Pourquoi des rites funéraires ?


Vanité macabre du XVlle siècle. (Huile sur toile, musée Calvet, Avignon.)
Le professeur Rémy Chauvin remarque que « l’homme est le seul animal qui allume le feu et enterre ses morts ». Les rites funéraires sont nombreux et variés ; ils évoluent non seulement avec les coutumes régionales, mais aussi avec l’âge, le sexe et la position sociale du défunt.

Toutes les sociétés archaïques montrent que l’homme, en prenant conscience de la mort, cherche la désintégration de l’enveloppe charnelle et pratique des rites prouvant sa croyance en un au-delà ; il cherche à faciliter l’accès à une nouvelle vie. À l’époque de l’homme de Neandertal, le mort est installé en position fœtale, comme au moment de sa naissance.

Le deuil marque une pratique d’isolement : les proches parents entrent dans un « état de marge » ; après les « rites de séparation » et de purification, viennent des « rites de réintégration », même des « rites d’agrégation » car le mort non accepté dans le monde des morts a la possibilité de se réincarner.

Ces rites funéraires sont en correspondance avec les quatre élé- ments : en concordance avec l’élément Air on expose le cadavre ; par crainte des animaux carnassiers, l’inhumation dans l’élément Terre a été pratiquée par tous les pays depuis les époques les plus anciennes ; l’immersion, sous la puissance de l’élément Eau, laisse beaucoup moins de traces; en dehors de l’immersion en mer on place le corps dans des fossés, des tourbières, des embarcations qui dérivent au fil de l’eau ou dans un lac. Enfin l’incinération, sous le signe du Feu, parfois pratiquée au néolithique, prend une place de plus en plus importante ; les cendres sont alors éparpillées au vent, enterrées, déversées dans un fleuve ou conservées dans une urne. Pour chaque cas il existe un rite qui témoigne que l’homme a honoré le défunt, qu’il a pensé à une part immortelle s’échappant du corps périssable; la momification prouve ce désir de conserver l’ancêtre.

Le mort peut reposer seul ou avec d’autres ; selon la classe sociale à laquelle il appartient, on lui rend des honneurs plus ou moins grandioses et on ménage sa vie future en plaçant dans sa tombe des offrandes ou en lui apportant aliments ou fleurs afin de l’honorer. Les cimetières apparaissent 10 000 ans avant notre ère.

Dans nos sociétés de consommation, les cérémonies funèbres sont de moins en moins marquées ; on cherche même à les oublier. Les rituels funéraires pratiqués à travers le monde ont tendance à s’unifier ; même lorsqu’ils diffèrent, nous retrouvons des traits communs: il paraît ainsi inutile d’exprimer pour chaque peuple ce même processus en invitant le lecteur, soucieux de plus de détails, à se rapporter à des ouvrages soit d’archéologie soit d’ethnologie 12.

La peur de la mort
La crainte de la mort a sans doute toujours existé ; les vestiges les plus anciens montrent une réaction humaine fort compréhensible; la foi en une survie n’a pu modifier cette attitude défensive mais, dans notre civilisation de consommation, la mort est encore plus mal perçue.

En dehors des cas de maladies ou d’accidents, la mort survient à la fin de l’existence, lorsque l’être âgé perd une grande partie de ses forces physiques et intellectuelles. Cela est surtout vrai à notre époque car, autrefois, le décès touchait des hommes jeunes ou en pleine force qui ne pouvaient lutter contre les épidémies ou les maladies.

En Occident, on craint la mort qui n’est qu’énigme. « Les hommes sont comme ces enfants qu’effraie le coin d’ombre dissimulé derrière le rideau et que leur imagination peuple de créatures monstrueuses. Si l’on écarte l’étoffe, ils s’aperçoivent que le coin est vide 13. » On ignore le moment de ce changement d’état ; on va du connu à l’inconnu et à l’inconcevable. Tout ce que l’on a voulu réaliser s’effondre brusquement, sans pouvoir connaître la date de l’échéance. La mort nivelle tout mais se vit mal. François Villon s’écrie: «Quiconque meurt, meurt à la douleur. »

Nous sommes attachés à notre état ; nous éprouvons des difficultés à quitter notre demeure pour aller vivre au loin ; il faut faire un effort pour briser ce qui est déjà construit. Rompre avec nos entraves prend un caractère négatif : la mort conduit à une rupture totale, donc maléfique. Ce n’est que par un raisonnement spirituel que l’on parvient à se détacher de nos liens et que l’on prend conscience qu’il n’y a pas rupture mais transmutation.

On reste attentif à tout ce qui peut faire entrevoir ce moment fatal ; les avertissements sont rares car, finalement, peut-on faire confiance au hurlement du chien, au hululement de la chouette ? Bien que l’on veuille voir, dans d’autres signes, l’annonce de décès imminents, le moment de la mort reste imprévisible. On se prend à dire que la vie n’est que solitude, que toutes nos actions ont été vaines et que tout est factice.

Face à la mort on reste désarmé. Cet aspect la rend effrayante à l’homme occidental enfermé dans son déterminisme. Maurice Maeterlinck 14 écrit : « Nous ne sommes qu’un grain de sel qui, au moment de la mort, se dissout dans la mer. Le grain de sel est-il à plaindre ? » Pour cet écrivain, « la mort n’existe point, parce qu’elle est elle-même immortelle ». Même l’Église romaine cherche à éloigner ce moment fatal : nous avons vu les prières des fidèles implorant que le pape ne meurt pas, celui-ci cherchant à retarder l’échéance ; est-ce le rôle du clergé de demander de telles grâces ? Gagner le Ciel dans la béatitude ne devrait être que le seul souci du croyant puisque, pour celui qui a la foi, la mort est le seul chemin conduisant à Dieu.

L’alchimie nous a appris que le métal, pour être régénéré, doit être torturé par le feu: une douleur qui transforme les éléments de base jusqu’à leur destruction interne. La transmutation mystique de l’homme se déroule plus simplement et, que ce soit sa mort mystique ou initiatique, les épreuves paraissent atténuées ; ce qui n’empêche pas Mircea Eliade de dire, dans une admirable phrase : « Ils ont projeté sur la matière la fonction initiatique de la souffrance. »

Dominer son mal: t’Serstevens a conté comment Blaise Cendrars ayant perdu à la guerre son bras droit, « souffre atrocement et entend une voix humaine gueulant d’une façon abominable. Soudain, il se rend compte que c’est lui-même qui pousse ces clameurs. Aussitôt « l’animal » dompté se tait. Cendrars, avec sa main gauche, cherche son couteau dans sa poche droite et coupe le lambeau de chair qui retenait son bras mutilé. Puis il se sauve... ».

Il faudrait – comme les Orientaux, les Africains et quelques au- tres peuples – accepter l’idée de la mort, s’y préparer et, le moment venu, se détendre, s’abandonner, accepter totalement ce qui est loi de la nature ; il faut savoir se dissoudre dans l’infini, en donnant tout son amour. Des auteurs comme Lucrèce, Sénèque ou Pline l’Ancien ont lutté contre la crainte de la mort, recommandant aux Romains de mourir dans la dignité. Ce qui fait écrire à Maurice Magre 15 : « Je veux que le malade cesse de craindre, que le vieillard pense à sa future jeunesse, que l’agonisant remercie à cause de la lumière prochaine, et que les familles chantent avec joie dans les cérémonies mortuaires. » Il ajoute que « la terreur qu’inspire la mort est le résultat de la plus basse superstition ».

Le 4 avril 1787, Wolfgang-Amadeus Mozart (1756-1791) écrit à son père Léopold (1719-1787), une lettre pleine d’enseignement, surtout si on retient que Wolfgang-Amadeus a été initié franc-maçon à Vienne le 14 décembre 1784 (Loge la Bienfaisance) et que son père a été initié le 28 mars 1785 dans la loge de son fils et à son investiga- tion : « Comme la mort, à y regarder de près, est le vrai but final de notre vie, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable et parfaite amie de l’homme, que son image non seulement n’a plus rien d’effrayant pour moi, mais est devenue très apaisante, très consolante. Et je remercie mon Dieu de m’avoir accordé ce bonheur de saisir l’occasion (vous me comprenez) d’apprendre à la connaître comme la clef de notre vraie félicité. »
De même, Marguerite Yourcenar achève Mémoires d’Hadrien par cette admirable phrase : « Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ou- verts... »

Elizabeth Kübler-Ross 16 et Maguy Lebrun 17 cherchent à adoucir les derniers moments des malades en leur faisant admettre que la mort n’est pas effroyable, que ce n’est qu’un passage de notre monde terrestre vers un autre monde, qu’il faut mourir pour pouvoir renaître tout comme le grain de blé doit pourrir en terre pour donner de nouveaux épis, tout comme le papillon abandonne son cocon en ne se souvenant plus qu’il a été chenille. Il faut dépasser notre angoisse. Le langage religieux ou initiatique est-il capable de nous apporter la sérénité ? J’ai connu bien des francs-maçons, même des écrivains maçons qui, après avoir commenté le thème « mort et résurrection », les phases de l’Œuvre alchimique, sont restés démunis au moment de leur mort. On peut parler de la « mort comme d’une bonne amie », comme l’a fait Durckheim, mais au moment fatal, que ferons-nous ?
Plus que la mort elle-même, on craint la vieillesse qui s’oppose à la jeunesse ; on aimerait rester toujours jeune, sans infirmité, avec toute notre raison ; bien des êtres sont angoissés en songeant à cette période finale où les forces périclitent et vont jusqu’à l’anéantissement.

                                                                                       

  Jean-Pierre Bayard 

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