Le génie d’une vallée-muse, la Creuse


Par AxeL Kahn - généticien, marcheur et essayiste

De la gallo-romaine Argenton-sur-Creuse jusqu’à sa confluence avec la Vienne à Descartes, la rivière  Coule assez sereinement au milieu d’un paysage de collines paisibles, comme si elle voulait profiter d’un repos bien mérité après la redoutable épreuve qu’elle a dû surmonter depuis ses origines sur le plateau de Millevaches : se frayer un chemin dans le socle granitique des contreforts nord-ouest du Massif central. Que d’obstacles, à contourner parfois, à entailler souvent pour se faufiler dans d’impressionnantes gorges que bordent de cyclopéens blocs cristallins, pour éviter la dentelle acérée de rochers déchiquetés !

Le visiteur qui remonte le cours de la Creuse en amont d’Argenton aborde ces paysages à la Boucle du Pin, méandre à l’arrondi presque parfait dont les pieds sont proches de se rejoindre avant la confluence avec la Gargilesse qui baigne le village éponyme cher à George Sand. Ce ne sont plus à l’est que reptations langoureuses de la rivière pour se glisser comme elle le peut au milieu de ce chaos formidable, recevant au passage le renfort solidaire d’affluents qui ont été eux aussi confrontés aux mêmes difficultés, ruisseau de la Fortune avant éguzon, la Sedelle à hauteur de Crozant, puis la Petite Creuse en contrebas de Fresselines. Jadis les eaux étaient chiches en été, parfois furieuses à la mauvaise saison et à la fonte des neiges. En ce temps-là alternent des rochers émergés, statues de pierres gris-clair aux formes d’une étonnante variété, scintillantes et bordées d’un liseré d’écume ; des miroirs liquides réfléchissant les jeux de la lumière captée entre les parois escarpées du granit de la vallée, d’une palette colorée allant du vert émeraude par mauvais temps à une large gamme de bleus lorsque les cieux sont dégagés ; le maelström des confluences où s’entremêlent des veines aqueuses aux teintes variées et aux nuances labiles, de l’indigo au lapis-lazuli et à l’aigue-marine, d’un vert un peu glauque au centre des tourbillons à une frange argentée sur leurs bords. Et puis, partout des moulins au bord de la Creuse et de ses affluents, de fiers châteaux au sommet des escarpements bordant les rivières.

À Crozant, la Sédelle et la Creuse isolent en s’unissant une presqu’île rocheuse, éperon granitique sur lequel a été bâti au XIIIe siècle le château des Comtes de la Marche. Depuis des siècles, ses ruines, tours rondes et carrées entre lesquelles déambulent chèvres et moutons, ajoutent à ces paysages grandioses une touche hiératique d’un romantisme pénétrant.

George Sand, la Dame de Nohant, fait connaître la vallée et ses environs où se déroulent maints de ses romans, elle crée le désir de ses eaux chantantes et chatoyantes, des genêts qui ensoleillent les pentes même lorsque le ciel est gris, de ses bruyères dont les fleurs innombrables tapissent les reliefs rocheux d’un voile rose frémissant sous la bise. Elle vante sa lumière éclatante par temps clair, ses changements avec la course du soleil, chante le miroitement des cristaux de quartz et de mica affleurant la surface du granit dont les amoncellements parsèment la lande de fougère entre d’épaisses forêts. Elle attire auprès d’elle des poètes, des musiciens, et des peintres aussi. Delacroix, d’abord, suivi de bien d’autres durant plus d’un siècle et jusqu’à nos jours. Tous tomberont sous le charme. En 1889, Claude Monet consacre à la confluence entre Petite et Grande Creuses et au bloc granitique qui s’intercale entre elles la première de ses séries, variations picturales sur un même motif. Le promeneur moderne ne peut contempler exactement les mêmes paysages que ceux qui ont inspiré tant d’artistes. D’éguzon à Crozant, le lac Chambon de retenue du barrage a remplacé en effet la rivière parfois maigre qui, jusqu’à la fin des années 1920, s’écoulait entre les rochers ; la disparition presque complète de l’activité pastorale a laissé la végétation dense et la forêt remplacer le décor minéral et de lande rase que Monet a peints à la confluence de Fresselines, beaucoup de moulins ont disparu. Pourtant l’essentiel demeure, que pourra par exemple percevoir un observateur attentif faisant face depuis les ruines du château de Crozant à la vallée, au déclin du jour. Il retrouvera dans les rochers de la rive nord, celui des fileuses et d’autres, l’équivalent du bloc peint par Monet, ses pierres pourpres, rousses ou jaunes couvertes de lichens, la gamme des verts de ses mousses, le scintillement des cristaux minéraux dans un entrelacs d’arbrisseaux nains, le tendre et rose murmure des bruyères fleuries à la saison. Ici, la rivière enlace amoureusement la masse de granit dans un méandre langoureux, échange avec elle mille reflets changeants selon l’inclinaison du soleil. C’est alors l’image composite de ce qu’il contemple émerveillé et de tel ou tel tableau des peintres de Crozant qui s’imposera en l’esprit du spectateur et il comprendra pourquoi émane de cette splendeur comme une énergie rayonnante qui a envahi
les artistes inspirés par la vallée-muse, vallée-atelier
de la Creuse et les a amenés à créer les chefs-d’œuvre présentés dans l’exposition qui lui est consacrée.
Le dix février 2016.

 

A voir :

Le génie d’une vallée-muse, la Creuse

 

Entre Berry et Limousin, La Creuse, une Vallée-atelier
ITINÉRANCES ARTISTIQUES
ALLAN OSTERLIND,
CHARLES BICHET,
EUGÈNE ALLUAUD,
ALFRED SMITH.
exposition-parcours de mai à septembre 2016
plus de 250 œuvres, un siècle de peinture de paysages (1830-1947)
Musée Château-d’Ars, La Châtre,
Musée des Beaux-Arts, Limoges,
Musée de la Vallée de la Creuse, éguzon, Musée d’art et d’archéologie, Guéret.