Je veux vieillir chez moi...

© Les carnets de l'info  / Serge Verglas

Il est huit heures trente. Hafida se présente plus tôt que d’habitude au domicile de Louis, 89 ans. Il a rendez-vous dans un laboratoire d’analyse pour une prise de sang et elle va l’y accompagner. Elle sonne deux fois et glisse la clé dans la serrure. Du moins, tente-t-elle de le faire. Mais la clé ne s’enfonce pas. Il semble qu’il y ait une clé de l’autre côté. Hafida sonne encore. Pas de réponse. Elle insiste. Toujours pas de réponse. Elle compose alors le numéro de Jean sur son portable. Elle entend le téléphone du vieux monsieur sonner à travers la porte, mais personne ne décroche. Que faire ?

Elle frappe contre la porte et appelle :
— Monsieur Da Silva, Monsieur Da Silva !
Un voisin surgit.
— Y’a un problème ?
— Je ne peux pas rentrer chez Monsieur Da Silva. Il y a une clé dans le verrou. Vous l’avez vu hier ?
— Ni vu ni entendu. C’est quelqu’un de discret, Mon- sieur Da Silva.
Après de nouveaux essais infructueux, Hafida accepte la proposition du voisin de passer par son balcon pour enjamber celui de Louis. Les appartements sont situés au deuxième étage, Hafida n’a pas peur de se lancer. Quelques secondes plus tard, elle frappe à la fenêtre de la chambre à coucher.

Cette fois, Louis l’entend et se réveille. Il ne sait pas d’où vient la voix qui l’appelle.
— Je suis sur le balcon, Monsieur Da Silva !
— Où ?
— Sur le balcon ! Dirigez-vous vers votre séjour et ouvrez la porte-fenêtre.
Hafida patiente quelques minutes avant de voir enfin arriver Louis, dans un élégant pyjama noir, appuyé sur sa canne.
— Vous êtes arrivée en hélicoptère ? plaisante-t-il. — C’est la solution que j’ai trouvée pour vous réveiller. Vous n’entendiez ni la sonnette, ni les coups contre la porte, ni le téléphone. J’ai failli appeler les pompiers. — Désolé, désolé. J’ai pris un machin pour dormir. À trois heures, je n’avais toujours pas fermé l’œil.
— Il nous reste trente minutes pour nous rendre au laboratoire pour la prise de sang. Vous pensez qu’on y sera ?
— Oh, non. Je n’ai pas envie de courir.
Il est neuf heures moins le quart. Fabienne descend du train de banlieue avec un retard de 15 minutes sur l’horaire prévu. Elle se hâte avec difficulté dans un flot de personnes pressées. Comment arrivera-t-elle à l’heure chez Amélie, 79 ans, qui l’attend à six stations de métro pour se rendre chez le kinésithérapeute ? Elle sent le stress qui monte en elle. Elle visualise la vieille dame probablement assise sur une chaise devant la porte avec son manteau boutonné : elle a toujours peur d’être en retard. Elle pourrait l’appeler, mais elle n’entend jamais son téléphone. Elle aurait dû prendre un train plus tôt. Mais elle voulait voir sa fille avant de partir : c’est si rare qu’elles se croisent le matin.

Quand Fabienne sonne vingt minutes plus tard chez Amélie, celle-ci vient ouvrir en robe de chambre. — Eh bien, Madame Brossard ! Vous avez oublié votre rendez-vous ?
– Quel rendez-vous ?
– Votre rendez-vous chez le kiné !
– On n’est pas mardi !
– Mais si on est mardi.
– Je croyais qu’on était lundi. Amélie se fige de stu- peur puis se met à pleurer. Qu’est-ce je vais faire, maintenant ?

Fabienne trouve les mots qui apaisent.
— On va appeler votre kiné. Peut-être qu’il pourra vous prendre malgré votre retard. Et si c’est bon, on commandera un taxi, qu’en pensez-vous ?
– Oui, oui.

Amélie semble en état de choc.
— J’avais complètement oublié. Comment j’ai pu oublier ?
du frigo. Elle se dit que si elle le débranche tout de suite en arrivant, il aura le temps de dégivrer un peu. Elle en profitera aussi pour trier les aliments et mettre sur le devant ceux qui doivent être consommés sans tarder. Elle aime bien se fixer des objectifs de grand ménage de temps en temps, l’entretien de surface ne permet pas de maintenir l’appartement dans un état de propreté qui correspond à son niveau d’exigence personnelle. Elle frappe à la porte car elle sait que la sonnette fait sursauter Germaine. Cette dernière met du temps à ouvrir. Elsa entend le bruit des pas qui s’approchent en traînant sur le sol.
— Bonjour, Madame Voirol. Comment allez-vous aujourd’hui ?
— C’est pas folichon.
— Que se passe-t-il ?
— J’ai fait un sale rêve.
— Ça arrive. Mais ça n’était qu’un rêve.
— Oui, mais dans mon rêve, j’étais bien morte. J’étais allongée dans un cercueil, il n’y avait personne autour. Et j’avais froid, mais froid.
— Encore maintenant ? Vous avez déjà pris votre café au lait ?
— Non, mais je n’ai pas le cœur à petit-déjeuner.
— Je vais vous préparer un café et vous le boirez pendant que je nettoierai votre frigo. J’ai remarqué l’autre jour qu’il en avait besoin.
— Oh, laissez tomber le ménage. J’aimerais vous parler encore de mon rêve.
Elsa hésite. Cela ne fait pas longtemps qu’elle vient travailler chez Germaine. Elle ne l’a encore jamais vue si chamboulée. Peut-être qu’elle est malade ? Germaine s’assoit et lui fait signe de s’installer près d’elle. Impossible de refuser.

Véronique Châtel*

 

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Reportage sur les auxilliaires de vie

de * Véronique Châtel
Photos de Serge Verglas

- Parution le 08 octobre 2015 –