Les sciences traditionnelles


Selon le lieu commun habituel, la Tradition se perd dans la nuit des temps, à tel point qu’elle doit être considérée comme d’origine non humaine ou supra humaine ; ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle soit l’enseignement d’un dieu personnel au sens où l’entendent les autorités religieuses monothéistes contemporaines. D’ailleurs, si la Tradition devait être considérée ainsi, on devrait nier le caractère traditionnel du taoïsme et de certaines branches du bouddhisme. Il faudrait plutôt la voir comme inhérente à l’harmonie universelle, née avec l’homme parce que préexistante à lui. C’est ce que la Tradition ex- prime quand elle déclare que notre père Adam détenait, à son arrivée sur Terre, toute la sagesse et toutes les connaissances. C’est ce que proclament les Constitutions d’Anderson, et donc, à travers elles, la Maçonnerie, en faisant d’Adam le premier Maçon et le premier grand maître de l’ordre maçonnique. La Tradition, donc, est l’essence de toute religion, au sens large du terme, et de toute initiation. Elle est universelle, même si ses formes varient indéfiniment ; et, si l’on voulait s’exprimer correctement, on ne parlerait pas de tradition chrétienne, bouddhiste ou hindouiste mais de « forme traditionnelle » chrétienne, bouddhiste ou hindouiste. De fait, ce que le Maçon découvre - car le Maçon découvre ou prend conscience mais n’apprend pas, même s’il reste un « éternel apprenti » - est exactement, au moins en principe, sous une forme différente, ce qu’il aurait découvert dans une autre forme initiatique.

On pourrait aussi dire comme Alain Pozarnik que « la Tradition est l’ensemble des manifestations de la pensée depuis les premiers âges de l’humanité, un ensemble d’informations et de pratiques transmises de siècle en siècle, originellement par la parole ou l’exemplarité, puis par les rituels initiatiques écrits. La Tradition vise au développement de la conscience et des qualités proprement humaines d’un individu, lui permettant ainsi de comprendre le monde et d’y agir pour être conforme au sens primordial (1). »

Les sciences traditionnelles
Les sciences traditionnelles (2) sont, tout comme la Tradition, universelles, mais chaque civilisation en a développé des formes en accord avec son génie propre et son histoire et les a parfois déformées en raison de ses vicissitudes historiques. Il résulte de ces développements particuliers qu’il est bien délicat de les énumérer – même incomplètement – en utilisant le vocabulaire courant. Nous distinguerons :
- la science des nombres, ou « arithmétique traditionnelle » qui se préoccupe de relier les propriétés des nombres et des opérations mathématiques à leurs correspondances spirituelles ;
- la science des formes, ou géométrie traditionnelle, qui se préoccupe des formes géométriques, des rapports qui existent entre elles et de leur signification spirituelle.

Ces deux premières sciences traditionnelles ont pour source en Occi- dent les œuvres des mathématiciens grecs :
- la science du ciel et des astres qui inclut la cosmographie et l’astrologie, dont l’art divinatoire qui porte le même nom ne constitue pas la totalité ;
- la science des créatures parmi lesquelles il faut compter tous les êtres, du minéral à l’homme en passant par la planète qui comprend les médecines traditionnelles et l’alchimie.
Cependant, la diversité des formes prises par ces différentes sciences dans les diverses civilisations rend difficile leur reconnaissance d’une civilisation à l’autre.

Ainsi, il est difficile de percevoir la parenté entre l’astrologie chinoise et l’astrologie occidentale, tant l’une et l’autre se sont éloignées de la science originelle. En revanche, la comparaison des textes alchimiques montre, à l’évidence, qu’il s’agit bien du même sujet. Cependant, quand l’Asie a axé sa recherche sur l’élixir de longue vie, l’Occident a donné la priorité à la transmutation des métaux (qui peut-être n’est qu’un symbole). De même, dans la pratique, quand la première a donné la priorité à l’art des souffles, la seconde s’est bien plus préoccupé des opérations « chymiques ». Néanmoins, les quatre thèmes sont présents dans les textes de l’une et l’autre civilisation... Simplement, quand le souffleur occidental provoquait une violente explosion, le souffleur chinois s’empoisonnait en absorbant du cinabre (sulfure de mercure)...

C’est sous sa forme particulière que chacune de ces sciences transparaît dans la culture de chaque civilisation à travers la mythologie et les légendes.
La Franc-Maçonnerie
La Franc-Maçonnerie est la forme initiatique occidentale, celle qui utilise tout au long du processus initiatique des éléments de la culture occidentale. Ses bases originelles sont donc la mythologie et les sciences traditionnelles occidentales.

Parce que l’Occident est chrétien depuis plus de mille cinq cents ans, il a adopté la mythologie judéo-chrétienne qui est devenue la sienne. Les sources en sont l’Ancien et le Nouveau Testament.

La Maçonnerie s’adresse donc au Franc-Maçon en trois langues : l’hébreu, le grec et le latin, autrement dit dans la langue sacrée du christianisme, dans la langue où nous sont parvenues les Évangiles et dans la langue liturgique de l’Église romaine (l’Église d’Occident).

Par ailleurs, la Franc-Maçonnerie est une initiation de bâtisseurs, et même si le mot « initiation » est, selon certains historiens, d’apparition relativement récente en Franc-Maçonnerie, le caractère initiatique du courant maçonnique est incontestable.

Ce caractère « d’initiation de bâtisseurs » est d’ailleurs, lui aussi, contesté par certains historiens qui lui veulent une origine « bourgeoise ».

Cependant, compte tenu de l’importance du symbolisme de la construction et de la pierre dans les mythologies hébraïques et chrétiennes, cette filiation serait-elle purement idéale (ce que nous ne pensons pas), que les « clés » et les symboles empruntés à l’art de bâtir n’en seraient pas moins présents dans une initiation occidentale.

Or l’art de bâtir implique, préalablement au travail manuel, la connaissance des mathématiques en général et de la géométrie en particulier. Nombre de symboles utilisés par la Franc-Maçonnerie sont donc d’ordre mathématique et se rattachent à la tradition pythagoricienne. Aussi une certaine connaissance des travaux des mathématiciens grecs est-elle, face à eux, un puissant outil de décryptage. Il ne faut pas oublier, en effet, que les mathématiciens grecs ont toujours donné à leurs travaux une valeur métaphysique, valeur qui fut connue et reconnue comme telle par les ésotéristes et les érudits jusqu’au xixe siècle, avant de devenir, au xxe siècle, une simple curiosité historique.
D’autre part, la Franc-Maçonnerie spéculative apparaît au moins deux siècles avant la fondation de la Grande Loge de Londres avec les « Maçons acceptés ». Les sources documentaires permettent d’établir qu’ils existaient dans les loges opératives du Saint Empire et que des « gentlemen » ont participé à la réunion qui se tint le 21 juin 1717 à la taverne L’oie et le Gril. Ils étaient donc membres de loges opératives, ce qui faisait d’eux des Maçons acceptés.

Bien que, la Maçonnerie ait été interdite en France, comme toutes les guildes d’ouvriers (bulle du concile de Montpellier 1214), il est certain que la Maçonnerie opérative continua d’y fonctionner officieusement et que les ouvriers itinérants membres de cette confrérie conservèrent la majorité des privilèges qui leur avaient été accordés avant leur interdiction. Cependant, étant officiellement interdite, la société devint extrêmement discrète. Étant interdite, la Maçonnerie, en France, n’était plus « franche » puisqu’elle n’avait plus officiellement de franchises. Il semble cependant qu’elle ait fonctionné comme en Angleterre et dans le Saint Empire. Un des rares témoignages de son existence est un passage de Rabelais qui écrivit : « Je suis le bouilleur des maçons », affirmant ainsi qu’il les nourrissait intellectuellement...

Connaissant les œuvres de Rabelais, grand ami de l’architecte Philibert de l’Orme, on peut affirmer que la nourriture qu’il donnait aux Maçons avait plus de rapports avec l’hermétisme qu’avec l’architecture. De même, le carnet de Villard de Honnecourt, maître d’œuvre du xiiie siècle, témoigne par plusieurs croquis de sa connaissance de la Kabbale. Il semble donc que, bien avant le xviiie siècle, hermétistes et kabbalistes aient exercé une influence certaine sur les Maçons opératifs.

Évidemment, pour l’historien, ce sont là de bien maigres présomptions : il lui faudrait comme preuve des « old charges français », mais, compte tenu de l’interdiction des guildes d’ouvriers en France, de tels documents n’ont pu exister. En revanche, l’apparition dans les rites pratiqués en France de symboles ayant bien peu à voir avec l’art de la construction, tout comme le port de l’épée en loge dans la « Grande Loge des anciens » tend à prouver que des symboles étrangers à l’art de bâtir étaient utilisés en Maçonnerie de longue date (3).

Par ailleurs, la Franc-Maçonnerie n’enseigne rien. Elle propose seulement au Maçon un grand nombre de symboles, accompagnés parfois d’une explication sibylline. À lui de découvrir les divers sens du symbole ! C’est la méthode, et elle est fixée depuis plusieurs siècles : le Maçon spécu- latif, homme cultivé, est censé avoir des bases suffisantes pour décrypter le symbole. Contrairement à l’apprenti opératif, il ne reçoit pas de formation (au sens universitaire du terme). C’est à lui de se former et d’avancer sur le chemin que lui suggère la Maçonnerie.

L’Occidental du XXIe siècle
L’homme occidental contemporain, lorsqu’il se penche sur le sens d’un symbole, est moins bien armé que ne l’étaient ses ancêtres. En effet, en un peu plus de deux siècles, l’instruction, l’éducation et la culture ont changé plus rapidement que durant les vingt siècles qui ont précédé. Nous n’allons pas retracer l’histoire de ces changements culturels, nous remarquerons seulement que, pour l’homme du xxie siècle, la lecture d’un ouvrage datant seulement du xixe est souvent un défi : le texte est émaillé de citations grecques et latines qui, certes, ont valeur d’exemple, mais font également référence à un ensemble : un livre entier ou à la pensée d’un auteur.

Même si le lecteur est capable de traduire la citation, elle est bien souvent tout ce qu’il connaît ou connaîtra jamais du texte dont elle est ex- traite. Il en est de même des allusions et des métaphores, parce qu’elles font référence à la mythologie gréco-latine, à la philosophie grecque ou au texte biblique, voire à une coutume populaire ; toutes choses avec lesquelles l’homme du xxie siècle a perdu toute familiarité (4).

Pire, la langue, le sens des mots a évolué lui aussi et le lecteur peut pren- dre des phrases à contresens. Il en est ainsi, par exemple, de cette phrase de Théophile Gauthier : « Béelzébuth [...] s’était fait ce raisonnement triomphal qu’il serait difficile de lui tirer les oreilles puisqu’il n’en possédait pas, et qu’on ne pourrait se livrer sur lui à cette plaisanterie vulgaire de lui affûter une casserole au derrière, puisque la queue absente interdisait ce genre de facétie... (T. Gautier, Le Capitaine Fracasse, 1863, p. 31. Citation extraite du Trésor de la langue française — article affûter).

Comme le verbe affûter a changé de sens et est devenu synonyme d’aiguiser, cette phrase est, pour l’homme du xxie siècle, difficilement com- préhensible. Nous avons choisi l’exemple de ce verbe parce que, plus d’un Franc-Maçon l’a rencontré dans un catéchisme maçonnique moderne ou ancien à propos de l’usage de la pierre cubique ou de la pierre cubique à pointe et s’est demandé longuement comment on pouvait, sur de telles pierres, aiguiser des outils (5).

Remarquons que les dictionnaires modernes ne lui ont été, en l’occurrence, d’aucun secours, car ils ne donnent pas les sens anciens du mot. Ils ne sont même pas dans le Dictionnaire de l’Académie française, édition de 1762, ce qui prouve qu’à la fin du xviiie siècle, ce verbe avait déjà son sens actuel. Pourtant, il faut bien penser que Théophile Gautier (et probablement ses lecteurs) avaient encore suffisamment de familiarité avec des expressions datant du xvie siècle pour qu’elles lui viennent ainsi naturelle- ment sous la plume (6).

Or, bien qu’une grande partie des rituels et des catéchismes maçonniques aient été – essentiellement dans le courant du xxe siècle – adaptés en français (ou en anglais) moderne, les adaptateurs n’ont souvent pas touché aux phrases qu’ils ne comprenaient pas, de peur de faire disparaître du rituel un élément symbolique important (7). Il reste donc, dans les rituels comme dans les « catéchismes » (instructions) des phrases qui, malgré une figure moderne, cachent, derrière un mot ou un autre, un archaïsme datant de plusieurs siècles et dont le sens est inaccessible aux contemporains.
Ce qui est vrai des mots l’est également des images, et il est des figures géométriques, des outils, des matériaux qui étaient familiers aux hommes du passé mais qui, aujourd’hui, ont disparu ou dont certaines utilisations se sont perdues.

 

 
Delclos M. & Caradeau J.-L.

 

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