La vie exceptionnelle de Gëorgia Knap


Le 25 avril 1866, Georges, à qui sa famille donnera le surnom de « Gëorgia » pour le différencier d’un de ses cousins, naît à Troyes, 2 rue des Tauxelles.

Les premières années de sa vie sont celles de tout enfant et aucune aptitude particulière, pouvant en faire un enfant prodige, n’attire l’attention de ses parents.
À l’âge de 7 ans, sa sensibilité s’éveille et la personnalité profonde de Gëorgia Knap se fait jour, doublée d’une grande sensibilité... à un âge où les autres enfants se sentent peu concernés par leur environnement.
Marqué par un séjour à la campagne, il raconte :
« Pour mes vacances de Pâques, comme j’étais le premier de ma division, on m’emmena à la campagne, aux bords de l’Ile Aumont, près de Troyes. Quelle joie j’éprouvais, moi qui n’avais jamais quitté le faubourg Croncels où j’étais né, qui ne connaissais de la nature que la poussière de la route avec laquelle je construisais des maisons de boue, ou bien la vase du Gué qui baignait notre maison et d’où je tirais les sangsues qui peuplaient mes aquariums.

Le voyage s’effectua de nuit, notre cousin Drège me prit le soir tombant dans sa carriole, et à dix heures du soir, nous arrivâmes au hameau de Bray, près des Bordes, dans la chaumière de mon grand-père Thaimard. Mais pendant ce voyage nocturne où mes yeux cherchaient à percer les ténèbres, les troublantes senteurs de sève qui montaient des buissons et des prés voisins, étaient pour moi choses nouvelles qui commençaient à préparer mon imagination à la féerie du prestigieux printemps qui, de sa baguette magique, faisait sortir de terre des merveilles dont je ne soupçonnais même pas l’existence.

Je ne dormis pas, j’entendis aux premières heures du jour les coqs saluer Phébus embrumé, grand ordonnateur de cette inoubliable matinée d’avril. Aussi, ce fut avec un ravissement inexprimable que mes yeux s’ouvrirent au spectacle merveilleux de la nature, à ce moment où une divinité m’apparut dans cette œuvre sublime de la création.

Je restai des heures assis devant la porte de la chaumière à regarder cette vie absolument nouvelle, les poules, les pigeons, les oies étaient autant de nouveautés pour moi et je ne me rassasiais pas de leurs ébats ; Tom lui-même fut mon ami des premiers instants, se couchant à mes côtés, et ne me quittant plus comme un dévoué protecteur.

Mais où ma surprise fut complète, c’est quand la grand- mère Margoton me fit passer dans le clos ; lorsque la petite porte s’ouvrit devant moi, un cri de surprise et d’admiration me cloua sur place.
Dans le pré descendant en pente douce vers l’Ozain, les pommiers étendaient, au-dessus de ma tête, la féerie florale de leur rose magnifique, des primevères jaunes, par mil- liers, dressaient leurs têtes embaumées au-dessus de l’herbe grasse, des narcisses par groupes nombreux égayaient la prairie de leur blancheur et de leur pénétrante odeur ; des marguerites en rangs pressés bordaient le ruisseau de leur tiges souples, les abeilles couraient alertes vers les calices des fleurs qui s’ouvraient pour les recevoir, je restai immobile, ne comprenant pas ; il me semblait être le jouet d’un rêve, l’immense clameur de tout un peuple d’insectes montait de terre en un hymne d’ivresse vers la vie ; les peupliers au loin formaient un rideau vert tendre à ce tableau inoubliable pour moi qui frappa mon imagination enfantine plus que n’importe quel spectacle au monde entrevu par la suite.

Ma main s’approchait tremblante de ces fleurs délicates et ma grand-mère pour m’enchanter davantage me dit : “ Tout cela est pour toi, tu peux prendre ! ”

Alors, je m’élançai, je cueillis à pleines mains ces fleurs enchanteresses, je les portai à mes lèvres, mon cœur battait à ce beau rêve ! Tout le jour, je fis des gerbes, que j’allais porter en offrande à un être imaginaire, je cherchai des violettes dont la haie était remplie, je descendis vers le ruisseau, j’écoutai les yeux grands ouverts de surprise la musique nouvelle pour mes sens, de la brise se jouant dans les hauts peupliers, tout s’illuminait autour de moi, et prenait des couleurs, des contours et des senteurs étranges.

Quand il me fallut, au bout d’une semaine, quitter ce lieu de délices, je ne cessai de pleurer tout un jour ; j’allai dire adieu à mes chères fleurs, à l’herbe embaumée dans laquelle j’aimais à m’étendre pendant que les pommiers laissaient tomber sur moi l’avalanche de leurs pétales aux troublantes senteurs de rêve. »

Ce texte montre un don d’observation, d’assimilation et, surtout, une extrême sensibilité, rare chez un jeune enfant, laissant présager, chez Knap, des aptitudes futures particulières.

Vers 9 ou 10 ans, il dessine, avec beaucoup de talent d’ailleurs, les expériences auxquelles il se livre (char tracté par des oies, concert de percussions, création d’un théatre de Guignol, bateau à roue, armée pour laquelle il fabrique costumes et armes)... qui lui valurent plus de remontrances que d’applaudissements.

Avec le décès de sa mère, tout un pan de sa vie, fait de joie et d’insouciance, s’effondre. Son père, facteur, ne peut s’occuper de ses trois enfants et Gëorgia doit travailler. Il a 13 ans.

Deux métiers l’intéressent : médecin et mécanicien. Si les études de médecine demandent de l’argent, le métier de mécanicien en rapporte. Alors le choix est vite fait et le jeune garçon entre en apprentissage au Chemin de fer de l’État.

Son premier travail, totalement inutile et abrutissant est de limer dix heures par jour un morceau de rail en acier. Rapidement le calvaire prend fin et pendant quatre ans, il se perfectionne dans l’art de construire et réparer les locomotives. Il en construit une, en miniature, qui fonctionne comme une vraie. Tour à tour il apprend la forge, le tour, l’ajustage, la chaudronnerie, la plomberie, la menuiserie.

Peu de temps après, son père disparaît, laissant le jeune homme seul avec une sœur de 9 ans dont il doit s’occuper.

Il trouve alors un emploi dans une fabrique de métiers de bonneterie. Mais le maigre salaire l’oblige à rechercher un complément en parallèle. Pour cela, il se produit, en fin de semaine comme prestidigitateur. Le succès est tel, qu’il met au point pour ce métier improvisé, de nombreux appareils tout à fait spectaculaires, utilisant une force nouvelle, l’électricité.

Son génie ne cesse de s’affirmer et il vient à peine d’avoir 25 ans quand il réalise les plans d’une bicyclette. Objet de luxe que peu d’ouvriers peuvent se payer, il va réunir autour de lui plusieurs de ses collègues et construire, pour chacun d’entre eux, une bicyclette n’ayant rien à envier à celles commercialisées.

Avec le bénéfice qu’il retire de cette opération, G. Knap se lance comme constructeur. Cinq années vont lui être nécessaires pour établir les plans d’une automobile, d’en réaliser le moteur, le châssis, les bougies, les bobines et les accumulateurs. Le brevet est vendu un bon prix à un constructeur belge.

Fort de cette réussite, il va pouvoir se consacrer à ses différentes recherches : perfectionnement du moteur à explosion, maison électrique, mise au point des moules Goliath pour la réalisation des maisons des Cottages Sociaux et surtout, ce qui lui tient le plus à cœur, le miracle de Faust. Il fut en effet le seul homme à pouvoir affirmer : « Quand j’étais vieux ! »
Sa puissance de travail est effarante et vivre une journée à ses côtés relève de l’exploit, comme le rapporte Louis Veuillard en 1918 :
« Je l’ai vu en une journée travailler à dix choses différentes ; mais deux heures passées à un travail représentent des mois pour les autres en ce qui concerne les recherches ; une intuition merveilleuse lui indique la marche à suivre pour aboutir rapidement. Si le problème est difficile à ré- soudre, il vous dit : “ Dans deux ans, ce sera chose faite et, en y travaillant seulement une heure par jour, car s’obstiner serait folie ; il faut plus de réflexion que de main-d’œuvre pour mettre debout ce procédé ”.

Pour donner une idée de cette activité invraisemblable, voici l’emploi d’une de ses journées, en juin 1912, à laquelle j’ai eu le plaisir d’assister en camarade ; ces heures passées avec lui sont plus instructives et plus passionnantes que n’importe quelles savantes démonstrations.

À sept heures, travail à la planche à dessin pour étudier un carter de moulage destiné au Cottage Social ; ensuite une heure à une préparation albuminoïde, en vue de produire de la lumière animale. Il a beaucoup d’amis médecins avec lesquels il va faire des opérations difficiles et qui utilisent pour les diagnostics sa merveilleuse perspicacité ; on vint le chercher pour l’ablation d’un cancer et sa fulguration électrique. De retour, il donna des indications à un apiculteur sur la construction des ruches spéciales à paroi supérieure vitrée, afin d’essayer de pénétrer les secrets de la vie des reines de la république des abeilles.

Ensuite, travail d’une heure pour donner des ordres afin de continuer les recherches en vue d’obtenir le relief dans les productions cinématographiques.

Départ pour un jardin de banlieue où je lui servis d’aide pour la fécondation artificielle des fleurs car c’est un maître entre les maîtres dans l’art floral. Nous revenons à quatre heures, toujours en vitesse : c’est l’examen des cultures mi- crobiennes. Je dois dire que c’est ce qui me plaît le moins dans la collection de ses travaux ; je ne m’approche qu’à dis- tance respectueuse de ces tubes qui renferment des milliards d’habitants aux noms plus barbares les uns que les autres et je ne partage nullement sa joie quand quelque éminent bactériologiste lui apporte avec mille précautions de la mort en carafons, si je puis m’exprimer ainsi. Oh ! Alors, pendant un instant, ces deux hommes sont heureux : le professeur a pu identifier dans le plasma d’un malade atteint des fièvres paludéennes, l’hématozoaire herpénoma crithidia et encore quelque chose avec, dont je ne puis donner l’orthographe, sans faire un accroc à la grammaire microbienne.

Ensuite, travail à une lampe électrique d’un nouveau modèle. Sept heures, dîner : on ne moisit pas à table. Avant de reprendre le travail, un peu de musique ; il me chante Manon en s’accompagnant au piano ; sa voix c’est comme le reste, une merveille, j’aurais passé ma nuit à l’écouter. Conférence contradictoire avec un chirurgien notable sur la transfusion du sang qui dure une demi-heure et introduction de deux personnes qui viennent se faire suggestionner afin d’obtenir la guérison de maladies nerveuses ; l’une d’elles est presque entièrement remise à son état normal.
Il est dix heures ; il se met à la machine à écrire et tape pendant une heure un mémoire sur la houille blanche.

Je commence à être très fatigué et je crains que ce ne soit pas encore fini, car il a l’air de sortir de son lit, sans trace d’aucune fatigue. Je me place commodément dans un fauteuil pour terminer la soirée et je m’endors.
Une heure du matin ; je sens que l’on me tape sur l’épaule : “ Il serait peut-être bon que vous alliez vous cou- cher. ” Je le regarde : il semble aussi reposé que s’il venait de se lever et, comme je lui fais la remarque qu’il y a limite à tout, il me répondit : “ À quoi sert de me mettre au lit avant l’heure fixée par le sort, puisque je suis condamné à ce genre d’existence pour le reste de mes jours ”. »

                                                                                         
          Lionel Clergeaud   

 

Si cet extrait vous a intéressé,
vous pouvez en lire plus
en cliquant sur l'icone ci-dessous