
La structure familiale
Lorsqu’un homme et une femme tombent amoureux et décident de former un couple, c’est la rencontre de deux histoires, parfois très différentes, parfois très ressemblantes, parfois un peu des deux.
Tout comme l’histoire de Josée et Pierre. Elle venant d’une mère au foyer et d’un père ouvrier très impliqué dans les activités sociales de la paroisse, un milieu familial plutôt sans limites où la priorité était accordée au plaisir du jeu et où les enfants étaient livrés à eux-mêmes, sans reconnaissance de la fille qu’elle était puisque très fusionnelle à la mère. Lui venant d’un père policier peu présent et d’une mère enseignante pour lesquels la priorité portait sur le respect des règles, de la loi et des tâches à faire, tout en ayant peu de reconnaissance et de valorisation de leur fils dans son identité d’homme qui restait collé à la mère. Leur rencontre amène la confrontation de leurs différences : les limites et les règles imposées par les parents de même que le jeu et les tâches au quotidien ; leurs ressemblances : la souffrance du peu de reconnaissance dans leur identité ainsi que la très grande présence maternelle par opposition à la présence paternelle.
Au départ, les jeunes amoureux s’appuient sur leurs ressemblances puisqu’ils sont dans un état de lune de miel, ou de fusion et d’illusion de l’autre. Puis arrive l’étape de la différenciation, communément appelée par certains auteurs l’étape de la lutte de pouvoir où il y a désillusion de ce qu’on avait imaginé de l’autre et où l’accent est mis sur la confron- tation des différences de chacun. À cette étape du couple, chacun constate les différences des deux familles, croyant la sienne meilleure que l’autre. De là peuvent émerger cer- tains conflits entre le conjoint et la famille ainsi qu’au sein du couple. Si le couple persiste et désire s’engager, avoir des projets (maison, mariage, enfants, etc.) vient l’étape plus « sage » de l’acceptation des différences, du partage du pouvoir. À ce moment, les deux ont trouvé une façon de vivre ensemble, de s’adapter à la différence de l’autre et de son vécu ; les tensions sont moins intensément vécues puisque chacun des amoureux a pris une distance par rap- port à sa propre famille. Vous reconnaissez du vécu dans ce court récit ? Voyez la suite.
À l’arrivée d’un enfant, ces mêmes étapes réapparaissent : tantôt le couple ne fait qu’un, étant en adoration devant ce « ventre en devenir » ou ce nouveau-né, tantôt il se confronte sur l’éducation reçue et celle à appliquer (les règles, le vécu de chacun) avec cet enfant, tantôt c’est la dis- pute pour savoir de qui cet enfant tient pour être aussi peu dormeur ou aussi actif. « Dans ma famille, on laissait pleurer les bébés pour ne pas trop les gâter » « Chez nous, les enfants doivent apprendre tôt à ramasser leurs jouets ! » « Je ne veux pas que mon enfant soit formé comme un policier !» « Je ne veux pas que ta mère lui donne tout, sinon il apprendra que tout lui est dû ! » Toutes ces discussions convergent vers un seul et même but :trouver sa propre identité familiale pour ce nouveau père et cette nouvelle mère qui construisent ensemble leur fragile compétence parentale.
Pour le couple de jeunes parents, c’est aussi un moment de questionnement sur ses origines, quel genre de bébé il a été, quel tempérament ses parents percevaient de lui, enfant. C’est également la femme enceinte qui veut savoir comment les femmes qui l’ont précédée ont vécu leurs gros- sesses, leurs accouchements... C’est un retour aux sources avec des éléments du présent vécu à travers ce nouvel être en devenir.
Lorsque le garçon et la fille deviennent parents, le besoin identitaire et de filiation les pousse souvent à chercher des informations sur leur propre enfance auprès de leurs parents, et c’est encore plus apparent et imminent chez les enfants adoptés. En effet, c’est souvent à l’adolescence ou au moment de devenir parent que l’enfant adopté poursuit des recherches sur ses parents biologiques tout en questionnant les parents adoptifs (considérés comme les vrais parents). Le livre « Racines » de Valérie Lessard (une enfant adoptée), fort intéressant à ce propos, raconte le développement identitaire de 14 personnalités connues. Elle mentionne dans son introduction : « J’ai donc voulu pousser mon exercice plus loin en allant à la rencontre de personnalités dont les parcours différents et inspirants pouvaient alimen- ter ma réflexion sur le sujet. À travers eux, j’étais en quête de nouvelles perspectives, d’expériences de vie variées, de façons différentes de concevoir notre place dans le temps, l’histoire et l’espace, pour, tour à tour, questionner et confirmer mon enracinement. » Elle cite également un éloquent témoignage de Josélito Michaud, enfant adopté et père adoptant : « Un déraciné, c’est un survivant. Je considère que mes enfants sont des survivants parce qu’ils se battent avec les bouts manquants de leur propre histoire. Je me considère aussi comme un résilient. » C’est donc un besoin humain de connaître son histoire et c’est ce que peuvent apporter les parents, les grands-parents et les arrière-grands-parents à l’enfant.
Puisque toute personne a différents besoins à combler, pour les parents de ce couple (en transition vers la « grand-parentalité »), la manière dont ils gardent leur vie propre avec leurs activités, leurs loisirs, leurs valeurs et qu’ils continuent d’alimenter leur vie de couple va contri- buer à une structure familiale élargie plus saine : une rela- tion plus harmonieuse avec le jeune couple et une rencontre avec les petits-enfants porteuse de joie pour tous. Il est donc important de ne pas tout investir sur les enfants et sur les petits-enfants au détriment de la vie sociale, puisque celle-ci vient combler des besoins nécessaires aux grands-parents qui pourront y trouver du soutien, du plaisir, des affinités, du partage et bien d’autres éléments essentiels à leur équilibre et à leur vie psychique. « Si nous oublions d’être présents et participants dans la société, notre famille ne restera pas longtemps la bulle que nous souhaitons, et de plus, nous serons rapidement en porte-à-faux, largués de la vie que nous propose notre temps. Nous ne pouvons pas faire peser notre seul intérêt, nos seuls liens affectifs sur nos descendants que nous allons rapidement et terriblement encombrer4 . » Et le fait de devenir grands-parents, de voir les enfants quitter le nid familial engendre divers types d’émotions, mais la présence des tout-petits vient rendre plus acceptable la transition. En voici un témoignage : « Nos enfants ont longtemps laissé dans le garage de notre maison des caisses de meubles alors que leur situation n’était pas encore stabilisée, leur logement trop petit, etc. Et puis, un jour, le garage s’est trouvé débarrassé. Nous étions déjà plusieurs fois grands-parents. Nous étions un peu mélancoliques devant ce garage enfin vide. Cette fois, les oiseaux se sont vraiment envolés ! Envol réussi quand, avec les oiseaux, les oisillons peuvent revenir souvent envahir la maison pour leur grande joie et celle de leurs grands-parents. Mais ce départ exige un véritable travail de deuil 5 . »
Mère et fille
Lorsque la fille devient mère à son tour, c’est souvent un moment de rapprochement avec leur propre mère. La fille comprend mieux le rôle parfois ingrat et pas toujours facile d’être mère, et a tendance à se réconcilier avec sa mère intérieure. Pour certaines, c’est un moment où les conflits non réglés surgissent. Pour d’autres, le conflit peut être déplacé sur la mère du conjoint puisque le conflit a été impossible à vivre avec leur propre mère.
Parfois, les attentes de la fille sont différentes de ce que la mère est en mesure de lui proposer puisqu’elle vit aussi une transition. Pour la future mère, la grossesse amène son lot d’angoisses, dont celle plus ou moins consciente de ne pas réussir à être une « bonne mère » pour cet enfant. Alors que pour la future grand-mère, l’angoisse peut s’installer autour du vieillissement, de la peur de ne pas savoir vieillir et du fait d’entrer dans une autre génération. Ainsi, des souvenirs de grands-mères disparues ou des gestes réflexes à procurer pour la future mère peuvent être réactivés ; par exemple : « Ma mère me disait de ne pas faire tel geste enceinte, alors je préfère que tu ne le fasses pas, je vais le faire pour toi, ma fille » ou encore la mère qui vient faire le ménage ou apporte un repas à sa fille enceinte, tout comme sa propre mère ou même sa tante ont pu le faire pour elle à son époque. De la même manière, la future mère puise dans ses souvenirs inconscients les soins reçus étant enfant pour les donner à son bébé, comme si les modèles identifi- catoires de mère venaient entourer la mère et la fille.
Voici ce qu’en dit le docteur Michel Lemay dans son livre « Famille, qu’apportes-tu à l’enfant ? » : « La fille devenue enceinte parachève son processus d’individuation. Le flambeau de la continuité est transmis puisque, d’enfant de sa mère, elle devient mère de son enfant. En même temps que se cristallise ainsi une séparation, la future mère se rapproche de sa propre mère bien au-delà d’une recherche de soutien matériel. La maman enceinte se met à vivre ce que sa mère a connu en la portant, et cette grand-mère réactualise son aventure originaire par l’entremise de sa fille. Cette fille attend que sa maman la soutienne avec empathie, désire lui parler de ce qu’elle vit et ressent, tout en souhai- tant établir une distance suffisante pour ne pas se retrouver coincée dans le rôle de petite fille. »
Justement, certaines vont rester dans ce rôle de petite fille, un peu soumises à leur mère « qui sait tout » ; d’autres vont chercher à dépasser leur mère, être encore meilleures qu’elle l’a été. « Les changements de société font en sorte qu’on ne peut pas nécessairement toujours se fier aux modèles que représentent nos parents pour nous guider dans notre rôle de parent parce qu’ils n’ont pas été confrontés à ces réalités. Mais, inconsciemment, nous [les nouveaux parents] nous comparons à eux [leurs parents], ce qui génère parfois un sentiment de culpabilité. Nous avons moins le temps de cuisiner de bons petits plats que notre mère, nos parents ne se sont jamais séparés et n’ont jamais eu à nous annoncer leur divorce ou à nous présenter un nou- veau conjoint. Nous nous sentons coupables de retourner au travail après un congé maternité en laissant notre enfant à la garderie, alors que notre mère est restée à la maison pour nous6 . »
Peut-être y a-t-il de cette culpabilité à notre époque où les femmes, qui travaillent maintenant à temps plein à l’exté- rieur de la maison, portent encore majoritairement sur elles la charge des enfants et les tâches reliées, parfois jusqu’à l’épuisement, un fait que je constate régulièrement dans mon bureau de consultation : rentrée scolaire avec prépa- ration du matériel, devoirs, vêtements à acheter et rotation dans la garde-robe, garderie (et trouver une place en gar- derie !), repas (et qualité des repas), lavage, préparation des bagages lors d’un voyage, rendez-vous chez le méde- cin, vaccins, dentiste et tous les « istes », etc. Ce fait est appuyé par une étude publiée aux Presses de l’Université du Québec, « Concilier travail et famille, le rôle des acteurs France-Québec », où l’on mentionne que « le travail domes- tique demeure, en France comme ici, encore du ressort des femmes, qui y consacrent près de deux fois plus de temps que les hommes. La répartition semble plus égalitaire au Québec parce que les pères assument une part plus importante des tâches et aussi parce que les mères québécoises travaillent davantage7 ». Voici le témoignage d’une grand-mère : « Les parents d’aujourd’hui sont plus pris dans le tourbillon de la rapidité et plus pris par leur carrière (surtout les mères), mais ils veulent faire le maximum pour leurs enfants. Donc, ils vivent plus d’épuisement que nous, à notre époque, même si la vie était déjà très rapide et exigeante ; on dirait que la performance est de plus en plus valorisée, sûrement au détriment d’autre chose. »
D’après ce que dit une grand-mère faisant partie des baby-boo- mers sur son rôle de mère, il semble bien y avoir une conti- nuité : « Nous avons vécu à une époque où nous étions censées être des supermamans, des superépouses et des superemployées. [...] Les femmes de notre génération ont été les pionnières des droits des femmes, et la société que nous avons contribué à créer a toujours beaucoup attendu de nous. Certaines femmes estiment aujourd’hui qu’elles et leurs familles ont souffert de ce syndrome de la femme par- faite8 . »
Le texte qui suit parle justement de ce syndrome de mère parfaite à travers lequel la personne qui l’a écrit, en parlant de sa petite, tente de se défaire de cette pression de la perfection tant pour elle que pour sa fille. Alors, pour toutes ces femmes, jeunes mères et grands-mères, faites circuler le texte qui suit pour qu’enfin la perfection ne soit plus un objectif à viser.
La mère passable
Je voulais qu’elle m’écoute quand je lui parle, qu’elle respecte mes consignes, qu’elle dorme quand il le faut, qu’elle soit enjouée, ait de belles joues roses et un tempérament égal. Je voulais avoir les compétences qu’il faut, les réponses à toutes ses questions, je voulais la protéger de tout et prévoir tout. Pourtant, je sais bien que la perfection n’existe pas, on me l’a assez répété. La perfection n’existe pas plus en éducation qu’ailleurs et ça ne m’empêchait pas d’essayer quand même et de me culpabiliser de ne pas y parvenir. Ridicule, non ?
Alors j’ai décidé de devenir une mère passable. Passable, c’est-à-dire la mère suffisamment bonne, mais pas trop. Aimante, mais pas étouffante. Gentille, mais parfois énervante. Aidante, mais pas contrôlante. Capable d’humour, mais pas le clown de service. En mère passable, je serai aussi la mère dont on peut se passer. Quand on est petit, parce qu’on a assez de force en soi pour attendre qu’elle revienne sans perdre confiance dans la vie et quand on est grand, parce qu’on peut la quitter et aller son chemin, solide sur ses deux jambes. Que l’enfant puisse se passer de sa mère, n’est-ce pas le but de l’éducation ?
Chaque fois qu’elle manifeste le désir de devenir autonome dans une sphère de sa vie, je me félicite d’avoir su lui donner la force nécessaire pour croire en ses capacités. Chaque fois qu’elle acquiert un peu plus d’autonomie, je me félicite qu’elle puisse se passer de moi. Chaque fois qu’elle fait une erreur et que son monde ne s’écroule pas, je me félicite d’avoir su lui inculquer la capacité de se pardonner et de s’aimer, au lieu de lui retirer le droit à l’erreur. J’aime être une mère passable parce que la perfection je n’y crois pas, je n’en suis pas et je ne voudrais surtout pas imposer à mon enfant d’être ce que je ne réussis pas à être.
Alors, à quoi bon se culpabiliser de ses imperfections ? Il suffit de faire de son mieux, d’être soi et d’aimer. Il restera même des moments de doutes, de questionnements et de remises en question bien sûr. Puis, il y aura toujours une âme charitable pour nous comparer à telle ou telle autre qui fait mieux ou autrement. Mais en ayant écarté l’obligation de perfection et en ayant pour moi la même dose de compassion et d’acceptation que j’aurais pour ma meilleure amie, je me sens drôlement plus légère. Accepter mon imperfection, c’est un beau cadeau que je me fais et un bel exemple d’amour concret que je donne à mon enfant 9.
Nathalie Parent
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