Sans la Deuxième Guerre mondiale, le Petit Prince n'aurait pu voir le jour



Antoine est entré dans « la drôle de guerre » comme des millions de Français. Dans un premier temps, ce fut une période propice aux bavardages dans les chambrées et aux élucubrations de toutes sortes. Les officiers fanfaronnaient. Les soldats astiquaient les fusils d’une autre guerre et défilaient. Les foules applaudissaient. Tout le monde était à sa place et à son office.

Durant les longues soirées d’hiver, Antoine attendait. Il fallait tuer le temps en organisant des jeux de société, en animant des soirées où l’on reprenait à tue-tête des chansons de « corps de garde », en faisant des tours de cartes, en buvant ou bien en mélangeant tout à la fois.

Pourtant, comme à l’accoutumée, SaintExupéry se sentait seul, démuni, perdu au milieu d’une foule bruyante et paumée. Lui, il aurait aimé parler à un compagnon d’infortune, une personne avec qui partager sa solitude plutôt que devoir se mêler à la cohue indescriptible de tous ces troufions en rut.

Ce fut à cette époque qu’il se rapprocha de la douce Nelly de Vogüé. Il lui confia son obsession de la mort, son rapprochement souhaité vers une spiritualité encore énigmatique, le dépouillement des métaux pour tendre vers un idéal qui n’avait pas encore de nom. À Léon Werth, son ami de toujours, il envoyait de longues lettres couvertes de petites étoiles et d’anges trônant sur des nuages, ébauches d’un petit prince à naître.

Jusqu’à ce maudit 10 mai 1940 : Cologne, Düsseldorf, Duisburg ; reconnaissance et devoir. Il sentit monter en lui l’exaltation de sa totale loyauté face à un ennemi anonyme. Non contre un peuple honni servant d’exutoire à une revanche venue de la mémoire collective mais une peur viscérale de l’alié- nation possible de sa propre civilisation mise à mort par quelques fous. On ne peut pas comprendre la genèse du Petit Prince si on ne prend pas en compte le dérèglement moral de son auteur qui sentait la terre se dérober sous ses pieds. Sur les ruines d’une civilisation, il fallait qu’il reconstitue un système cohérent établi depuis une pierre brute pour donner à son édification d’homme instruit une fonction sacerdotale.

Anecdote
Saint Exupéry a couché dans ses Écrits de guerre en 1943 : « J’ai tellement envie, déjà, de les quitter tous, ces imbéciles. Qu’ai-je à faire ici sur cette planète ? On ne veut pas de moi. Comme ça tombe bien ! Je ne vou- lais pas d’eux ! Je ne parviens pas à en trouver un qui ait quelque chose à me dire qui m’intéresse... Je vou- drais bien me reposer. Je voudrais être jardinier parmi des légumes. Ou être mort1. »

Les textes suivants nous rappellent à quel point furent grandes et complexes les souffrances de Saint Exupéry :
Solitude politique, résumée par Raymond Aron dans la courte mais belle préface des Écrits de guerre (Fo lio-Gallimard, 1994) : « Les gaullistes... l’accusèrent de sympathie pour Vichy : Puisqu’il n’était pas gaulliste, il devait être vichyste. Dans l’univers manichéen, il n’y avait pas de place pour lui. »
Solitude morale : « Je suis triste pour ma génération, qui est vidée de toute substance humaine. Qui, n’ayant connu que le bar, les mathématiques et la Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui entassée dans une action strictement grégaire, qui n’a plus aucune couleur. »
Solitude affective : « Et puis, la poignante méditation des heures de vol au-dessus de la France, si proche à la fois et si lointaine ! On en est séparé comme par des siècles. Toutes les tendresses, tous les souvenirs, toutes les raisons de vivre sont là, bien étalés à trente- cinq mille pieds sous les yeux, bien éclairés par le soleil, et cependant, plus inaccessibles que les trésors des pharaons sous la vitrine d’un musée. »

Solitude historique : « Nous sommes étonnam- ment bien châtrés. Ainsi, sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissés libre de marcher. Je hais cette époque où l’homme devient sous un totalitarisme universel, bétail doux, poli et tranquille. »

Solitude spirituelle : « Nos buts de guerre ? Ils sont de défendre notre substance même. Plus que nos lois, plus que nos pierres, plus que les Fables de La Fontaine... Nous nous battons pour qu’on n’ait point le droit de lire nos lettres au public, pour n’être point soumis à la masse. Pour prier quand il nous plaît si nous sommes religieux. Pour écrire comme il nous plaît si nous sommes poètes. Nous nous battons pour gagner une guerre qui se situe exactement à la frontière de l’empire intérieur. »
Le Petit Prince est né d’une lutte intérieure entre l’Être initial et l’Initié à découvrir. C’est une mise en lumière d’un long parcours introspectif. Le personnage représenté par un enfant est volontairement inachevé car, pour Saint Exupéry, aucun être n’est fini. Il a dessiné un homme en devenir, en recherche d’une vérité qui est profondément enfouie en lui mais qu’il doit découvrir. Nous sommes dans la caverne de Platon ; les hommes enchaînés tournent le dos à la lumière du jour et ne perçoivent de la réalité des choses que des ombres menteuses. Cette allégorie met en relief notre incapacité à accéder à la connaissance véritable. En l'Homme, il y a plus que l'Homme. Seule l'initiation permet de mettre à jour la parole perdue.

Alors, derrière les boniments d’un homme de cour, par-delà certaines extravagances conjugales et les beuveries qui servaient à expurger la douleur, il faut deviner chez Saint Exupéry cette volonté implacable qui le poussait à arracher ses chaînes. Saint Exupéry s’est révélé aux hommes mais n’a jamais appartenu à une école.

Antoine serait un être à ranger dans le clan des preux chevaliers. Il n’appartenait à aucune idéologie doctrinale, n’obéissait à aucune règle mais cultivait une forme de devoir porté jusqu’à l’absolu. Nombre de penseurs définissent le devoir comme un principe contraignant qui engage l’homme envers lui-même. Mais, seul le libre arbitre permet de faire le bon choix. Il n’y a de devoirs que pour un être libre. Saint Exupéry se voulut toujours en quête de cet affranchissement.

Arrivé à New York fin décembre 1940, Antoine revendiqua encore la liberté de choix. Pas tout à fait pétainiste ni complètement gaulliste, il finit par être incompris des uns et des autres. Comble de malchance, un étrange comité français baptisé Conseil national, regroupant cent cinquante notables choisis par le gouvernement de Vichy, lui attribua la caution morale du nouveau régime1. Alors qu’il voulait s’affranchir des entraves qui le tenaient prisonnier d’un système, il se retrouvait happé par ce mécanisme à broyer. Il souffrit très vite d’un triple bannissement :
- exil extérieur par sa position en dehors de l’espace culturel français ;
- exil intérieur par son incapacité à trouver ses marques sur une autre terre d’asile que la sienne ;
- exil hors des cercles de son enfance.

Lorsqu’il lança un étonnant « Français, réconcilions-nous pour servir », il ne reçut que moqueries et quolibets de la part de ses compatriotes.

Anecdote
À New York, dans cette mégapole de verre et d’acier, Antoine se trouvait enfermé dans une prison aux bar- reaux qui montaient jusqu’au ciel. C’était une ville qui se shootait à l’argent facile, aux affaires et aux monda- nités. Heureusement, il lui restait quelques amis fidèles comme Ingrid Bergman, Jean Gabin ou Pierre Lazareff. Détestant la langue anglaise, il ne voulait parler qu’en français. Il se faisait un honneur de faire ses emplettes dans sa langue maternelle au risque d’agacer ses amis pour qu’ils traduisent un caprice comme l’achat d’une cravate rouge située sur l’étagère du haut... S’ennuyant à mourir, Antoine se mit à collectionner les femmes. Il fumait et buvait plus que de raison. Pourtant, si New York lui était étrangère le jour, il reconnaissait que la ville devenait féérique la nuit. Lumières élec- triques, odeurs lourdes de sens, Saint Exupéry cher- chait des issues de secours dans tous les labyrinthes de son âme.

« C’est un écrit de guerre » commentent aujourd’hui les analystes contemporains en lisant Le Petit Prince car il faut le lire entre les lignes pour comprendre la portée de l’ouvrage rédigé en 1942 à New York. C’est un texte rédigé pour promouvoir la paix dans lequel Saint Exupéry livra une vision humaniste du monde autour des valeurs de l’amour comme éléments de construction de l’homme.
Au diable les notions de « Travail, Famille, Patrie » ou de « Liberté, Égalité, Fraternité », la création du Petit Prince mettait un terme aux turpitudes qui agitaient Saint Exupéry. Il y voyait une évasion possible à tous ses soucis existentiels et la résurrection d’une forme de spiritualité propre à sauver l’humanité de sa déchéance morale. « Tu voudrais être : tu ne seras qu’en Dieu » écrivait-il dans Citadelle.
Début 1942, à New York, la rencontre d’Antoine avec une riche américaine, Sylvia Reinhardt Hamilton, amie de son traducteur, Lewis Galantière, donnera naissance à une relation amoureuse sulfureuse qui poursuivra l’aviateur jusqu’à sa mort. Il faut dire que la fidélité d’Antoine n’était déjà pas irréprochable. D’aucuns diront qu’il poursuivait l’inaccessible étoile jusque dans les parages où poussaient les yeux du cœur. Il cherchait au-delà de l’image des gens et des choses, la réponse impossible à une interrogation existentielle : qu’est ce que le bonheur ?

Pour son Petit Prince, Saint Exupéry puisa des idées dans tous les puits alentours. Dans son ouvrage, Sous les signes des contes de fées, l’actrice Annabelle qui rencontra Antoine à Los Angeles, nous livrera une confession forte intéressante sur la souffrance presque physique que vivait Saint Exupéry sur le sol des États-Unis et le besoin qu’il eut de se créer un monde de pureté par le truchement de son prince. Son personnage fut comme une évasion, un retour à une enfance regrettée et heureuse. Ses dessins que nombreux considérèrent comme naïfs lui permirent de traduire des sentiments qu’ils tenaient cachés, incapables de les mettre en mots sans s’exposer à la vindicte.

Mais le plus beau témoignage qui demeure fut cette note qu’Anne Morrow Lindbergh écrivit dans son journal daté du 29 mars 19431 : « Son petit prince est un saint, pas un enfant. C’est un adulte au cœur d’enfant. L’authentique « pur de cœur » comme L’Idiot de Dostoïevski. Mais ce n’est pas un enfant. Il n’a pas le cœur dur d’un enfant. Il serait plutôt comme une femme qui n’aurait jamais grandi. Mais sa tristesse n’est pas celle de la guerre ou de la tragédie. C’est une tristesse intime, éternelle mélancolie, éternelle soif, éternelle recherche. Nostalgie insoutenable mais nostalgie d’une lumière qui jamais ne fut, ni sur terre, ni sur mer. On voudrait le consoler. Je devine qu’en écrivant, il était malheureux, malade et solitaire. Mais on sait bien que cela n’est pas possible. »

L’un des éléments les plus énigmatiques de ce texte, réside dans son titre qui paraît presque trop désuet au regard de la portée métaphysique de l’œuvre : « Petit Prince ». Le fait d’affubler le héros du livre du qualificatif de « petit » le range immédiatement dans une caste réductrice. Le dénommer ainsi le protège des voraces, le rapetisse au point de le rendre invisible pour qu’il grandisse à la lumière de ses propres expériences et qu’il prenne toute la place. Pour prouver cela, raison- nons par l’absurde. Si Saint Exupéry avait appelé son ouvrage Le Prince, on aurait immédiatement imaginé un noble de haut rang, individu achevé, fier et juste, levant son glaive pour sauver la veuve et l’orphelin. L’être petit, tout au contraire, nous paraît affectueux, frêle et fluet, incapable de faire le mal ou un acte de bravoure. Cette chose doit nous sembler encore relati- vement inculte et d’une crédulité coupable. Par un sentiment de surprotection, chaque lecteur entourera notre héros d’une protection qui le mettra en écho avec ses doutes existentiels. On se retrouve dans « ce petit matin du monde » qui, par extension, revient à revendiquer l’idée de premier matin, époque où rien n’était né, tout était à créer, à inventer.

Paradoxe, le mot « prince » vient du latin princeps qui signifie « premier ». Par correspondance, le petit prince devient une sorte de « Premier Initié », celui qui, avant tous les autres, a reçu la lumière. Que notre personnage fut considéré comme un primat dénote un préalable dans la hiérarchie humaine. Dans le langage courant, on attribue le titre de prince à un individu qui fait preuve d’une compétence notoire dans un domaine donné. Le petit prince symbolise de façon allégorique le principe premier et primordial qui préside à la destinée humaine. Il fait des choix de son propre chef au cours de son voyage initiatique qui le conduit à devenir le maître de sa destinée.

Ce personnage étrange identifié comme un petit bonhomme au tout début du conte prendra l’appellation prince dès qu’il aura, par l’à-propos de ses réponses, démontré sa capacité à dépasser la visibilité sensorielle primaire et pénétrer les arcanes de l’imagi- naire et de la compréhension.

Les questions sur la construction de l’œuvre sont légions. Une interrogation récurrente consiste à savoir pourquoi le petit prince sauta de planète en planète pour aller à la découverte des sentiments humains alors que Saint Exupéry aurait pu faire l’économie de plusieurs voyages en regroupant roi, allumeur, géographe ou businessman en un seul lieu. La chose n’est pas simple. Il faut comprendre que pour l’auteur, il fallait revenir à l’unité pour ne pas polluer son texte avec une profusion de personnages qui auraient pu s’entrecroiser et perdre ainsi leur essentialité. En créant des ruptures, des fossés, le lecteur dissocie les éléments qui constituent la nature humaine. Ici, on traite de la vanité, plus loin, des addictions, ou bien encore de l’obscurantisme. Cependant, il ne faut pas être dupe du jeu. La présence des astéroïdes correspond à une image vue du ciel. De nuit, depuis son aéroplane, Antoine survolait les vallées éteintes de toute vie. Seules, parfois, de petites étoiles solitaires illuminaient les vastes étendues. Elles représentaient les lopins de terre où vivaient des hommes déchus tantôt buveurs, tantôt géographes, rois ou vaniteux. « Borné dans sa nature, infini dans ses vœux, l’Homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux1. » Il s’agit bel et bien de la même terre ponctuée d’étoiles distantes par des années-lumière d’ignorance. Chaque individu vit dans une bulle qui est à l’image d’un astéroïde.

Pourtant, la raison essentielle des étapes sur les astéroïdes tient dans une initiation comprenant sept voyages. Saint Exupéry a intégré un rituel initiatique dans son œuvre. On peut penser qu'il lui sembla évident d'inscrire la démarche spirituelle du Petit Prince dans un cursus avec des degrés. Il a conçu une notion d'étapes dans son protocole et inventa sept voyages dans sept corps célestes correspondant aux phases progressives nécessaires dans une formation vers une révélation pour acquérir la maîtrise. La forte empreinte religieuse qu'il tenait de son enfance lui donna peut-être l'idée de mettre en place un chemin de croix qui serait une forme de montée vers le Golgotha2.

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1. Alain Vircondelet, La Véritable Histoire du Petit Prince, Flammarion. Extrait d’un texte signé Solko, publié le 2 septembre 2008 sur Internet.

1. Faisaient partie de ce Conseil national : Drieu La Rochelle (1893-1945), écrivain tout d’abord socialiste puis fasciste. Il s’engagea dans la collaboration vers 1935. Il se suicida en prison et Brasillach (1909-1945), journaliste et essayiste qui s’illustra entre autres dans son travail de rédacteur en chef du journal collaborationniste et antisémite Je suis partout. Il sera fusillé.

1. Dans la préface de Écrits de guerre 1939-1944, Gallimard.

1. Lamartine, Première méditation.
2. Crâne en hébreu, siège de la pensée.

 

Hervé Priëls                 
                                                                              

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