogue dans l’Antiquité, particu- lièrement au iie millénaire. Une version en a été retrouvée dans les archives de la capitale impériale des Hittites, Boghazköy. D’autres fragments furent recueillis à Sultantepe en Turquie. Il y eut même des traductions en égyptien. Et finalement un fragment, modeste mais important, trouvé à Megiddo en Palestine, semble démontrer qu’une version cananéenne ou palestinienne a dû exister, et que donc les premiers auteurs de la Bible étaient familiarisés avec l’épopée. L’analyse approfondie des tablettes par les assyriologues révèle qu’elles ne sont pas le produit d’un milieu ni d’une époque donnée, ni même d’un seul peuple.

Issus de la mythologie, qu’on appellera sumérienne pour le moment, et composés de poèmes indépendants globalement rédigés à la fin du llle millénaire, tous les textes sont incontestablement de conception sumérienne, tant par leur style que par les notions religieuses qu’ils véhiculent. Mais l’un raconte comment Gilgamesh lutte contre le roi Akka de Kish ; un autre relate l’expédition contre le géant Humbaba, gardien de la forêt des Cèdres ; dans un troisième, c’est le combat du héros contre le Taureau céleste envoyé par la déesse Innana pour le trucider parce qu’il avait repoussé ses avances ; enfin, un quatrième développe le thème de l’hubris, un concept grec qui signifie « orgueil » ou « démesure », celle du héros toujours victorieux qui ne sait pas s’arrêter à temps (la quête de l’immortalité) et offense les dieux, faisant écho au thème du châtiment et de la mort.

La Liste des rois sumériens donne dix rois antédiluviens, ayant régné au total 432 000 ans (selon le prêtre historien hellénisé Bérose) ou 456 000 ans (selon le prisme en cunéiformes dit « de Weld-Blundell »). La Bible, pour mémoire, en donne dix également, mais qui ne régnèrent en moyenne que 900 ans chacun (sauf le septième, Enoch, qui « fut pris par Elohim » à l’âge « solaire » de 365 ans). Les cinq cités antédi- luviennes sont également mentionnées dans ces répertoires : elles se nomment Eridu, Badtibira, Larak, Sippar et Shuruppak. Après le Déluge, « la royauté redescendit du ciel », à Kish cette fois, une autre ville du golfe Persique. La dynastie de Kish régna 24 510 ans, avec 24 rois (moyenne 1 020 ans). Puis la dynastie s’installa à Uruk, 2 310 ans pour 12 rois (moyenne 190 ans), pour se continuer à Ur, première dynastie de 177 ans et 4 rois. La moyenne est ainsi tombée à 44 ans, chiffre plausible ; inutile de rappeler que, dans la Bible, on assiste au même raccourcissement de la vie des patriarches. Le deuxième roi de la dynastie d’Uruk était Enmerkar. Il eut le privilège de voir ses trois descendants déifiés. Son fils Lugal-banda, troisième roi, était berger et il épousa la déesse de la Lune Nin-Sun. Puis ce fut le tour de Dumuzi, quatrième roi, un pêcheur devenu par la suite un dieu babylonien célèbre, sous le nom de Tammuz. Enfin, Gilgamesh, cinquième roi, était lui aussi fils de Nin-Sun et de Lugal-banda : à ce titre, il était donc pour deux tiers divin par sa mère, dont il avait hérité de la beauté, la force et l’infatigabilité, et un tiers humain par son père, à qui il devait malheureusement son statut d’être mortel. Son conflit intérieur venait de là, entre le désir d’être dieu et le destin d’être humain. L’épopée qui porte son nom en est le reflet : sa quête n’est plus que celle de l’immortalité.

Gilgamesh, sorte d’Ulysse ou d’Hercule, accompagné de son ami Enkidu, s’en va lancer quelques défis. Enkidu meurt par suite d’une lutte sans merci avec un « taureau céleste ». Inconsolable, le héros se décide à partir à la recherche de son ancêtre Utnapishtim, le seul survivant du Déluge, et à tenter d’apprendre de sa bouche comment il a réussi à atteindre l’immortalité. La tablette XI contient dès lors la narration du Déluge par son héros, sans que ne soient précisées les raisons de ce cataclysme, le récit n’étant que prétexte à expliquer son sort. À l’issue du récit, Utnapishtim offre à Gilgamesh la possibilité de récupérer la plante d’immortalité au fond de l’apsû : notre héros, lesté de lourdes pierres à ses pieds, s’empare de la plante (non sans se piquer), tranche alors les cordes et est rejeté sur la rive. Là, il annonce qu’il va la ramener à Uruk. Au moment de faire halte pour la nuit, il repère un puits aux eaux fraîches et y descend, mais aussitôt un serpent sent l’odeur de la plante et, silencieusement, il quitte la terre et emporte la plante pour, sur-le-champ, rejeter sa vieille peau. Honteux et confus, Gilgamesh rentre à Uruk, bredouille sur toute la ligne. Après sa mort, il deviendra, selon la légende, un des juges dans le monde des Enfers.

Cette onzième tablette de l’épopée de Gilgamesh est donc la version assyrienne du Déluge, celle qui fut retrouvée dans les ruines de la bibliothèque d’Assurbanipal à Ninive. Elle remonte au viie siècle avant notre ère, ce qui est relativement tardif. L’épopée entière, intitulée Celui qui a vu toute chose (comme d’habitude, les premiers mots du poème), est faite de 12 tablettes de 300 vers chacune environ, soit 3 600 lignes au total. Le récit du Déluge – celui que découvrit George Smith – comporte 326 lignes, dont 200 environ sont intactes. Résumons les données qui s’y trouvent relatées.
• Les dieux habitaient Shuruppak, et ils décidèrent de déclencher le Déluge, confié au grand dieu Enlil, dieu du vent, des tempêtes et des montagnes. Point. Pas d’explication.
• Le dieu Ea (Enki en sumérien) avertit Utnapishtim, un sage de Shuruppak, l’incite à démolir sa maison, et lui fait construire un bateau, aussi long que large, pour y embarquer toutes les espèces vivantes.
• Le Déluge dure six jours et sept nuits, et les dieux eux-mêmes sont épouvantés par ce qu’ils ont déclenché.
• Le bateau s’échoue sur le mont Nisir.
• Le septième jour, Utnapishtim lâche successivement une colombe, puis une hirondelle, mais elles reviennent toutes les deux, et finalement, il lâche un corbeau qui, lui, ne revient plus.
• Utnapishtim offre un sacrifice aux dieux, qui sont attirés comme des mouches par l’odeur agréable qui s’en dégage.
• Enlil se fâche tout rouge end écouvrant qu’ il y a des survivants,mais Ea le ramène à la raison.
• Utnapishti et sa femmes ont rendus immortels comme les dieux,et Enlil les place à l’embouchure des fleuves.
D’autres exemplaires de cette version assyrienne ont, depuis, été retrouvés dans les sites de Kish, Ur, Sippar, Nippur, Assur et Uruk, permettant ainsi de combler quelques lacunes. Mais la rédaction de l’épopée de Gilgamesh remonte au moins à la dynastie du roi Hammurabi de Babylone (monté sur le trône en -1792), puisque la même version, mais en babylonien cette fois, y fut retrouvée. Ajoutons enfin que, en 1910, Hermann Hilprecht exhuma des fouilles de Nippur un petit fragment de 13 lignes rédigées en babylonien, et remontant à la Ire dynastie, toujours celle d’Hammurabi. Le texte donne des instructions pour construire le bateau : « Ce bateau sera un bateau de course et son nom sera : “Gardien de la vie”. Qu’il soit fort à sa partie supérieure et à sa partie inférieure. »
Version babylonienne : Atra-hasîs Bon. À l’époque de George Smith, on était déjà très content d’avoir retrouvé une version assyrienne du Déluge. Si l’on avait su ! En 1898, un certain Théophile Pinches publia la traduction d’une tablette, rédigée en babylonien, et conservée au British Museum. Elle relatait une révolte des dieux, mais qui pouvait savoir qu’elle faisait partie d’un mythe plus étendu ? Et la tablette fut classée. Ce n’est qu’à partir de 1922 que les savants allaient avoir la puce à l’oreille. Une tablette trouvée à Sippar, dans une couche remontant à la Ire dynastie de Babylone (xviiie siècle), fut étalonnée comme suit : « Seconde tablette. Inumâ ilû awilûm (Quand les dieux... hommes). Son total 439 (lignes). De la main d’Ellit- Aya, scribe junior. Mois de Shabat, 28e jour, année en laquelle Ammî- saduqa, le roi, bâtit Dûr-Ammî-saduqa, à l’embouchure de l’Euphrate. »

(Cette identification à la fois de l’œuvre et du scribe se nomme un « colophon ».) On connaissait ce roi, il a régné de -1647 à -1626 et construisit un fort durant la onzième année de son règne. La tablette remonte donc à l’an -1636.

Malheureusement, il ne nous reste que 50 lignes sur les 439. Puis, en 1931, sur le même site, on déterra une autre tablette, rédigée le mois d’Ayyar, durant la douzième année du règne. Il y est dit qu’elle comporte 390 lignes, qu’elle est la troisième et dernière, que l’ensemble du poème fait 1 245 lignes. Résultat : la première devait en fournir 416 lignes. Finalement, en 1956, un petit malin du nom de Jorgen Laesse, se rendit compte que la première tablette... était celle de Théophile Pinches. La tablette, dont nous n’avons que 170 lignes, est le « mythe d’Atra- hasîs ». Réflexion faite, George Smith en avait trouvé à Ninive 17 lignes en assyrien (le fragment dit « DT 42 », pour Daily Telegraph), et on disposait, par ailleurs, d’encore quatre colonnes de la même origine. Un coup de chapeau, en passant, à la persévérance des assyriologues !

Et pourtant, on aurait dû se douter de quelque chose... Si vous lisez la fin de la tablette de Gilgamesh consacrée au Déluge, vous verrez, ligne 187 : « Au Très sage j’ai fait voir un rêve : le secret des dieux, [c’est ainsi qu’] il l’a appris. » En l’occurrence, c’est Ea qui tente de se justifier devant les autres dieux d’avoir prévenu Utnapishtim.

Comme il ne pouvait trahir un secret des dieux, il avait utilisé un subterfuge, en s’adressant à la paroi de roseaux dont était faite la hutte d’Utnapishtim (« Écoute, haie ! Cloison, prête attention ! », vers 22) : ainsi le vent, agitant les roseaux, leur ferait répéter ses mots, en un murmure qui informerait le roi. Ce qui compte ici, c’est bien sûr le qualificatif employé par Ea pour nommer celui qui, logiquement et d’après le contexte, devait être Utnapishtim, « le Très sage »....

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